Dans les années 1960-1970, le gouvernement fédéral des États-Unis a déployé une même politique d’appui aux polices locales pour lutter contre les menaces insurrectionnelles à l’étranger et contre les émeutes urbaines sur le territoire national. Stuart Schrader restitue les luttes bureaucratiques qui ont donné lieu à cette politique et les circulations qu’elle a permises.
Avec Badges Without Borders : How Global Counterinsurgency Transformed American Policing, Stuart Schrader dépasse les frontières usuelles entre politique étrangère et sécurité intérieure. Celui-ci montre qu’un même dispositif de financement, de formation et de diffusion d’expertise a permis dans les années 1960-1970 d’appuyer les polices des régimes alliés aux États-Unis et les polices des villes et des États qui faisaient face à des émeutes sur le territoire national. Stuart Schrader est professeur associé au Center for Africana Studies de l’Université Johns Hopkins à Baltimore et s’inscrit dans les « études critiques de la race et du racisme ». Pour lui, l’enjeu est de démontrer la cohérence de la politique étasunienne après 1945, de la répression des soulèvements des peuples récemment décolonisés à celle des minorités noires sur le territoire national, qui fait des États-Unis, selon son analyse, un empire presque comme les autres.
Il nous fait pour cela explorer des archives trop souvent laissées de côté : celles des politiques de développement et plus particulièrement de l’assistance dite « technique », à partir desquelles il propose un récit à deux niveaux. Celui de l’appareil d’état fédéral d’abord, où des luttes bureaucratiques entre les représentants des différentes agences ont fait que l’assistance policière s’est trouvée privilégiée par rapport à l’intervention militaire. Celui des « conseillers en sécurité publique » ensuite, qui incarnent cette assistance technique sur le terrain avec comme mot d’ordre la professionnalisation des forces de police. Un enjeu essentiel pour Schrader est de montrer que cette circulation transnationale de policiers a conduit au rapatriement sur le territoire national de techniques, de matériels, et de doctrines pensées initialement contre les menaces insurrectionnelles à l’étranger. Tout en restant dans le registre des sciences sociales, son travail contribue ainsi à documenter les fondements d’un appareil sécuritaire dont de nombreux militants demandent le démantèlement depuis le meurtre de George Floyd par un policier en 2020 [1].
Appuyer les polices locales, de Saigon à Kansas City
La thèse centrale de Schrader est la suivante : à partir des années 1950, la politique étasunienne de contre-insurrection s’est restructurée vers l’appui aux polices locales des régimes alliés, et cette politique a été répliquée sur le territoire national une décennie plus tard pour appuyer les polices des villes et des états chargées de réprimer les émeutes urbaines qui ont suivi le mouvement pour les droits civiques. L’État fédéral répondait ainsi à un même dilemme à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières : maintenir l’ordre sans avoir directement recours à la force en dehors de sa juridiction. À l’étranger, cette politique s’est cristallisée en 1962 par la création de l’Office for Public Safety (OPS) au sein de l’agence étasunienne USAID. À travers les canaux de l’aide au développement, des « conseillers en sécurité publique » sont intervenus auprès de 52 régimes alliés des États-Unis jusqu’à la fermeture du bureau en 1974 (p. 7), formant les agents, réformant les méthodes de travail et l’organisation des commissariats, et fournissant une aide matérielle. Sur le territoire national, ce dispositif a été reproduit à partir de 1965, par l’adoption du Law Enforcement Assistance Act, et a donné lieu en 1968 à la création de la Law Enforcement Assistance Administration. Ce véritable « programme fédéral d’assistance technique policière » (p. 122) a consisté en l’attribution de subventions dédiées à la formation des agents et à la modernisation des polices des villes et des états, et dans une moindre mesure à celle de leurs prisons et de leurs tribunaux.
Schrader cherche ainsi à nous convaincre de la continuité avec laquelle les États-Unis ont réprimé les mobilisations des peuples tout juste décolonisés et celles des afro-américains. Il montre, à la suite de W.E.B. Du Bois, comment la première puissance mondiale a répondu à la décolonisation en préservant le pouvoir des Occidentaux blancs sur les populations racisées, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières nationales. Pourtant, comme il le signale, les experts de la CIA identifiaient dès 1948 le décalage inéluctable entre politique étrangère et intérieure, qui consistait à appuyer la construction d’un système international postcolonial fait de gouvernements souverains et indépendants, tout en sachant que ceux-ci allaient sans doute prendre rapidement fait et cause pour les populations noires violemment réprimées aux États-Unis (p. 31). L’appui aux polices locales allait alors permettre d’éviter un recours à des interventions militaires directes comparables à celles des anciennes puissances coloniales, prolongeant le « principe structurant » de l’empire étasunien qu’est pour Schrader la « dépendance vis-à-vis de relais locaux pour gérer les atteintes à l’ordre » (p. 49).
