Dans sa monumentale histoire des ruines, Alain Schnapp prend en compte les multiples formes de résistance à l’oubli, matérielles ou immatérielles. Les ruines désignent moins des objets que des processus mis en place par les sociétés pour penser leur inscription dans l’histoire.
« Un secret attrait pour les ruines »
À travers cet ouvrage aux dimensions imposantes et à la très belle iconographie, Alain Schnapp, archéologue et historien, fondateur et ancien directeur de l’Institut National d’Histoire de l’Art, s’attache à retracer une histoire de la pensée des ruines. « Non pas une histoire de toutes les ruines dans toutes les sociétés, mais une tentative d’exploration stratigraphique de la pensée des ruines à travers des cultures diverses qui nous ont laissé des traces de leur intérêt ou de leur aversion pour le passé » (p. 10). C’est d’emblée en un sens délibérément très large qu’Alain Schnapp entend les ruines afin de prendre en compte, au-delà des vestiges matériels, les multiples façons dont les sociétés conçoivent leur rapport au passé. Dès les premières pages, en s’appuyant sur les réflexions de Chateaubriand dans Génie du Christianisme, l’auteur élargit donc le champ de la notion et introduit l’idée d’une pensée universelle des ruines qui ne se limite pas aux monuments mais inclut aussi les traces et les constructions immatérielles. À l’instar de l’auteur des Mémoires d’outre-tombe pour qui la fascination exercée par les ruines est due à « une conformité secrète entre ces monuments détruits et la rapidité de notre existence » [1], Schnapp décèle chez tous les hommes :
un secret attrait pour les ruines, même ceux qui n’utilisent pas le mot. Je ne veux pas dire que la notion de ruine est consubstantielle à toutes les sociétés, mais que son absence éventuelle, voire son rejet, est un trait culturel qui mérite examen. J’entends donc par histoire universelle des ruines un questionnement des différences, et non une échelle de valeur graduée des sociétés « ruinistes » aux sociétés sans ruines. (p. 36)
Afin de déployer cette « histoire universelle » et de se dégager d’une conception trop moderne et européocentrée des ruines – celle qui s’est imposée avec les Lumières –, Schnapp propose d’opérer un déplacement dans l’appréhension de la notion en dissociant la ruine du monument. Le monument n’est, précise-t-il, ni nécessaire ni suffisant pour qu’il y ait ruine ; et les traces, les poèmes, les paysages ou les rites collectifs portent témoignage, tout autant que les constructions matérielles, d’un lien étroit au passé. « Pour comprendre le reste du monde, il faut remplacer le terme de monument par celui de trace et considérer autant la simple empreinte de l’action humaine sur le sol et le paysage que les architectures les plus intentionnelles. » (p. 35-36). Cette prise en considération de ce que l’on pourrait appeler « un champ élargi des ruines » rend la réflexion à la fois passionnante et foisonnante.
Combinatoire de la mémoire
Pour Schnapp, les ruines désignent finalement moins des objets que des processus : ceux mis en place par les sociétés pour penser leur inscription dans l’histoire. Retracer une « histoire universelle » des ruines revient donc à explorer la diversité et la complexité de ces processus, en se montrant tout particulièrement attentif aux multiples tensions qui les traversent. L’interprétation des ruines oscille en effet toujours, comme le remarque l’auteur, entre plusieurs polarités : nature et culture, mémoire et oubli, matérialité et immatérialité. Le rapport au passé diffère pour chaque société et dessine une sorte de combinatoire de la mémoire.
Certaines sociétés sont bâties sur une volonté de mémoire collective presque sans faille comme la Chine ancienne, et ont développé des instruments spécifiques pour protéger leur héritage, tant immatériel que matériel. D’autres ont vu dans les ruines des amas de pierres ou de briques dont on pouvait se débarrasser avec profit. D’autres encore ont organisé elles-mêmes la destruction cyclique de leurs architectures légères de bois et de chaume pour mieux les reconstruire. La notion de ruine ne peut rester limitée aux architectures de pierre, elle apparaît sous d’autres aspects, aussi visibles dans le monde chinois que dans certaines sociétés africaines ou océaniennes. Elle peut prendre une forme diffuse qui conjoint oralité et matérialité (p. 14-15).
