L’actualité récente, en particulier le renversement de Roe v. Wade par la Cour Suprême états-unienne, a remis au centre de l’attention les particularités des institutions judiciaires de ce pays, et notamment les formes d’articulation complexe entre droit des États et droit fédéral qui, vues de France, sont souvent méconnues ou mal comprises. Si son objet est bien plus large, le dernier livre de Scott Cummings contribue à approfondir notre connaissance de ces mécanismes, et d’une manière bien plus positive que ne l’a permis l’actualité récente. En effet, dans An equal place. Lawyers in the struggle for Los Angeles, Scott Cummings s’intéresse à des mobilisations qui ont permis de transformer profondément le droit au profit de groupes minorisés et dominés, et ce à une échelle à laquelle il est peu souvent porté attention, en l’occurrence celle de la ville et plus spécifiquement de l’aire urbaine de Los Angeles. En s’intéressant à des mobilisations locales dont le débouché n’a, du moins dans un premier temps, été ni étatique ni national, mais bien plus localisé – même s’il s’agit bien évidemment d’une agglomération particulièrement étendue et importante sur le plan économique, S. Cummings déplace des approches trop souvent centrées soit sur le niveau national, soit sur celui de la monographie d’entreprise ou de branche (s’agissant des conflits du travail). Il permet ainsi de nuancer et de complexifier la réflexion sur le lien entre droit et progrès social, à l’aide d’une enquête empirique fouillée riche en portraits et en exemples.
Construire une ville plus juste par le droit
Cette enquête se situe dans la lignée des travaux du courant Law and Society dont Scott Cummings est un représentant important, en s’intéressant au rôle du droit dans les transformations du monde économique et social, attention aux formes de résistance qui peuvent s’appuyer sur des outils juridiques. Dans la lignée de ses travaux plus anciens sur le public interest lawyering [1] – un terme difficile à traduire qui désigne des juristes défendant les intérêts des plus défavorisés, souvent en lien avec des associations – l’accent est porté sur des luttes sociales qui s’appuient – en partie au moins – sur le droit, dans des domaines variés.
Le livre retrace ainsi, de manière très détaillée, cinq mobilisations s’étant déroulées dans la métropole de Los Angeles dans les années 1990-2000, relatives respectivement aux conditions de travail dans l’industrie textile (lutte contre les sweatshops) ; aux arrêtés interdisant aux travailleurs sans-papiers de s’installer au coin des rues pour demander du travail ; à l’amélioration des conditions de travail des salariés du commerce et de l’hôtellerie dans des secteurs en cours de gentrification sous l’action de développeurs ; contre l’installation de magasins Walmart risquant de nuire au petit commerce local ; et pour transformer le statut des conducteurs de camion travaillant dans le port de Los Angeles et encourager leur syndicalisation.
À travers cette diversité de cas, en termes de secteur économique, de main d’œuvre (majoritairement immigrée de fraîche date dans les deux premiers cas), ou d’investissement des syndicats (plutôt dans les trois derniers), Scott Cummings met en évidence l’émergence par les luttes d’un droit du travail local qui, au gré de ces mobilisations – victorieuses –, fait de l’agglomération un exemple progressiste dans l’espace états-unien. Ces mobilisations ont notamment pour caractéristiques de s’appuyer sur l’existence de régulations locales, et non nationales, et de mettre à l’agenda de façon centrale la question de la justice raciale au cœur du travail d’organisation.
Des avocats au service de l’égalité
Dans toutes ces luttes, un fait saillant auquel Scott Cummings porte particulièrement attention concerne la place des juristes – avocats ou juristes salariés dans des organisations – dans ces mobilisations vivant à transformer la ville par des campagnes locales, concernant les conditions de travail mais aussi, à des degrés divers, les espaces publics et commerciaux. L’auteur décrit – notamment grâce à des entretiens avec eux et les membres des organisations – comment ces juristes souvent à peine sortis de l’université vont articuler leurs compétences avec les attentes et les revendications des mouvements, parfois par essai et erreur, mais le plus souvent en privilégiant une horizontalité dans la détermination des objectifs et des enjeux de la lutte. Dans le cadre de ce qu’il nomme une approche institutionnelle comparée, il resitue le maniement du droit, souvent à dimension contentieuse, au sein d’autres formes d’activisme – tels que le boycott, les campagnes de presse -, mais aussi d’autres usages du droit – notamment lorsqu’il s’agit de proposer des réformes juridiques à même de pérenniser la situation acquise dans la lutte.