Dans les archives de l’appareil d’État
Badges Without Borders se situe d’abord au niveau des luttes bureaucratiques qui ont structuré à la fois la politique de sécurité nationale et la politique étrangère. Pour retracer l’histoire de l’Office for Public Safety et de ses activités, il mobilise les archives de notes, de rapports et de comptes rendus de réunions de plusieurs administrations (présidence, FBI, CIA, Département d’État, USAID, etc.), qui lui permettent de mettre au jour les rapports de force qui se sont joués entre ces différents secteurs de l’État fédéral. Il montre comment ce dispositif d’appui aux polices locales des régimes alliés s’est imposé contre d’autres formes d’intervention, en particulier militaires. Jusqu’à l’arrivée de l’administration Kennedy, le terme même de « contre-insurrection » n’était pas encore prononcé, et les activités de soutien aux forces de police étrangères n’étaient pas centralisées. Les plus importantes avaient eu lieu au Japon après 1945 sous la direction du Général MacArthur puis au Vietnam dans le cadre d’un financement attribué à l’Université d’État du Michigan en 1955, mais d’autres organisations menaient des projets plus sporadiques, comme la CIA et l’International Association of Chiefs of Police, principale association professionnelle de policiers.
Pour Schrader, la création d’un dispositif d’assistance policière particulièrement centralisé et piloté au sommet de l’État fédéral tient moins à une mécanique interventionniste bien huilée qu’à la contingence des trajectoires, à commencer par celle de Robert W. Komer, qui est parvenu à imposer sa vision au sein de l’appareil d’État. Celui-ci a été nommé au sein du National Security Council avec l’arrivée au pouvoir de Kennedy en 1961, après avoir passé 14 ans à la CIA où il a suivi de près l’appui aux polices étrangères.
Komer se trouvait alors en opposition à des militaires concentrés sur les menaces insurrectionnelles dans les zones rurales et favorables à des méthodes de contre-guérilla, que lui considérait comme déstabilisatrices. Il s’inquiétait davantage de la capacité des régimes alliés à contenir des mobilisations urbaines croissantes, et défendait le renforcement des forces de police des régimes alliés comme un vecteur de stabilité et de modernisation au même titre que le développement économique et politique. En 1962, le conseiller a alors profité de la disgrâce dans laquelle tombaient ces militaires avec l’épisode de la baie des Cochons pour s’imposer à la tête d’un Special Group on Counter-Insurgency. En quelques mois, il parvenait à donner la priorité à l’assistance policière et à centraliser ces activités au sein d’un même bureau au sein de USAID : l’Office for Public Safety.
Deux ans plus tard, à l’été 1964, les émeutes de Harlem ont donné lieu à la reproduction de ce dispositif pour renforcer l’appareil sécuritaire sur le territoire national. Celles-ci ont débuté suite au meurtre d’un adolescent de 15 ans, et la police locale a répondu à ces mobilisations par l’usage de balles réelles et de matraques. Pour certains conseillers du président Johnson, cette réponse illustrait la nécessaire professionnalisation des polices des villes et des États, incapables de contenir les violences urbaines. Mais là encore, une intervention de l’État fédéral allait contre l’autonomie des villes et des États, qui est au centre du système démocratique étasunien. Ce que Schrader identifie comme l’« architecture de répression des mouvements pour les droits civiques » (p. 120) a alors été fondé sur le modèle de l’Office for Public Safety, avec l’idée d’« améliorer les capacités à assurer l’ordre des polices locales et des États » (p. 125). Le dispositif passait essentiellement par l’attribution de subventions de formation qui allaient aux départements de police, et dans une moindre mesure à des tribunaux et à des prisons (p. 114). Les polices locales pouvaient ainsi faire l’apprentissage de nouvelles techniques et de nouvelles armes, tout en limitant la centralisation : la Law Enforcement Assistance Administration a dépensé 63 millions de dollars en 1968 lors de sa création, et a atteint un budget de 520 millions de dollars en 1971. Ces formations portaient essentiellement sur la planification, la coordination et la discipline opérationnelle durant les opérations de maintien de l’ordre, ce que les agents de l’Office for Public Safety avaient promu à l’étranger depuis la création du bureau, leur offrant dès lors un nouveau débouché sur le territoire national.
L’assistance policière au quotidien
Le récit proposé par Badges Without Borders se situe également à un autre niveau : celui des individus, des techniques et du matériel mis en circulation. Il s’appuie pour cela sur quelques archives orales, mais surtout sur les documents papiers laissés par cette assistance policière tels que les comptes rendus des projets menés, les contenus des formations dispensées, les archives personnelles des conseillers en sécurité publique, ou encore par exemple les numéros de The Police Chief, mensuel professionnel publié par l’International Association of Chiefs of Police (p. 5).
En cela, la contribution de Schrader dépasse largement les enjeux de sécurité et réside peut-être encore davantage dans la mise en lumière de ce qui a constitué et constitue toujours une part essentielle de l’aide au développement : l’assistance dite « technique », autrement dit l’envoi d’experts dans des domaines aussi divers que les systèmes hydrauliques, la décentralisation, la gestion des systèmes de santés, etc.