Du plus immatériel au plus concret ; du récit transmis de génération en génération aux pyramides conçues pour frapper l’imagination, Schnapp se livre à un minutieux et érudit travail d’investigation des logiques mémorielles. Il répertorie ainsi les innombrables manières de résister à l’oubli, dont on ne pourra donner que quelques exemples ici. Parmi les objets de mémoire, citons les churinga australiens : ces objets traditionnels de forme ovale, taillés dans la pierre ou le bois et gravés de signes symboliques, qui matérialisent la réincarnation de l’ancêtre. Citons également ces traités théologiques que les moines bouddhistes du Tibet médiéval enfouissaient dans le sol des temples, remettant ainsi au hasard et au temps la découverte des « enseignements cachés » et donc de ce qu’ils considéraient comme le plus sacré.
Le geste rappelle celui des Mésopotamiens qui dissimulaient dans les fondations de leurs constructions des tablettes recouvertes d’inscriptions, qui jouaient le rôle de mode d’emploi à destination de leurs descendants. Cette pratique est longuement analysée par Schnapp dans un chapitre consacré aux stratégies mémorielles des civilisations mésopotamiennes et égyptiennes. Alors que les premières concevaient le rapport au passé comme un lien nécessairement vivant, celé dans ces « briques de fondation », et qui devait être réactivé par les générations suivantes, les secondes s’y rapportaient de manière beaucoup plus imposante et ostentatoire. À cet égard, Schnapp note que le culte des Égyptiens pour les monuments confinait à l’obsession. Chaque pharaon, en compétition avec ses prédécesseurs et ses successeurs, s’employait à construire des « monuments d’éternité ».
À l’opposé de cette posture de grand bâtisseur, on peut penser aux constructions éphémères qui impliquent de remettre sans relâche le travail sur le métier pour réactiver des processus de mémoire. Au Japon, par exemple, « Dans le sanctuaire de la famille impériale à Isé se déroule tous les vingt ans un rituel qui voit un nouveau temple de bois et de chaume s’élever à côté du temple ancien. Quand la construction nouvelle est terminée, le temple précédent est démonté : ce rituel est répété scrupuleusement depuis le VIIIe s. après J.-C. » (p. 40). Dans une perspective différente, mais reposant aussi sur une forme de dématérialisation de la mémoire, on peut évoquer la tradition juive qui, après la chute du Second Temple, privilégie la transmission orale et écrite et fait littéralement du Talmud un « monument textuel » qui vient se substituer au Temple détruit. L’oralité, le caractère éphémère des matériaux et des constructions peuvent donc, au même titre que les monuments, incarner des formes de résistance à l’oubli.
L’imaginaire des ruines
La dialectique entre les pierres et les mots occupe d’ailleurs une place centrale dans l’ouvrage. En effet, si l’étude s’appuie sur de très nombreuses sources historiques, archéologiques et anthropologiques, elle convoque aussi tout du long de multiples textes littéraires. Ces incursions du côté de la littérature, de Chateaubriand à Ismaïl Kadaré, en passant par Jorge Luis Borgès ou encore Francis Ponge et ses « Notes pour un coquillage », montrent l’ampleur et la puissance de l’imaginaire des ruines.
En tissant un lien entre sa recherche et ces textes qui, depuis les récits matriciels de la Tour de Babel et de la chute de Troie, témoignent d’une conscience et d’une poésie des ruines, Alain Schnapp souligne la nécessité de faire un détour par la fiction pour se saisir pleinement de son objet. Il rejoint par-là les propos de l’anthropologue britannique Tim Ingold, pour qui : « L’érudition et la poésie, de même que la science et la foi, ont été alignées des deux côtés d’une division entre réalité et imagination. Cette division a causé un tort considérable et doit être effacée. » [2] La poésie, les mythes, les romans sont des éléments essentiels de cette histoire des ruines.
