Particulièrement vulnérable au réchauffement climatique, le Chili est confronté à une crise hydrique de manière récurrente. Dans ce pays phare du néolibéralisme, l’eau est un bien privé et négociable comme un autre. Le gouvernement de G. Boric tente de lutter contre cette marchandisation délétère.
Le Chili est souvent présenté comme un cas paradigmatique de la néolibéralisation de l’eau en raison de la reconnaissance de la propriété privée sur les droits d’eau dans la Constitution de 1980, toujours en vigueur. Le terme néolibéralisme est parfois devenu un mot-valise, utilisé pour désigner un phénomène de manière péjorative. Néanmoins, en tant que système de pensée, il éclaire la racine ontologique des choix des politiques économiques qui s’appliquent au Chili à partir de 1973 et leur légitimation (Moulian 2002). De plus, il articule les bases théoriques sur lesquels repose la Nouvelle Économie des Ressources (NER) appliquée au domaine de l’eau, notamment à travers la création d’un marché de l’eau (Bauer 2002).
Au Chili les pénuries d’eau se multiplient, y compris dans les régions plus humides du sud du pays. Au sein des ménages ruraux, où le manque d’eau se fait le plus sentir, ce sont principalement les femmes qui prennent en charge la quête de solutions pour accéder à la ressource. Cette situation, qui perdure, n’a rien de nouveau, comme en témoignent les nombreux conflits liés à l’eau depuis les années 2010. De ce fait, la critique de la marchandisation de l’eau et du Code de l’eau fut l’une des principales revendications lors de l’Estallido social d’octobre 2019. Cette mobilisation sociale, sans précédent depuis la fin de la dictature, a débuté avec des manifestations des lycéens contre l’augmentation du prix du ticket de métro à Santiago. Elle s’est rapidement étendue à toutes les villes du pays, la population exprimant ainsi une critique envers le système politique, économique et la transition politique (Dardot 2023). Le slogan « No es sequia, es saqueo » (traduction : « Ce n’est pas la sécheresse, c’est du pillage »), témoigne d’une défiance d’une partie de la population envers les discours médiatiques et politiques sur la gestion de la sécheresse, définie comme un évènement extrême engendré par le changement climatique. Cette expression suggère que ces discours contribuent à naturaliser les pénuries qui seraient le fruit d’appropriations de l’eau par les secteurs extractifs.
Pourtant, il est indéniable que le changement climatique entraîne une baisse des disponibilités en eau (Alvarez et al. 2023). Toutefois, ces données ne doivent pas conduire à attribuer seulement au changement climatique la responsabilité des pénuries d’eau. Le manque d’eau n’affecte pas tout le monde de la même manière. Il est aussi engendré par une augmentation de la demande des secteurs extractifs (miniers et agricoles), par les politiques économiques qui les soutiennent et le régime d’appropriation de l’eau en vigueur.
La reconnaissance de la propriété privée sur les droits d’eau empêche l’État d’intervenir dans leur allocation afin de privilégier l’usage pour la consommation humaine. Néanmoins, on ne peut attribuer à l’application unilatérale des textes juridiques définis dans les années 1980, la seule cause des pénuries. Pour éclairer la complexité des appropriations de l’eau par les secteurs extractifs, nous empruntons des éléments conceptuels de la géographie juridique critique (Blomley, 1994 ; Forest 2009) qui permet d’éviter tout formalisme ou fonctionnalisme juridique (Bourdieu 1986). Ce courant permet d’étudier la dimension spatiale du droit de l’eau et les rapports de domination qui engendrent les inégalités d’accès, en commençant par ceux qui la produisent. Ces réflexions émanent des recherches doctorales et postdoctorales menées dans plusieurs sites, dont la vallée d’Elqui (Nicolas-Artero 2024).