Le fait que l’assistance policière a été confiée en 1962 à USAID l’a en effet amené à enquêter sur ce mastodonte de l’aide internationale qui reste pourtant très peu exploré par les sciences sociales. Ces activités d’assistance policière apparaissent néanmoins relativement autonomes vis-à-vis des autres activités de l’agence de développement, et Schrader apporte ainsi une réponse empirique à la question de l’articulation des rapports entre activités étasuniennes de développement et d’appui aux systèmes répressifs des régimes alliés. Car cet entremêlement a fait l’objet de nombre de critiques, aboutissant à la fermeture de l’Office for Public Safety en 1974.
Celles-ci ont même été portées au cinéma par Costa-Gavras en 1972 dans État de Siège, qui relatait l’assassinat en 1970 par les Tupamaros d’un « conseiller en sécurité publique » – incarné par Yves Montand – qui était soupçonné d’enseigner des techniques de torture aux policiers uruguayens (p. 260). Loin de vouloir faire de « grandes choses », Schrader décrit ces experts – jusqu’à 500 à travers le monde en 1969 (p. 20) – comme des « bricoleurs » qui gagnaient trois fois leurs salaires habituels en se faisant les relais à l’étranger de connaissances qu’ils avaient accumulées au cours de leurs carrières de policiers aux États-Unis (p. 53).
En décloisonnant les enjeux de sécurité intérieure et de politique étrangère, il met ainsi au jour une assistance policière déployée à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières nationales, mais avec un mot d’ordre unique : la professionnalisation. Ce terme combinait la formation des agents (au tir, aux techniques de maintien de l’ordre, à la surveillance, etc.), la réforme des méthodes de travail (mise en place de système de télécommunications, de laboratoires scientifiques, etc.), et l’adoption de nouveaux types de matériels (talkies-walkies, gaz lacrymogène, etc.), pour transformer parfois en profondeur le travail de la police. Par exemple, selon Schrader, la réorganisation des polices locales autour d’équipes mobiles liées à leur commissariat central par des talkies-walkies, associée à la création d’un numéro d’urgence universel, « reconfigurait la relation de la police à la population » (p. 151) et permettait une réaction rapide et la couverture de zones plus vastes.
Par ce travail, l’un de ses objectifs essentiels est de nous montrer comment les techniques initialement pensées à l’étranger pour la contre-insurrection ont été rapatriées sur le territoire national avec la politique de « Guerre contre le crime » des années 1960-1970. Il nous emmène pour cela par exemple dans les archives d’écoles spécialement créées pour former les agents au maintien de l’ordre, où, au sein de centres de contrôle fictifs, les policiers en formation doivent s’entraîner à reprendre le contrôle de villes imaginaires ressemblant parfois à Baltimore, parfois à Saigon. Ces formations étaient dispensées par plusieurs organisations et agences en concurrence les unes avec les autres (International Association of Chief of Police, armée, Office for Public Safety, FBI, etc.). Au sein de leurs programmes d’« éducation aux troubles civils » (p. 175), celles-ci formaient conjointement des dirigeants des polices locales, des états, et des gardes nationales, dans l’objectif de standardiser la formation et les techniques sur le territoire national. Deux chapitres montrent plus spécifiquement comment ces circulations ont donné lieu à l’utilisation massive sur le territoire national des gaz lacrymogènes expérimentés au Vietnam (p. 192) et à la mise en place dans certaines villes d’équipes d’interventions sur-armées et spécialisées sur les interventions d’urgence, les célèbres SWAT (p. 214).
L’originalité de l’objet et de la méthode de Badges Without Borders contraint à quelques limites, qui auraient mérité d’être ouvertement discutées. L’une d’elles tient à la possibilité de restituer ces circulations et surtout leurs effets à l’étranger en ne se fondant que sur des archives institutionnelles étasuniennes. Par exemple, si un objectif implicite de l’ouvrage est d’identifier les canaux par lesquels les États-Unis ont pu contribuer à la diffusion de méthodes de répression extra-légales, y compris de torture (p. 260), Schrader n’est pas en capacité de corroborer cette hypothèse. Confronter les notes et les rapports laissés par les agents de l’Office for Public Safety avec des matériaux collectés au Vietnam, en Uruguay ou au Venezuela amènerait par ailleurs sans doute à tempérer la cohérence et l’efficacité attribuées à ces activités. C’est là une deuxième limite : sans pouvoir saisir les effets de cette assistance policière, il est difficile de mesurer son rôle vis-à-vis d’autres leviers plus communément étudiés de la politique étrangère, comme la diplomatie ou les interventions armées. Si la thèse de Badges Without Borders est largement convaincante et montre tout l’intérêt d’étudier cette assistance dite « technique », l’ouvrage appelle donc également à une réflexion plus générale quant au statut et aux usages possibles des archives des agences de développement en sciences sociales.
Quentin Deforge, « États-Unis : un empire policier ? »,
La Vie des idées
, 18 octobre 2021.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Stuart-Schrader-Badges-Without-Borders
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