Comment les enfants construisent-ils leur identité raciale ? À partir d’une enquête inédite sur les enfants issus de couples dits « mixtes », Solène Brun explore les processus de racialisation au sein des structures familiales.
Comment les enfants construisent-ils leur identité raciale ? À partir d’une enquête inédite sur les enfants issus de couples dits « mixtes », Solène Brun explore les processus de racialisation au sein des structures familiales.
Dans son ouvrage Derrière le mythe métis, Solène Brun s’attaque à une question complexe et profondément ancrée dans les structures sociales françaises : le métissage et la mixité raciale. À travers une série d’entretiens sociologiques, l’auteure interroge la manière dont les identités raciales se transmettent et se négocient au sein des familles issues de couples mixtes – qu’elle définit comme des unions où les partenaires sont issus de groupes racialisés différents (p. 73) –, où d’ailleurs parents et enfants ne sont pas nécessairement racialisés de la même façon. La problématique centrale de Brun est ainsi formulée comme suit : « Comment se transmettent les identités raciales lorsque parents et enfants sont susceptibles de n’être pas racialisés de la même manière ? » (p. 14). Cette interrogation souligne l’importance des dynamiques familiales dans la formation et la transmission des identités, et questionne les mécanismes par lesquels les enfants de couples mixtes perçoivent et internalisent leur identité raciale.
Brun explore ces questions en se demandant si, comme aux États-Unis, la racialisation minoritaire prévaut ou si des formes différentes de négociation des frontières raciales existent dans le contexte français. Elle entend ici « racialisation minoritaire » comme le processus par lequel certains groupes sociaux sont définis et stigmatisés à travers des catégories raciales, qui influençant leurs identités, expériences et produisent des inégalités structurelles. La France, pays historiquement imprégné d’idéologies universalistes, offre un terrain d’étude intéressant pour comprendre la manière dont les identités raciales se construisent et évoluent dans un contexte où les références à l’assimilation et à l’universalité se sont longtemps imposées comme des cadrages pour l’action publique.
Le livre tente également de répondre à une autre question relative à la notion de blanchité : quel rôle joue la présence d’un parent blanc dans le processus de formation raciale de l’enfant ? Cette question est d’autant plus cruciale que la France ne reconnaît pas officiellement les catégories raciales, ce qui contraste avec la manière dont la race est explicitement prise en compte dans d’autres sociétés, telle que la société américaine.
L’ouvrage débute par une déconstruction du « mythe métis », une idéologie qui célèbre le métissage comme une force unificatrice et porteuse de progrès social. Brun critique cette rhétorique, qui, selon elle, masque souvent des inégalités raciales persistantes. En s’appuyant sur des exemples tels que la victoire de l’équipe de France de football en 1998 et le slogan « Black-Blanc-Beur », l’auteure montre comment il est souvent présenté comme un symbole de cohésion nationale, qui occulte en même temps les réalités de la domination raciale et les héritages de la colonisation. Elle avance l’idée que cette rhétorique du métissage est une manière de contourner les véritables enjeux de l’égalité et de la justice sociale, en se concentrant sur une vision idéalisée de la diversité.
Brun décrit – à la suite des travaux d’Ann Laura Stoler entre autres [1] – ainsi comment le métissage, loin d’être une simple affaire de mélange biologique, est saturé de race depuis ses origines coloniales jusqu’à aujourd’hui (p. 33). Cette discussion est essentielle pour comprendre les dynamiques raciales au sein des familles mixtes, où la race, bien qu’elle ne soit pas officiellement reconnue, joue un rôle central dans la formation des identités.
