Recension Arts

Entrechats ou entre-soi ?

À propos de : Ruth Horowitz, Passionate work. Choreographing a Dance Career, Stanford University Press


par , le 16 octobre


Peut-on vivre de sa passion dans un pays où le régime de l’intermittence n’existe pas ? Pour la sociologue américaine R. Horowitz, les danseurs professionnels offrent un modèle de l’adaptabilité exigée par le marché du travail.

Les contours d’un métier-passion

Les quelques documentaires et films qui s’intéressent à la danse font souvent le portrait de danseurs et danseuses étoiles [1]. Ils relatent des trajectoires exceptionnelles de travailleurs acharnés et de compétitions accrues pour arriver à des positions très convoités dans les grands ballets internationaux. Peu d’enquêtes se centrent sur les vies des artistes chorégraphiques ordinaires qui constituent pourtant la plus grande partie d’entre eux. Comme le démontre Ruth Horowitz, ces danseurs et danseuses de l’ombre n’en demeurent pas moins des acteurs passionnés par leur art. Les débuts dans la danse sont souvent précoces et synonymes d’un travail quotidien et rigoureux. Les nombreuses abnégations et la compétition entre les élèves s’observent dès le plus jeune âge. Mais la « passion » est bien là. Les nombreux artistes interrogés par la chercheuse se souviennent avec émotion du premier spectacle de danse vu et de la naissance d’une vocation pour ce métier et pour la scène. Le livre Passionate Work explore l’exercice d’un métier-passion : « comment la passion pour la danse se transforme en carrière » (p. 8) ?

En enquêtant parmi les artistes chorégraphiques aux États-Unis, principalement à New York, Horowitz éclaire une pluralité de situations professionnelles. Elle enquête aussi bien dans les ballets de danse classique que parmi les danseurs indépendants en danse contemporaine ou en danses urbaines. Elle le précise dans la préface, la chercheuse n’est pas danseuse professionnelle. Elle s’est formée cependant depuis son plus jeune à la danse et a suivi des cours de danse classique en parallèle de son poste de professeure de sociologie à New York University. Elle est en mesure de comprendre par corps [2] le vécu des danseurs qu’elle interroge. De plus, l’autrice laisse une large place aux verbatims des 87 danseurs et danseuses interrogés. Elle révèle la difficile construction d’une vie d’artiste rythmée par un dévouement passionnel, une forte précarité et un marché de l’emploi fondé sur la flexibilité et la concurrence. Finalement, loin des stars de la danse, Horowitz met en lumière les inégalités qui traversent cette profession dans le contexte des États-Unis où la danse est peu soutenue par des politiques publiques.

Casse-Noisette ou la naissance de la passion

Aux Etats-Unis, la naissance de la passion pour la danse est très souvent liée au ballet Casse-Noisette (Nutcracker). Ce spectacle, diffusé principalement pendant la période de Noël, permet de faire vivre économiquement le système chorégraphique américain notamment en levant des fonds pour faire fonctionner les écoles et les compagnies de danse. Ce phénomène considérable – la chercheuse recense plus de 300 productions pour l’année 2017 (p. 17) – est propre à la vie chorégraphique de ce pays. La majorité des enquêtés ont pris part à ce ballet et nourri l’ambition d’interpréter les rôles principaux de Clara ou celui du Prince. La plupart des écoles de danse aux États-Unis revisitent cette œuvre afin de financer leurs activités par le biais des recettes de billetterie. Casse-Noisette est donc une étape propédeutique dans un long parcours qui transforme la passion en carrière. Comme le rappelle l’autrice, « tomber amoureux de la danse ne signifie pas que vous pouvez faire une carrière comme danseur » (p. 37).

En effet, l’accès à la vie d’artiste est déterminé par de nombreux facteurs sociaux. Durant l’enfance et l’adolescence, il faut suivre une scolarité dans des écoles de danse et surmonter de nombreuses épreuves. La première est économique puisque la formation nécessite une forte implication financière des parents : payer des écoles privées, acheter des pointes pour les jeunes femmes, et souvent, compléter par des cours particuliers avec des professeurs réputés. En étudiant de près les formations chorégraphiques, Horowitz révèle que la rhétorique du « talent » cache en réalité de nombreuses heures de travail et l’acquisition de la « discipline du ballet » (p. 40) passant par la soumission à l’autorité du professeur de danse et à ses critiques. Finalement, dès le plus jeune âge, la danse doit être à la fois « une passion, l’activité centrale et un mode de vie » (p. 49).