L’eau dans le laboratoire du néolibéralisme
Le 11 septembre 1973, une junte militaire, dirigée par le général Pinochet, renverse le gouvernement démocratiquement élu de l’Unité populaire. Ce jour est symboliquement considéré comme le point de départ de l’application du référentiel néolibéral pour mener une guerre idéologique contre le communisme (Gaudichaud 2023 ; Dardot et Laval 2010). Dans ce contexte, la terreur devint un moyen central de répression et de contrôle des populations (Moulian 2002). Cependant, ce référentiel de pensée, qui a circulé à l’échelle mondiale, ne s’applique pas partout de la même façon sans résistance ni réappropriation (Brenner, Peck, et Theodore 2010). Au Chili, il s’est traduit par une stratégie économique monétariste orthodoxe mise en œuvre à travers le Plan de récupération économique de Jorge Cauas en 1975, le Plan du travail de 1979 et la souscription à deux programmes d’ajustements structurels auprès de la Banque Mondiale en 1982. Ce nouveau modèle économique repose sur un retrait de l’État de la production de biens et services. Il s’est concrétisé par la privatisation des entreprises publiques, du système de protection sociale, de l’éducation et de la santé. Il s’exprime également par la libéralisation du système financier et l’autonomisation de la Banque Centrale, l’ouverture commerciale, la flexibilisation du travail et la création d’un système de retraite par capitalisation (Meller 1996, Sunkel 2011). En somme, ce que de nombreux auteurs ont appelé une révolution capitaliste, chapeautée par la Constitution de 1980 inspirée par la pensée juridique de Friedrich August von Hayek (Larrouqué 2022, Moulian 2002, Klein 2008)
Le néolibéralisme, conçu comme un ensemble de « règles du jeu » à la manière de Hayek, s’impose donc au Chili (Dardot et Laval 2010, Larrouqué 2022). Selon cet intellectuel autrichien, une intervention minimale de l’État garantirait l’émergence d’un nouvel ordre social néolibéral. Ce nouveau « libéralisme constructeur » ou « libéralisme organisateur » dépasserait l’opposition entre le « Marché » et « l’État » et voit, dans la législation et dans une certaine forme d’intervention étatique, les instruments nécessaires au fonctionnement du capitalisme de marché. Cet argumentaire repose sur les déficiences de l’État : le libre marché garantirait une redistribution des ressources efficiente et la liberté individuelle. Ces idées ont été appliquées au Chili par l’intermédiaire de l’économiste états-unien Milton Friedman et de ses étudiants chiliens formés à Chicago qui joueront un rôle central dans l’élaboration des politiques économiques sous la dictature (Faure et al. 2016). Ces derniers proposent la théorie monétariste comme un support théorique pour légitimer l’application de la pensée de Hayek dans les politiques publiques. Leur approche repose sur l’économie néoclassique, la nouvelle économie institutionnelle, et l’analyse économique du droit — Law and Economics — (Petit 2004).
En ce qui concerne les ressources hydriques, le Code de l’eau de 1981 reflète les modifications juridiques, économiques et administratives de l’État chilien conformément à ce cadre de pensée néolibéral. Quelques jours après le coup d’État, une commission constitutionnelle et une commission de l’eau ont été créées pour modifier la Constitution et le Code de l’eau. L’élaboration de ce dernier résulte de la négociation entre les économistes de l’École de Chicago et les gremialistas [1] qui souhaitaient révoquer le Code en vigueur depuis 1967, établi pour soutenir la réforme agraire (Bauer 2015). Cette modification se trouve donc indissociablement liée à la nouvelle Constitution promulguée en 1980. En effet, l’article 19.24 y garantit la propriété privée sur les droits d’eau cédés par l’État. Ainsi, pour la première fois, les droits d’usage de l’eau, octroyés gratuitement et sur un temps illimité par la Direction générale de l’Eau (DGE), sont dissociés de la propriété foncière. Ils peuvent donc être vendus, loués ou achetés librement sur le marché. Ces concessions sont régies par le droit privé et leur possession est garantie par la protection constitutionnelle de la propriété privée. En parallèle, le Code de l’eau ne prévoit pas une priorité d’usage, notamment pour la consommation humaine. Jusqu’en 2005, à la suite d’une modification du texte, il ne prévoyait pas non plus une obligation d’usage effective des droits, ce qui a ouvert la porte à la spéculation (Prieto et Bauer 2012). En outre, les responsabilités de la DGE se limitent désormais à des fonctions administratives et techniques. Elle perd ses facultés régulatrices : la distribution quotidienne de l’eau et la gestion des conflits sont désormais déléguées aux organisations d’usagers de l’eau comme les Conseils de surveillance et les communautés d’eau. Dans ces organisations, formées par les titulaires de droits d’eau qui partagent une infrastructure commune nécessaire pour son accès (canaux, vannes), la prise de décision dépend du nombre de droits d’eau détenus, favorisant ainsi les grands usagers (Nicolas-Artero 2024). Dans ce contexte, les infrastructures hydrauliques partagées telles que les barrages, les canaux et les vannes sont financées en partie par l’État. Ensuite, leur gestion est confiée aux organisations d’usagers, qui doivent également contribuer au financement.