Ce faisant, l’auteur insiste sur des points plus ou moins investis jusqu’ici, en se concentrant sur des dimensions telles que les relations entre militants juristes et non-juristes ; les interactions entre la sphère juridique, l’arène politique et les formes de contestation ; la question des jeux d’échelle au sein de chaque mobilisation ; les réévaluations constantes relatives notamment aux échelles temporelles dans lesquelles s’inscrit l’action et à l’appréciation de son succès (ou échec) ; enfin les modalités variées par lesquelles les juristes peuvent jouer un rôle dans des mobilisations.
Le répertoire d’action juridique est-il vraiment efficace ?
Cette approche jamais simpliste et soucieuse de penser les interrelations, qui se traduit par un texte presque trop dense (le livre annexes comprises fait plus de 650 pages très serrées), aboutit à des résultats eux aussi nuancés qui insistent sur la complémentarité entre les formes d’action, légales et non légales, dans les tribunaux et en dehors, tout autant que sur l’importance des formes de coordination entre acteurs, les juristes n’apparaissant pas plus que d’autres susceptibles de prendre l’avantage dans l’orientation du mouvement – ce qui a pu pourtant leur être parfois reproché, ou en tout cas être mis en débat [2].
Scott Cummings aboutit à des constats qui ne se situent ni dans la critique radicale, ni dans la naïveté quant aux pouvoirs du droit [3] : il souligne combien, dans un contexte de juridicisation des relations économiques et de travail, l’arme du droit est plus nécessaire que jamais ; il tend à en montrer les potentialités, en particulier lorsqu’elles sont articulées de façon réfléchie avec d’autres formes de mobilisation ; il en souligne aussi les limites – notamment lorsque les jeux d’échelle propres au droit peuvent remettre en cause des acquis locaux – comme l’illustre une intervention de la Cour suprême dans la lutte relative aux conducteurs de camions travaillant en lien avec le port de Los Angeles.
Dans quelle mesure ce livre peut-il nous importer ? Il porte sur une période déjà passée – les États-Unis d’avant Donald Trump, et d’avant le COVID – depuis laquelle les inégalités se sont encore accrues. Il porte aussi sur un pays, les États-Unis, dont le droit du travail – qu’il s’agisse des modalités de syndicalisation ou des formes de contrat de travail – est très éloigné du cas français. Néanmoins, au-delà de l’actualité de ces problématiques alors que les syndicats états-uniens voient leur implantation s’étendre dans des bastions jusqu’alors imprenables (Starbucks, Amazon..), d’autres leçons importantes peuvent être tirées de l’ouvrage.
Tout d’abord, il invite à porter attention aux jeux d’échelle dans les relations entre droit, travail et mobilisation, en les réinsérant dans des mobilisations élargies incluant les campagnes de presse, les formes de sensibilisation du public, le lobbying auprès des pouvoirs publics, etc. Il contribue aussi, avec d’autres, à évaluer à différents niveaux - en sortant de la simple dichotomie entre victoire et échec – la portée politique d’une mobilisation, y compris s’agissant des décisions de justice obtenues. Enfin, il suggère que le rôle des juristes est à la fois plus crucial que jamais, dans un environnement juridicisé à l’extrême, et encore susceptible de faire advenir des changements – par les différents leviers que la place du droit, justement, confère.
Scott Cummings, An Equal Place. Lawyers in the Struggle for Los Angeles, Oxford University Press, 2021, 576 p.
Pour citer cet article :
Liora Israël, « Le droit dans la ville »,
La Vie des idées
, 14 novembre 2022.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Scott-Cummings-An-Equal-Place
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