Schnapp revient ainsi à plusieurs reprises sur l’attrait qu’exerce la Grande Muraille de Chine sur Kafka, Borgès et Kadaré qui lui ont chacun consacré une nouvelle [3]. Bien que les trois écrivains abordent différemment le monument, l’historien remarque que leurs fables se rejoignent dans une même conclusion sans appel : « le souci de mémoire des souverains incarné dans une construction mégalomane a quelque chose de trivial, de totalitaire et de vain ». (p. 654) Selon l’historien, ces récits délivrent un enseignement fondamental sur l’usage et la fonction collective des monuments. C’est le cas tout particulièrement de la nouvelle de Kafka qui insiste sur la perte de signification de ces murailles construites de manière fragmentaire et sans trop savoir pourquoi, mais qui continuent de hanter le paysage. Schnapp, prolongeant le propos de l’écrivain, explique que bien que rien ne garantisse la survie du message de grandeur des entreprises monumentales,
il est certain qu’elles modifient le paysage et, partant, influent sur la conscience que les générations successives peuvent avoir du passé. De ces installations se dégage une aura à laquelle nul ne peut échapper : ces monuments sont des sémiophores dont la signification est perdue, mais qui continuent à émettre un signal que chaque génération reçoit et peut interpréter à sa guise (p. 27).
« Et le monde ne sera plus qu’une ruine confuse »
Ce livre-somme – dont la couverture reproduit une vue du temple d’Angkor, recouvert de racines et de végétation, symbiose parfaite entre la nature et la culture, le passé et le présent- ne cesse d’ouvrir et de redéployer l’idée de ruine. Car c’est bien la complexité de celle-ci et la nécessité de ne pas s’en tenir à une définition trop réductrice reconduisant la ruine au monument qui constituent le fil directeur de l’ouvrage. Alain Schnapp s’emploie donc tout au long de son étude, au risque parfois de désorienter le lecteur face à ces multiples bifurcations, à réajuster et élargir la notion.
À partir de cette réflexion sur le passé se déploie, enfin, plus largement une réflexion sur le temps. Les ruines nous renvoient à un temps révolu, mais elles nous projettent aussi, à leur manière, dans le futur. En témoigne le genre des « ruines anticipées » qui parcourt l’histoire, des écrits de Thucydide à l’essai de Benjamin Péret, « Ruines. Ruine des ruines », dans lequel le poète surréaliste imaginait des archéologues découvrant un jour lointain « le gigantesque fossile d’un animal unique, la tour Eiffel… » [4] On en trouve encore aujourd’hui l’écho dans l’art contemporain avec, par exemple, la série d’eaux fortes de Cyprien Gaillard intitulée « Croyance en une époque d’incrédulité » (2005). Cette série, qui mêle vues de grands ensembles et estampes anciennes, souligne, comme les gravures de Piranèse, l’impermanence des choses mais aussi l’étrange beauté des ruines.
Alain Schnapp, Une histoire universelle des ruines. Des origines aux Lumières, Paris, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2020, 744 p., 49 €.
• Egaña Miguel et Schefer Olivier (sous la dir.), Esthétique des ruines. Poïétique de la destruction, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015.
• Riegl Aloïs, Le Culte moderne des monuments. Son essence et sa genèse, Paris, Éditions du Seuil, 2013.
• Schnapp Alain, Ruines. Essai de perspective comparée, Dijon, Les Presses du réel, 2015.
• Scott Diane, Ruine. Invention d’un objet critique, Paris, Les Prairies ordinaires, 2019.
• Visite virtuelle de l’exposition Josef Koudelka. Ruines, BNF.
• France Culture, « La Grande Table », Olivia Gesbert, avec Alain Schnapp, 18 novembre 2020
• Cyprien Gaillard, série d’eaux fortes « Croyance en une époque d’incrédulité », 2005 (Collection MAC/VAL).
Pour citer cet article :
Géraldine Sfez, « De si beaux débris »,
La Vie des idées
, 24 mars 2021.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Schnapp-Une-histoire-universelle-des-ruines
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[1] François-René de Chateaubriand, Génie du Christianisme, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1976, tome I, p. 250 (cité dans A. Schnapp, p. 10).
[2] Tim Ingold, Marcher avec les dragons, Points, Zones sensibles, 2013, p. 15.
[3] Franz Kafka, La Muraille de Chine, Paris, Gallimard, « Folio », 2018 ; Jorge Luis Borges, La Muraille et les livres dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « La Pléiade », t. I, 1993 ; Ismaïl Kadaré, « La grande muraille » dans Le Firman aveugle, Stock, 1997.
[4] Benjamin Péret, « Ruines. Ruine des ruines ». Minotaure, 12-13, 1939 (cité dans A. Schnapp, p. 19) : « Peut-être retrouvera-t-on un jour, alors que son souvenir sera effacé de la mémoire des hommes, le gigantesque fossile d’un animal unique, la tour Eiffel… ».