Le Code et la Constitution reflètent les postulats économiques et ontologiques du référentiel de pensée néolibéral présents dans la Nouvelle Économie des Ressources. Cette discipline est créée par des économistes, politistes et juristes, au sein du Centre de recherches Property and Environment Research Center de l’Université de Montana aux États-Unis, dirigé depuis 1980 par Terry Anderson (Petit 2004). Elle constitue une combinaison de la théorie des choix publics — public choice —, des droits de propriété et de la pensée de l’école autrichienne d’économie (Calvo-Mendieta, Petit, et Vivien 2010). La NER s’appuie sur la théorie de la « tragédie des communs » de Garett Hardin (1968). Face à la raréfaction supposée, voire créée, des ressources naturelles et à leur dégradation, elle justifie la nécessité d’établir des titres de propriété privés sur ces ressources afin de permettre leur allocation par le marché. Selon cette approche, seule l’assignation d’un prix aux ressources leur donnerait une valeur, garantirait leur protection et l’efficience de leur utilisation. De nombreux penseurs de la NER vont ériger le Code de l’eau chilien comme un modèle d’allocation de l’eau par le marché.
Cependant, il convient de souligner que ce Code ne crée pas un marché de l’eau, mais établit les conditions nécessaires à son émergence spontanée (Dourojeanni et Jouravlev 1999). Dans les années 2000, plusieurs chercheurs ont constaté l’absence de marchés de l’eau en raison des conditions géologiques, des résistances culturelles et de la possibilité d’accès gratuit par la demande de concession auprès de la DGE (Bauer 2015). C’est la raison pour laquelle, ultérieurement, plusieurs décisions politiques et juridiques, prises par les gouvernements démocratiques, ont créé les conditions favorables à l’émergence d’échanges marchands de droits d’eau. D’une part, l’État déclare des zones de restriction pour sécheresse, ce qui signifie que la DGE cesse d’octroyer des droits d’eau gratuitement. D’autre part, le ministère des Travaux publics finance des programmes pour régulariser les droits d’eau, c’est-à-dire leur inscription légale de manière distincte des droits fonciers, ce qui augmente leur potentiel achat. Il finance aussi la modernisation des canaux d’irrigation et l’installation de vannes pour faciliter la circulation de l’eau. Ces décisions illustrent bien comment les gouvernements démocratiques, succédant à la dictature, ont maintenu, voire approfondie, les orientations politiques néolibérales, notamment en maintenant la Constitution de 1980 en vigueur (Gárate Chateau 2012). Le nouveau modèle économique soutient le développement des exportations, en vertu de la croyance en la théorie du ruissellement. Le secteur agricole et minier ainsi que la production forestière et piscicole deviennent les « avantages comparatifs » de l’économie chilienne (Ffrench-Davis 2011, Quiroja 1994). Un ensemble de lois et de mesures économiques, dicté sous la dictature militaire et les gouvernements élus, crée des incitations pour attirer les capitaux nationaux et internationaux dans ces secteurs (Fazio 2010, Meller 1996).
Le marché de l’eau : un instrument parmi une pluralité de modes d’appropriation
Si ces activités économiques dépendent de l’utilisation de grandes quantités d’eau, la possibilité de leur expansion ne repose pas uniquement sur le marché de l’eau conformément à l’application du Code de 1981. Une pluralité de lois a favorisé l’appropriation de l’eau par ces secteurs depuis la seconde moitié du XXe siècle, au détriment de l’accès des petits paysans et des populations plus démunies. En réalité, plus que leur application formelle, les entreprises extractives ont souvent réussi à concentrer progressivement des droits d’eau (par le biais de procédures formelles) ou des volumes d’eau (par des processus informels) grâce à un usage stratégique du droit. Nous mobiliserons le concept de dispositif géolégal, proposé par Romain Garcier, pour analyser les relations entre l’espace et le droit dans différentes formes d’appropriations de l’eau existante. Ce concept permet « d’analyser dans un même mouvement des dispositions juridiques, des jeux d’acteurs et l’espace lui-même tel qu’il est transcrit dans le droit et produit par les acteurs » (Garcier in Forest 2009 : 219). Au Chili, l’appropriation de l’eau repose sur trois types de dispositifs géolégaux qui s’enchevêtrent dans le temps avec un objectif précis : concentrer l’eau par l’accaparement foncier (1945 – 2018), acquérir et déposséder l’eau des petits usagers (1981 – 2018), polluer et surexploiter les ressources en eau (1990 – 2018).