L’ouvrage se penche ensuite sur l’étude du métissage en contexte colonial. Solène Brun retrace l’évolution des attitudes coloniales (en Afrique et dans les Caraïbes entre le XVIIe et le XXe siècle) envers les individus désignés comme métisses, en montrant, et la façon avec laquelle les autorités coloniales ont progressivement perçu les mariages mixtes non pas comme un moyen d’assimilation des colonisés, mais comme une menace d’« ensauvagement » des colons alors que les corps des femmes colonisées étaient souvent mis à la disposition des colonisateurs (p. 41). Ces considérations ont peu à peu évolué en fonction de la juridicisation des questions raciales en contexte colonial, où la couleur de peau devenait un marqueur essentiel, parfois insuffisant, pour distinguer les Blancs des non-Blancs. Ainsi, des mesures juridiques spécifiques, ont été mises en place pour maintenir ces distinctions raciales, comme le règlement de février 1779 à Saint-Domingue qui interdisait pour les non-Blancs de porter certains types de vêtements (chapeaux ou étoffes précieuses) afin d’éviter toute confusion avec les Blancs (p. 50).
Solène Brun explore également les dilemmes auxquels étaient confrontées les autorités coloniales concernant les enfants métis, qui représentaient un casse-tête juridique. La question de leur statut, oscillant entre celui de simples sujets de l’Empire et celui de citoyens français à part entière, reflétait les tensions entre l’universalité des droits de l’homme et les impératifs raciaux de la France coloniale. Finalement, l’administration coloniale a tranché en 1926 en reconnaissant comme Français toute personne ayant un parent « présumé de race française » (p. 52), une décision qui institutionnalisait la race comme fondement de la citoyenneté française. Puis, l’auteure élargit son analyse en revenant sur les origines du concept de race, qui trouve ses racines dans la notion de « pureté de sang » dès le Moyen Âge (p. 56). Elle montre comment les unions entre chrétiens et non-chrétiens étaient strictement régulées pour éviter le « mélange maudit » (ibid.), une logique qui a perduré et s’est intensifiée à l’époque coloniale. Ces interdictions et régulations révèlent une crainte profonde du métissage, perçu comme une menace pour l’ordre racial établi.
L’ouvrage se penche par la suite sur la réalité des couples mixtes aujourd’hui sur la base d’une enquête qualitative. Brun commence néanmoins par une analyse critique des définitions de la mixité et du mariage mixte dans les dictionnaires, telle que celle donnée par le Petit Robert en 1994, où le mariage mixte est synonyme du « mariage interracial » entre deux personnes de de religion ou de race différentes (p. 76). Là encore, la notion de mixité elle-même est problématique dans la mesure où elle repose souvent sur des catégories raciales toujours caractérisée par un implicite, qui induit que la mixité soit considérée comme une dérogation à la norme de l’homogénéité raciale.
Puis sont explorés les différents types de couples mixtes et les facteurs qui influencent leur formation, comme le niveau d’éducation et la catégorie socio-professionnelle (p. 74). Par exemple, l’auteure montre que les migrants ayant un diplôme élevé ont plus de chances de former des couples mixtes que les migrants moins qualifiés. Cette observation suggère que la mixité conjugale est, en partie, une question de capital social et culturel, où les individus plus éduqués sont plus susceptibles de dépasser les barrières raciales dans la formation de leurs relations conjugales (p. 78).
Le chapitre aborde en outre la manière dont les identités raciales se construisent au sein de ces couples. Brun montre que la perception de soi et la manière dont on est perçu par les autres dépendent en grande partie de la couleur de la peau et des origines raciales. Ainsi, plus les origines et la couleur de peau d’une personne s’éloignent des normes de la « blanchité » (construction sociale et culturelle qui associe des caractéristiques, des privilèges et des identités aux descendants d’Européens) plus – cette personne aura tendance à penser qu’elle n’est pas perçue comme étant pleinement française. Ce constat souligne l’importance de l’apparence physique dans les processus de racialisation, même dans un contexte où la race n’est pas officiellement reconnue comme une catégorie sociale.
