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Essai Arts

Sous les tapisseries, l’esclavage


par Meredith Martin , le 7 décembre 2021


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L’Hôtel de la Marine et l’École des Beaux-Arts ont récemment affiché deux versions des mêmes tapisseries du XVIIIe siècle, “Les Nouvelles Indes”. Pourtant les deux expositions disaient des choses très différentes sur l’esclavage et le colonialisme.

Comme beaucoup d’autres pays d’Europe, la France connaît depuis quelques années une remise en question de son passé colonial, à l’origine de vives tensions et de nombreux débats. Une grande partie de ces débats concerne la reconnaissance, la représentation et la commémoration de l’héritage de l’esclavagisme et de la colonisation, dans le domaine de l’art. Certains musées se confrontent à cette histoire au moyen d’expositions ; d’autres, suivant les directives du gouvernement, restituent des œuvres d’art pillées dans d’anciennes colonies, par exemple le Bénin. D’autres encore ont été le lieu de manifestations d’artistes et d’activistes réclamant de surcroît le déboulonnement de monuments à des figures historiques comme Colbert, symboles à leurs yeux du racisme anti-Noirs. Le gouvernement français s’y est refusé jusqu’à ce jour, mais favorise par ailleurs l’érection de mémoriaux aux victimes de l’esclavage, en particulier dans le jardin des Tuileries. Ce projet est actuellement bloqué en raison de désaccords entre les membres du jury chargé de sélectionner l’artiste qui concevra le monument.

L’historien de l’art Jérôme Delaplanche a récemment dénoncé, dans un article pour la revue conservatrice La Tribune de l’art, le fait que des pensionnaires de l’Académie de France à Rome – la Villa Médicis – aient appelé à décrocher des murs du Grand Salon une série de tapisseries royales représentant des Noirs africains. (La série est connue sous le nom de Tenture des Indes, ou d’Anciennes Indes afin de la différencier d’une version ultérieure dite Nouvelles Indes.) Delaplanche omet de préciser que l’institution qui l’emploie, le Centre des monuments nationaux (CMN), a récemment accroché deux tapisseries de la série des Nouvelles Indes au mur de son nouveau musée, l’Hôtel de la Marine, place de la Concorde, à Paris.

J’ai visité l’Hôtel de la Marine en juillet dernier, juste après l’exposition consacrée à l’artiste contemporain congolais (RDC) Sammy Baloji à l’école des Beaux-Arts. Coïncidence frappante : les deux institutions exposaient des versions des mêmes tapisseries des Nouvelles Indes – la première, dans les fastueuses salles d’époque de l’Hôtel de la Marine ; l’autre, aux côtés des œuvres de Baloji – pour dire cependant des choses très différentes sur les héritages européens en termes de racisme, d’esclavage et de colonialisme. Ces ensembles, qui proviennent tous deux du Mobilier national, ont été accrochés à peu de distance l’un de l’autre, de part et d’autre de la Seine, sans que personne ne semble s’être avisé de cette coïncidence. Celle-ci soulève toutefois des interrogations importantes quant au rôle des artistes et des musées dans la construction d’un rapport critique au passé et à notre capacité à lui donner sens au présent.

L’Hôtel de la Marine a ouvert en juin 2021 après plusieurs années de travaux, pour un budget de 132 millions d’euros, financé au moyen d’un emprunt fondé sur les recettes des visites à venir ainsi qu’avec le soutien de donateurs, dont la famille régnante du Qatar, les Al-Thani, qui présentera une partie de sa collection au rez-de-chaussée. Le musée partagera les espaces de l’ancien palais royal avec un hétéroclite attelage de locataires : l’Académie de marine, la Fondation pour la mémoire de l’esclavage et les bureaux parisiens de la Fifa (Fédération internationale de football association). Le projet, étalé sur trois mandats présidentiels (Sarkozy, Hollande, Macron), a suscité de vives controverses, le CMN et divers organismes se disputant pour savoir s’il convenait d’y créer un musée de l’esclavage (dont l’hypothèse a soulevé les protestations de l’extrême droite), de la gastronomie, d’histoire ou du goût. Le CMN a finalement choisi de se concentrer sur l’histoire de l’Hôtel de la Marine lui-même et d’en faire un « mini-Versailles » en plein Paris.