Concentrer l’eau par l’accaparement foncier
Dès la seconde moitié du XXe siècle, les modalités d’appropriations de l’eau se structurent autour d’instruments ou d’outils d’action publique qui visent la concentration de l’eau par le biais de l’accaparement foncier. D’une part, les entreprises agricoles concentrent les terres lors de la contre-réforme agraire menée sous la dictature à partir de 1979 (Kay, 1991). Les mécanismes d’assignation des terres et les crédits agricoles instaurés lors des réformes agraires des années 1960 sont maintenus, mais ils garantissent désormais la distribution de terres aux entrepreneurs ou grandes entreprises agricoles afin de favoriser un capitalisme agraire.
D’autre part, la réforme du secteur minier accorde des droits étendus sur l’utilisation du sous-sol aux entreprises, y compris l’accès à l’eau. La reconnaissance des « eaux trouvées » accorde aux entreprises le droit d’utiliser librement les eaux situées sur leur concession. Deux instruments d’action publique, tels que la redevance et les licences, sont modifiés afin de favoriser la rentabilité des entreprises minières.
Enfin, les entreprises immobilières acquièrent de vastes terrains à partir de la libéralisation du marché foncier et des règles d’urbanisme. Les droits d’eau associés leur permettront de mettre en place de nombreux projets immobiliers. L’ensemble de ces instruments facilite l’accès au foncier, et garantit in fine la concentration d’eau par les entreprises des secteurs agricoles, miniers et immobiliers, puisqu’à ce moment-là, les droits d’eau sont encore liés aux droits fonciers.
Acquérir et déposséder l’eau des petits usagers
Pour maintenir la rentabilité de leurs activités et favoriser leur expansion, les secteurs extractifs ont un besoin croissant d’accéder à toujours plus d’eau, dans un contexte où la concurrence pour son accès s’intensifie. À partir des années 1980, ils développent plusieurs modalités d’appropriation de l’eau afin d’y accéder à moindre coût, donnant lieu à un nouveau type de dispositif géolégal. La reconnaissance de la propriété privée sur l’eau dans la Constitution de 1980 permet désormais de concentrer l’eau par des procédures d’acquisition et de dépossession des usagers les plus défavorisés.
Trois instruments agissent de concert : la concession de droits d’eau par la DGE, le marché de l’eau et les normes en contexte d’exception. Tout d’abord, la DGE octroie des concessions, gratuitement et de manière illimitée (sans obligation d’usage jusqu’en 2005), sur des eaux qui étaient auparavant utilisées de manière informelle par certains habitants. Lorsque ces derniers apprennent que l’État a octroyé des droits d’eau officiels sur les eaux qu’ils utilisaient, il est déjà trop tard pour réagir : leur utilisation s’apparente à un vol d’eau. Cette procédure a conduit à une dépossession des usagers les plus démunis pour non-régularisation de leur usage.
Ensuite, le marché de l’eau a permis aux entreprises extractives d’acquérir les titres d’eau des usagers les plus démunis. Dans certains cas la vente de droits d’eau fait partie d’une stratégie de survie d’une partie de la population rurale appauvrie qui utilise ses droits d’eau comme un portefeuille d’actifs. Ils vendent des fractions de droits d’eau selon leurs besoins économiques et sociaux : pour payer les soins de santé, le logement, l’éducation ou pour rembourser des dettes. Cette situation ne peut être pleinement comprise sans tenir compte du contexte économique national caractérisé par la privatisation des services de base et le fort endettement des ménages.
Enfin, des décisions exceptionnelles prises dans le cadre de l’état d’urgence, notamment en vertu de l’application des Décrets de pénurie d’eau, confèrent aux fonctionnaires de larges pouvoirs décisionnels. Ils sont habilités, par exemple, à autoriser les modifications des points de captage de l’eau sans respecter les procédures d’attribution administratives normales qui visent à vérifier l’état des nappes. Souvent les entreprises extractives, conseillées par leur juriste, sont informées de ces droits, et peuvent en tirer profit, tandis que les fonctionnaires les privilégient.