Il existe une grande variété des formations supérieures et des trajectoires. Aux Etats-Unis, il est possible de se former à la danse classique dans des centres affiliés à de grands ballets étasuniens où les danseurs et danseuses sont souvent engagés vers 15 ou 16 ans. D’autres choisissent de se former à l’Université dans des parcours chorégraphiques souvent en réorientant leur pratique de la danse classique vers la danse contemporaine. L’engagement professionnel dans la danse est justifié par un discours passionnel. Kendell, une danseuse interrogée, dont les parents souhaitent qu’elle valide un parcours académique en plus de son choix d’être danseuse, résume ainsi : « Je savais que je voulais vraiment danser. (…) Je devais faire en sorte de réussir » (p. 61). Les parcours, loin d’être linéaires, sont structurés par de nombreuses incertitudes. Le « choix » d’une carrière n’est pas une affaire individuelle mais bien un « processus collectif » (p. 75) puisque l’environnement familial et les professeurs donnent un sens à la passion de la danse.

Les inégalités d’un métier-passion

Dans le domaine artistique, les métiers-passions sont marqués par une très forte concurrence. Lors des auditions, pour intégrer un ballet ou une compagnie, le nombre de candidats est toujours bien supérieur au nombre de places. Dans une économie fortement concurrentielle, Horowitz démontre la persistance d’inégalités importantes entre les danseurs et les danseuses. L’analyse des inégalités de genre entre les hommes et les femmes traverse l’ensemble de l’ouvrage. Dès les écoles, l’apprentissage des pointes renforce les mécanismes de compétition et exige une transformation corporelle particulièrement difficile pour les jeunes femmes.

Les trajectoires masculines sont quant à elle marquées par deux caractéristiques spécifiques : l’entrée plus tardive dans la danse mais également l’absence de modèle de danseurs dans l’imaginaire collectif. Nombreux sont ceux qui transfèrent des dispositions corporelles acquises dans d’autres pratiques sportives, notamment la gymnastique, vers la danse. Puisque l’accès au monde du travail est plus facile pour les hommes que pour les femmes, les inégalités de genre se font surtout ressentir au moment de l’entrée dans le milieu professionnel. Les hommes, formés plus tardivement à la danse, sont aussi « moins socialisés à être déférents que les femmes » (p. 81) et les comportements de remise en cause de l’autorité sont plus acceptés dans les compagnies professionnelles. En somme, alors que la danse est omniprésente dans l’imaginaire des jeunes filles, la transformation de leur passion en carrière professionnelle est plus incertaine pour elles que pour celle des hommes.

Par ailleurs, en dépassant une analyse strictement centrée sur les styles de danse, l’ouvrage met en évidence une seconde forme d’inégalité, qui réside dans la différence des statuts professionnels des artistes. La sociologue distingue les professionnels de compagnies, majoritairement en danse classique, et les artistes par projet – appelé en anglais portfolio dancers – plus polyvalent et exerçant des styles chorégraphiques variés. Dans le contexte français, il serait tentant de transférer maladroitement cette distinction entre les danseurs salariés dans les ballets et les artistes bénéficiant du régime de l’intermittence du spectacle. Mais c’est justement la force de l’ouvrage d’éclairer une dimension peu étudiée par les sciences sociales, à savoir la vie des artistes dans un contexte où l’indemnisation chômage par intermittence n’existe pas.

Dans les ballets, la vie est structurée par une forte hiérarchisation, notamment avec la séparation entre les solistes et le corps de ballet qui crée une mise en compétition permanente. Cependant, les salariés bénéficient tout de même d’un cadre stabilisé relatif à leurs contrats. De plus, Horowitz explique que les ballets évoluent en même temps que la société. De nombreuses directions développent de plus en plus des « espaces d’expression » et « d’autonomie » pour les danseurs et danseuses. Il demeure que les ballets fonctionnent sur une « loyauté » (p. 151) des artistes à l’égard de l’institution et avant tout de son directeur qui se distingue souvent comme une figure particulièrement charismatique.

À l’inverse, les trajectoires des artistes par projet sont marquées par une forte instabilité et une précarité quotidienne. La gestion du temps et du rythme professionnel est au cœur des interrogations des danseurs et danseuses. Contrairement aux autres professions en freelance, les artistes chorégraphiques ne peuvent pas télétravailler de chez eux. Ils doivent prendre des cours pour entretenir leurs corps, se déplacer pour passer des auditions et s’épanouir dans une profession qui s’exerce collectivement. De plus, puisqu’ils ne bénéficient pas d’une forme d’intermittence, ils doivent travailler en dehors des projets artistiques. Le descriptif d’une journée d’une danseuse (p. 157) permet de mesurer la grande variété des activités exercées. Si de nombreux artistes parviennent à trouver des emplois de professeur de danse, d’autres doivent exercer des « petits boulots ». En somme, les danseurs dits de portfolio « doivent fournir des efforts constants pour préserver leur identité professionnelle de performeurs, en recherchant et en passant régulièrement des auditions, en organisant rigoureusement leur vie, et en conciliant les emplois alimentaires avec leurs activités de création et de représentation » (p. 160). Transformer sa passion en carrière, c’est donc faire preuve d’une grande abnégation et très souvent devenir entrepreneur de soi-même.