Construit au XVIIIe siècle face à une place royale appelée à devenir le lieu de l’exécution de Louis XVI et de Marie-Antoinette pendant la Révolution française, l’Hôtel de la Marine héberge originellement le Garde-Meuble de la Couronne. Après 1789 (et jusqu’en 2015), il accueille le siège du ministère de la Marine, qui a la charge de la défense maritime de la France, de ses ports et colonies, ainsi que du commerce extérieur. (De 1940 à 1944, il est le siège de la Kriegsmarine à Paris.) Un parcours de 90 minutes conduit le visiteur dans les galeries du ministère, datant du XIXe siècle, où il assiste à la reconstitution virtuelle de bals du Second Empire, projetés sur des « miroirs dansants » ; ainsi que dans les appartements des intendants du Garde-Meuble, reconstitués de façon quelque peu fantaisiste. Tout au long de leur parcours, les visiteurs sont guidés par le « Confident », casque audio binaural à qui incombe la tâche de ramener à la vie ces espaces fastueux et leurs anciens habitants. Les intérieurs sont mis en scène comme si leurs occupants venaient seulement de quitter la pièce (le sol de la salle à manger est jonché de coquilles d’huître et de bouteilles vides) – cet effet théâtral, façon « Nuit au musée », imprègne également le vaste salon d’angle où les tapisseries des Nouvelles Indes sont exposées.

Lorsque les visiteurs entrent dans la pièce, des acteurs leur annoncent qu’il s’agit de « la pièce la plus somptueuse de ces appartements, digne d’une résidence royale », et que c’est dans ce genre d’environnement que sont nés les projets des « Lumières », comme l’Encyclopédie. Représenté par les cartes à jouer et les jetons répandus sur les tables, le jeu, apprenons-nous, est « une part importante » des activités « mondaines » de ses hôtes – pour ne pas dire : un élément clé de l’émergence du capitalisme mondial – de même que les coûteuses tapisseries à la mode suspendues aux murs. Pas un mot, en revanche, sur le fait que ces Nouvelles Indes, « Les Deux Taureaux » et « Le Chameau », représentent des esclaves africains dans un paysage colonial exotique, occupés à produire le sucre et les autres produits de luxe qui seront ensuite expédiés en métropole pour y être consommés dans des intérieurs comme celui-ci, réservés aux élites.

Commandée par la monarchie en 1735 et plusieurs fois retissée au XVIIIe siècle, la série des Nouvelles Indes comprend huit tentures dessinées par l’artiste Alexandre-François Desportes d’après des Anciennes Indes du siècle précédent. Celle-ci a pour origine des études d’après nature de deux artistes néerlandais, Albert Eeckhout et Frans Post, qui, en 1637, accompagnent au Brésil le prince Jean-Maurice de Nassau-Siegen, nommé gouverneur de la colonie hollandaise. Eeckhout et Post entreprennent d’y croquer une partie de la faune, de la flore, ainsi que des Amérindiens de la région et du Chili, où une expédition hollandaise se rend en 1643 afin d’y chercher l’alliance des Mapuches. Eeckhout réalise également des études à l’huile d’ambassadeurs du royaume du Kongo en visite au Brésil, qui devaient informer les représentations de figures africaines des Anciennes Indes – et ce, bien que cette relation avec le Kongo, comme l’a montré Cécile Fromont, ait été presque complètement oubliée dès la fin du XVIIe siècle. Lorsqu’il reprend cette ancienne série, Desportes gomme une partie de son authenticité historique et culturelle et choisit d’inventer des paysages d’un exotisme plus général (voire incongru) : dans « Le Chameau », il remplace par un chameau le portrait par Eeckhout d’un cavalier mapuche, et y ajoute des éléments de flore et de faune venus de la ménagerie royale. Aux yeux de spectateurs français de la fin des années 1730, la relation va de soi avec les colonies françaises aux Amériques – en l’occurrence, la colonie sucrière de Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti), dans les Antilles, qu’évoquent, dans « Les Deux Taureaux », le tas de canne à sucre dans le chariot que tirent les bêtes, ainsi que le moulin à sucre à l’arrière-plan.