Polluer et surexploiter les ressources en eau
L’essor des activités extractives entraîne des pollutions environnementales et une surexploitation des ressources en eau. Bien que ces phénomènes aient toujours existé, à partir des années 1990, avec l’émergence des normes de protection environnementales, l’utilisation stratégique du droit par les entreprises leur permet de poursuivre leurs activités malgré les dégradations environnementales qu’elles produisent. Cette troisième catégorie de dispositifs géolégaux regroupe les instruments, les outils d’action publique et les usages du droit qui contribuent à la surexploitation de l’eau ou à sa pollution. Cette dernière est considérée comme une forme d’appropriation en ce qu’elle condamne l’accès des autres usagers à une ressource de qualité et en quantité suffisante.
Tout d’abord, plusieurs mentions dans le Code de l’eau autorisent la surexploitation de l’eau, notamment par l’absence de contrôle des extractions sur les eaux souterraines, ou la reconnaissance de nombreuses exceptions sur les aires de restrictions. Le droit de l’eau établit, presque systématiquement, de manière conjointe les règles de restriction et leurs exceptions afin de ne pas les respecter, malgré les situations de pénurie. Ensuite, dans le cadre de la loi sur l’environnement de 1994, l’instrument du « Système d’évaluation et d’impact environnemental » crée une complaisance à l’égard des dégradations environnementales. En effet, il instaure des mécanismes de compensation environnementaux qui permettent un niveau de « pollution légale ». De plus, les instruments de contrôle aléatoire du respect des normes demeurent insuffisants.
Enfin, les interventions d’urgence et ponctuelles des autorités publiques dans la distribution d’eau potable via les camions-citernes offrent des solutions temporaires qui précarisent l’accès des habitants affectés par les pénuries. Cependant, ce système de distribution ne traite pas les causes profondes de la pollution et de la surexploitation de l’eau. Par conséquent, l’appropriation de l’eau se manifeste désormais par une acceptation implicite à détériorer les ressources sans subir de sanctions, dans un contexte de reconnaissance croissante de la protection de l’environnement dans la loi.
Conclusion : vers une remise en question du paradigme néolibéral ?
Les pénuries d’eau au Chili s’expliquent par le changement climatique, le régime d’appropriation de l’eau actuel et les effets d’une superposition de normes et de pratiques depuis la seconde moitié du XXe siècle. La gouvernance de l’eau illustre l’application du référentiel néolibéral dans le domaine de l’eau par la reconnaissance de la propriété privée sur les droits d’eau dans la Constitution. Bien que ce texte vise à instaurer un marché de l’eau, celui-ci ne représente qu’un instrument parmi de multiples modalités d’appropriation, en cours depuis la seconde moitié du XXe siècle. Ces pratiques comprennent l’application de politiques, d’instruments et d’outils d’action publique, ainsi qu’un usage stratégique du droit par les entreprises extractives. Ces actions entraînent l’acquisition, l’accaparement, la surexploitation ou le rejet de déchets et d’eaux polluées dans les cours d’eau, pratiques incontournables pour le maintien des activités extractives. Ces constats révèlent que l’essor de l’extractivisme ne provient pas uniquement de l’application formelle du droit, mais repose surtout sur l’utilisation localisée des règles et des instruments par les acteurs et les rapports de pouvoir entre eux.
Dans ce contexte, malgré l’échec de la réforme constitutionnelle, et la persistance de la reconnaissance de la propriété privée sur l’eau, les modifications des politiques publiques et des normes environnementales sous le gouvernement de Gabriel Boric (2022), considéré comme le premier gouvernement écologiste de l’histoire du pays, pourraient conduire à des avancées importantes localement. La réforme du Code de l’eau, les plans de gestion intégrée de l’eau par bassin versant, la loi sur les services sanitaires ruraux ou la loi sur le changement climatique visent à prioriser l’eau pour la consommation humaine et la protection des écosystèmes. Ces modifications pourraient-elles contrer les appropriations de l’eau à l’œuvre localement et témoigner d’un changement de paradigme ?
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Pour citer cet article :
Chloé Nicolas-Artero, « Sécheresse ou assèchement ? . La privatisation de l’eau au Chili »,
La Vie des idées
, 27 septembre 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Secheresse-ou-assechement
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[1] Le mouvement grémialiste désigne un mouvement étudiant de la droite catholique, ayant pour leader Jaime Guzmán, futur fondateur de l’Union démocrate indépendante (UDI). Le terme « grémialiste » trouve son origine dans l’inspiration qu’il puise du corporatisme franquiste, lequel critique les influences partisanes et idéologiques qui affectent les « corps intermédiaires » (les gremios) (Alenda 2014).