Dans son chapitre sur la transmission culturelle au sein des familles mixtes, l’auteure montre comment la question de la langue et de la culture constitue – sans grande surprise – un enjeu majeur dans l’éducation des enfants issus de ces unions. La plupart des familles choisissent de mettre en avant la langue française, souvent par crainte que leurs enfants ne rencontrent des difficultés à l’école. Une minorité de familles, en particulier celles disposant d’un capital culturel et financier élevé, s’efforcent d’enseigner à leurs enfants la langue et la culture du parent extraeuropéen, malgré les difficultés que cela peut entraîner (p. 153-157).
La négociation du prénom des enfants est un autre exemple de ces dynamiques familiales complexes (p. 169). Pour cela l’auteure se réfère aux travaux de Baptiste Coulmont et de Patrick Simon qui montrent que le choix des prénoms reflète des dynamiques sociales données, et peut être un acte stratégique. Les parents privilégient souvent des prénoms facilitant l’intégration de leurs enfants tout en préservant un lien avec leurs origines (p. 147). Le choix de prénoms moins marqués culturellement peut être une réponse aux discriminations et stéréotypes liés à l’immigration, permettant ainsi d’éviter la stigmatisation et de favoriser l’intégration des enfants (p. 174). Les prénoms de « compromis » (p. 181), choisis pour leur ambiguïté et leur capacité à se fondre dans la société française, sont souvent le résultat de longues discussions entre les parents. Par exemple, le prénom « Sami » illustre parfaitement cette idée de prénom de compromis. D’un côté, il peut être perçu comme un diminutif de « Samuel », un prénom courant en France et associé à la tradition judéo-chrétienne. De l’autre, « Sami » existe également en langue arabe, ce qui lui permet de maintenir un lien avec la culture du parent extraeuropéen. Ce prénom d’« entre-deux » est ainsi un choix stratégique qui navigue entre les différentes identités culturelles des parents, facilitant l’intégration tout en préservant une part d’héritage culturel (p. 182). Ces prénoms servent à naviguer entre la fierté culturelle, les considérations historiques (comme la guerre d’indépendance algérienne), et le pragmatisme, en évitant des prénoms trop marqués culturellement qui pourraient être perçus comme étrangers.
La mixité familiale fait l’objet d’une négociation infra familiale constante, non seulement entre les parents, mais aussi avec les grands-parents et la société au sens large (p. 189). Les choix des prénoms, mais aussi des parcours scolaires des parents sont influencés par des rapports de force qui incluent des considérations de genre, de classe, et de race. Ces dynamiques sont particulièrement visibles dans la manière dont les parents négocient les aspects culturels à transmettre à leurs enfants, souvent en fonction de ce qui est perçu comme socialement acceptable ou avantageux.
L’auteure se concentre sur les expériences des enfants métis, qui grandissent dans une société où la race, bien que souvent implicite, reste une force structurante (p. 283). Brun souligne la diversité des expériences de socialisation de ces enfants, qui dépendent largement du contexte familial, mais aussi du regard de la société sur leur identité raciale. Certains enfants métis adoptent une approche proactive pour comprendre et revendiquer leur identité complexe, souvent en s’engageant politiquement ou en visitant le pays d’origine de leur parent non blanc. D’autres, en revanche, peuvent ressentir une certaine distance par rapport à leur héritage culturel, choisissant de se fondre dans une identité plus neutre, souvent en réponse aux attentes de la société dominante.
L’auteure examine d’autre part la manière dont les parents abordent la question du racisme avec leurs enfants. Elle montre que les parents adoptent généralement deux approches principales : l’une consiste à préparer les enfants à faire face aux discriminations en développant une conscience aiguë du racisme, tandis que l’autre, plus universaliste, vise à minimiser l’importance de la race en adoptant une attitude dite de « colorblindness » (p. 237), en s’abstrayant de la couleur de peau. Ces approches contrastées reflètent les tensions entre une volonté de protéger les enfants des réalités du racisme et celle de leur permettre de naviguer dans une société qui valorise l’universalité et la neutralité raciale.