Le silence de l’audioguide de l’Hôtel de la Marine (et de la muséographie de la pièce) sur ce contexte est gênant, pour ne pas dire plus, en particulier au regard de l’histoire du bâtiment et de son statut actuel de lieu voué à l’information du public, aux études maritimes et au souvenir. Aucun guide ni article sur l’Hôtel de la Marine ne semble l’évoquer : on y lit seulement que les tentures (qui n’étaient en fait pas présentées dans cette pièce au XVIIIe siècle) y ont été accrochées parce que leurs dimensions convenaient à celles du lieu. À ce silence, l’exposition de Sammy Baloji offrait un puissant contrepoint de l’autre côté de la Seine, dans une salle des Beaux-Arts, où d’autres versions des mêmes tapisseries étaient présentées, aux côtés d’autres Nouvelles Indes et de l’œuvre de l’artiste lui-même, et où les thèmes de l’esclavage, de la colonisation et de l’histoire du Congo sont mis en évidence. Célèbre pour ses installations d’après archives, qui interrogent les questions d’histoire et de mémoire au Congo sous domination belge de 1885 à 1960, Baloji « ne s’intéresse pas à la colonisation comme à un phénomène passé, mais à la perpétuation de ce système ». Cette préoccupation envahissait toute l’exposition, qui mêlait époques, cultures, médiums et matériaux afin d’interroger la dette jamais reconnue de l’histoire et de la modernité envers ses origines africaines et les corps africains.

D’un côté de la pièce, les tapisseries des Nouvelles Indes étaient présentées aux côtés d’œuvres de Baloji inspirées de textiles historiques congolais dispersés dans des collections européennes. De ces textiles, qu’il a découverts en 2015 lors d’une exposition au Metropolitan Museum of Art, à New York, Baloji a tiré des négatifs qu’il a coulés en bronze, alliage de cuivre qui incarne à ses yeux l’histoire coloniale du Congo comme son présent néocolonial, en particulier dans la ville minière de Lubumbashi, où il a grandi. L’installation mettait ainsi en valeur deux traditions culturelles où la production textile exprime la puissance et le prestige ; mais elle soulignait aussi la manière dont l’origine et l’identité de ces œuvres, leurs sujets et leurs auteurs, s’étaient perdus à mesure qu’elles acquéraient de nouvelles significations, dans de nouveaux contextes. Baloji exposait ensuite des panneaux de bois ornés de motifs congolais que s’étaient appropriés, à la fin du XIXe siècle, des artistes belges d’Art nouveau afin de décorer le pavillon colonial appelé à devenir le tristement célèbre musée royal de l’Afrique centrale, à Tervuren. Les puissantes couleurs des panneaux de Baloji rendaient hommage, quant à elle, aux diagrammes « infographiques » utilisés par W. E. B. Du Bois dans son exposition Les Nègres d’Amérique de 1900, dont les couleurs primaires et les formes géométriques anticipent les mouvements européens d’avant-garde comme le constructivisme russe ou De Stijl.

Le but de Baloji, écrit l’historienne de l’art Anne Lafont dans un court texte publié à l’occasion de cette exposition, est de nous encourager « à voir et à repenser notre relation aux objets de l’art et de l’histoire ». Dans une certaine mesure, cette intention fait écho à la mission assignée à l’Hôtel de la Marine, à ceci près que le musée a opté pour une vision spécifique et partielle de l’histoire, qui tend à monnayer le mythe suranné des fastes de l’Ancien Régime en occultant la réalité du travail forcé et de la violence auxquels ils doivent leur existence. Peut-on rêver d’introduire un peu de l’exposition de Baloji – ouverte pendant cinq semaines seulement, pendant un été encore marqué par la pandémie de Covid-19 – dans l’exposition permanente de l’Hôtel de la Marine ? Par un dernier tour du sort, Baloji, en collaboration avec l’artiste nigérian Emeka Ogboh, figure parmi les finalistes du concours pour le mémorial des victimes de l’esclavage dans le jardin des Tuileries, à mi-chemin entre l’Hôtel de la Marine et l’école des Beaux-Arts. En attendant que le projet – espérons-le – reprenne son cours, le CMN serait peut-être avisé de solliciter Baloji afin de repenser son propos, et de contribuer à combler l’écart entre deux expositions à la fois si proches l’une de l’autre, et si éloignées.

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurent Perez. Des versions légèrement différentes de cet article ont été précédemment publiées en anglais sur les revues en ligne Artforum et Journal18.

par Meredith Martin, le 7 décembre 2021

Pour citer cet article :

Meredith Martin, « Sous les tapisseries, l’esclavage », La Vie des idées , 7 décembre 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Sous-les-tapisseries-l-esclavage

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