Le danseur : un travailleur adaptable ?

En effet, en questionnant le monde de la danse, Horowitz interroge plus largement les « métiers-passions » dans le cadre d’une mutation actuelle du monde du travail. En mobilisant les approches sociologiques de Pierre-Michel Menger [3], l’autrice montre que l’incertitude est une caractéristique fondamentale du métier de danseur et danseuse. Les carrières sont difficiles et courtes, mais souvent la passion transforme cette incertitude en ressource. C’est notamment visible lors des fins de carrière qui ont lieu précocement, autour de 40 ans. Les artistes doivent retrouver une identité professionnelle sans pour autant exercer leur métier sur scène.

La sociologue distingue trois options professionnelles offertes aux danseurs et danseuses en transition professionnelle. Certains valorisent leurs compétences corporelles en devenant chorégraphe, photographe ou encore designer. D’autres affinent leur connaissance du corps en s’engageant dans le professorat en danse, yoga ou Pilates. D’autres, enfin, se réorientent vers des métiers éloignés de l’univers artistique. Qu’ils deviennent avocats, médecins, ou administrateurs de compagnies, ils transportent avec eux des capacités d’analyse appréciées dans de nombreux domaines professionnels. Dans le contexte d’un marché de l’emploi où « les travailleurs d’aujourd’hui doivent être agiles, toujours prêts à changer d’emploi et à franchir les frontières professionnelles » (p. 231), les danseurs sont déjà fortement préparés à la gestion de l’incertain.

En se positionnant au plus près des discours et des trajectoires des artistes, Horowitz éclaire la vie des danseurs et des danseuses aux États-Unis. Tout au long du livre, elle analyse finement le quotidien de ces passionnés de danse qui ont décidé d’en faire une carrière. Elle donne à lire une réalité sociale encore trop peu étudiée notamment pour les pays ne bénéficiant pas d’un soutien public à l’art. Bien que l’autrice ne mentionne pas les études sociologiques françaises sur le métier d’artiste chorégraphique [4], elle offre la possibilité d’engager une comparaison entre les deux pays. Des deux côtés de l’Atlantique, les carrières sont rythmées par l’instabilité, la précarité, une très grande concurrence et une adaptabilité de plus en plus forte.

En s’éloignant des poncifs d’un monde du ballet passéiste, elle dépeint un univers culturel en « transition » (p. 266) qui s’adapte à son époque et évolue sur de nombreuses questions. Que ce soit aux États-Unis ou en France, les danseurs et danseuses s’interrogent et se mobilisent progressivement pour faire évoluer le monde chorégraphique. Les questionnements autour de la « diversité » des corps et des esthétiques sont au cœur des débats – comme l’illustre la tribune récente des danseurs de l’Opéra de Paris, qui a conduit à la publication d’un rapport consacré à cette problématique [5]. Cependant, l’individualisation des carrières et la faible conscience collective au sein d’une profession très peu syndiquée contribue à accroître les logiques libérales de flexibilité et d’adaptabilité. Cette situation s’observe aussi bien dans des contextes d’un financement public de l’art en France que dans une économie par mécénat et sponsor aux États-Unis. En exerçant un métier-passion, l’artiste chorégraphique n’est-il pas voué à devenir le paradigme du travailleur de demain ?

Ruth Horowitz, Passionate work. Choreographing a Dance Career, Stanford University Press, 2024, 324 p.

par , le 16 octobre

Pour citer cet article :

Marco Mary, « Entrechats ou entre-soi ? », La Vie des idées , 16 octobre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Ruth-Horowitz-Passionate-work

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Notes

[1À titre d’exemple, on peut citer le film documentaire Resilient Man (2024) de Stephane Carrel sur le danseur étoile du Royal Ballet de Londres Steven McRae  ; ou encore, Aurélie Dupont, l’espace d’un instant de Cédric Klapish (2009) sur la danseuse étoile de l’Opéra de Paris.

[2Sylvia Faure, Apprendre par corps. Socio-anthropologie des techniques de danse, Paris, La Dispute, 2000.

[3Pierre-Michel Menger, “Artistic Labor Markets and Careers.”, Annual Review of Sociology, 25, 1999, p. 541–74  ; Pierre-Michel Menger, The Economics of Creativity : Art and Achievement Under Uncertainty, Cambridge, Harvard University Press, 2014.

[4Pierre-Emmanuel Sorignet, Danser : Enquête dans les coulisses d’une vocation, Paris, La Découverte, 2012  ; Joël Laillier, Entrer dans la danse. L’envers du Ballet de l’Opéra de Paris, Paris, CNRS éditions, 2017.

[5Pour plus d’information, voir la page «  Diversité et inclusion  » sur le site internet de l’Opéra de Paris.

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