Solène Brun observe que ces pratiques parentales ont des conséquences directes sur les trajectoires identitaires des enfants métis. Certains développent des identités multiples et complexes, en cherchant à réconcilier leur héritage mixte avec les attentes de la société (p. 241). D’autres peuvent ressentir un sentiment de dislocation ou d’inadéquation, en raison des contradictions entre leur socialisation familiale et les normes sociales dominantes. L’auteure souligne que ces enfants, bien qu’ils puissent défier les catégorisations raciales traditionnelles, sont souvent contraints de négocier leur identité dans un cadre social – par exemple au travers le choix de prénoms « neutres » ou « ambigus » par les parents – qui reste profondément marqué par des hiérarchies raciales (p. 309).
À travers une analyse des entretiens avec les parents d’enfants métis, l’auteure déconstruit les mythes entourant le métissage et met en lumière les dynamiques complexes qui régissent la transmission des identités raciales au sein des familles mixtes. Loin d’être un simple phénomène de mélange harmonieux, le métissage apparaît comme un espace de tensions et de négociations où se jouent des enjeux de pouvoir, de domination, et de résistance. L’ambition de l’auteure consiste à offrir une perspective critique sur un sujet souvent idéalisé, en montrant comment les identités raciales sont non seulement construites, mais aussi constamment remises en question dans le contexte français. Le travail tente d’éclairer les défis auxquels sont confrontés les couples mixtes et leurs descendants, en questionnant sur l’avenir des relations raciales dans une société en constante évolution.
La lacune principale de l’ouvrage est qu’il s’inspire trop fréquemment d’une problématique américaine dont des questions et cadres d’analyse sont souvent centrés sur les dynamiques raciales spécifiques à la société et à l’histoire des États-Unis, par exemple, l’importance de la question raciale dans la vie quotidienne, les notions de ségrégation, ou encore... la conceptualisation du métissage. En effet, les répercussions de l’esclavage, établi entre 1619 et 1865, suivies par l’instauration des lois Jim Crow dans le Sud des États-Unis ont laissé une empreinte indélébile sur la société américaine. En ce qui concerne spécifiquement le métissage, une série de législations adoptées tout au long du XIXe siècle visait à interdire ou à restreindre considérablement ce phénomène, dans le but de le contenir [2]. La question raciale y est partant à la fois récurrente, omniprésente et toujours actuelle, se manifestant tant dans les formulaires de candidature universitaire que dans les recensements démographiques. Contrairement au contexte français, les données statistiques sont accessibles et transparentes. Cette situation influence profondément la manière dont la notion de race est perçue au quotidien : les distinctions de couleur de peau sont mises en avant, avec des références à une « Amérique blanche », une « Amérique noire » et aux « Chinese Americans ». De plus, des théories concernant l’intelligence de ces différentes populations circulent toujours dans l’imaginaire collectif, témoignant ainsi d’une complexité raciale qui imprègne la société tout entière. Solène Brun semble appliquer ce cadre américain au contexte français sans suffisamment le remettre en question, alors que les enjeux raciaux et historiques en France, notamment en ce qui concerne l’immigration ou le métissage, diffèrent de ces réalités américaines. Cela peut diminuer la validité de ses conclusions, dans la mesure où les hiérarchies raciales, toujours manifestes dans le contexte américain, et les politiques d’intégration, propres au cadre français, ne conduisent pas à une condition homogène.
par , le 26 février
Victor Lu Huynh, « L’identité double », La Vie des idées , 26 février 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Solene-Brun-Derriere-le-mythe-metis
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Ann Laura Stoler (2013). La chair de l’empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial, Paris, La Découverte, coll. Genre & sexualité, 299 pages. Traduction par Sébastien Roux.
[2] Victor Lu Huynh, « ‘Melting Pot’ et métissage. Les femmes et le tabou de la miscégénation aux États-Unis », L’homme et la société 2014/1 n° 191, p. 113-138.