« Le Cheval D’Orgueil » de Claude Chabrol (1980)

Recension Histoire

Bretagne, une extinction linguistique

À propos de : Rozenn Milin, La Honte et le Châtiment. Imposer le français (Bretagne, France, Afrique et autres territoires), Champ Vallon


par , le 9 octobre


Comment expliquer la révolution silencieuse qui a eu lieu en Bretagne au XXe siècle, c’est-à-dire la disparition du breton au profit du français ? Répression et humiliation par le biais de l’école républicaine, ou stratégie de la part des Bretons eux-mêmes ?

Cet ouvrage est tiré d’une thèse de sociologie soutenue à l’université Rennes 2 en 2022. Son autrice, Rozenn Milin, a passé l’essentiel de sa carrière dans les médias. Elle a été présidente du conseil culturel de Bretagne, une assemblée placée près du conseil régional, que ce dernier consulte pour les questions relatives à l’identité culturelle de la Bretagne. Dans ce travail de recherche, Rozenn Milin cherche, après d’autres, à analyser les raisons de la « substitution linguistique » qui a eu lieu en Bretagne au cours du XXe siècle, c’est-à-dire le remplacement, rapide, qui s’y est produit du breton par le français.

Généalogie du symbole

Elle adopte, pour ce faire, un angle particulier : l’étude du symbole, cet objet stigmatisant que certains écoliers bas-bretons ont été contraints de porter, parfois d’exhiber, à titre de punition pour avoir parlé breton dans l’enceinte de l’école. Rozenn Milin appuie l’essentiel de sa démonstration sur des témoignages. Elle en a personnellement collecté 200 : une centaine en Basse-Bretagne, une centaine dans l’ancienne AOF, principalement au Sénégal, qui lui tient lieu de terrain d’enquête secondaire. S’y ajoutent, en ce qui concerne la Basse-Bretagne, plus de 400 autres témoignages que Rozenn Milin a patiemment recueillis, en particulier dans les enquêtes antérieures à la sienne. Elle fait aussi, notons-le, un usage abondant de la littérature scientifique existante afin de contextualiser son analyse.

L’une des originalités de l’ouvrage, et l’un de ses intérêts, est qu’il inscrit l’histoire de la répression linguistique en Basse-Bretagne dans un cadre d’analyse élargi, ce que, du reste, son sous-titre faisait d’emblée pressentir. Dans la première partie, intitulée « La propagation de l’objet de la honte », Rozenn Milin entreprend de reconstituer – partiellement – ce que l’on pourrait appeler la généalogie du symbole.

Elle repère ses lointaines origines dans l’asinus en usage dans certaines écoles germaniques à la fin du Moyen Âge : il s’agissait alors d’un morceau de bois, que l’élève ayant manqué à son devoir de s’exprimer en latin était contraint de porter. Peu après, les Jésuites élaborent un semblable dispositif coercitif, dont l’objet support est appelé signum, ce qui donnera plus tard le « signal » dans le sud de la France.

À l’époque contemporaine, les avatars de l’asinus et du signum se répandent. Rozenn Milin les retrouve au Sénégal, mais aussi au Royaume-Uni et au Japon. Il est frappant d’observer combien le procédé est partout similaire : l’élève coupable de s’être exprimé dans sa langue maternelle – interdite – est affublé d’un objet infamant. Il est censé épier ses camarades, en vue de prendre l’un d’eux en faute et de se débarrasser de l’objet à ses dépens ; car, souvent, seul le dernier porteur écope d’une punition à la fin de la journée. Ce qui n’exclut pas quelques différences tenant à la nature de l’objet (ainsi, le Sénégal se singularise par son fréquent recours aux os et aux cornes d’animaux) ou encore à l’existence d’un délai accordé aux nouveaux écoliers pour s’habituer à l’interdit linguistique.

Voilà une intéressante étude d’histoire comparée, qui se double, à l’occasion, d’incursions dans le domaine de l’histoire connectée. Ainsi se pourrait-il, dit l’autrice, que le symbole ait été introduit au Sénégal par les Frères de l’Instruction chrétienne ; que le hōgen fuda, en usage dans l’archipel des Ryukyu, ait une double origine, japonaise et occidentale. L’enquête est à poursuivre.

Modèle latin et modèle central

Toute l’analyse débouche sur un essai de synthèse, exposé dans la seconde partie de l’ouvrage, plus précisément dans le chapitre 9 intitulé « La langue comme outil de domination ». Le propos ne se borne plus ici au symbole et à ses équivalents. Plus général, il vise à exposer comment, dans ces différents territoires, la langue dominante a été imposée.

Rozenn Milin identifie un certain nombre de constantes, en particulier le rôle clé de l’institution scolaire, mais aussi des différences, qui fondent une typologie : elle distingue d’abord un modèle dit « latin », caractéristique de l’Occident moderne, un modèle dit « central », caractéristique des États-nations en construction, enfin un modèle dit « colonial ».

Dans le premier et le dernier modèle, la répression linguistique ne sert qu’à la formation d’une élite lettrée ; en aucune manière elle ne vise à l’éradication des langues vernaculaires. Le deuxième, en revanche, entend imposer la langue dominante à l’ensemble de la population, mais l’autrice tient qu’il se divise en deux sous-modèles, l’un incarné par la France et le Japon Meiji qui, selon Rozenn Milin, ont visé à l’éradication des langues régionales, l’autre incarné par le Royaume-Uni, qui n’a pas poursuivi cet objectif.

Cet effort classificatoire est louable. Il est probant dans ses grandes lignes, mais il mériterait d’être nuancé, spécialement en ce qui concerne le modèle « central ». Il n’est que de songer à la manière dont le gaélique irlandais a été combattu à l’école, qui interdit d’opposer rigoureusement la France et le Japon d’une part, le Royaume-Uni de l’autre – ce que, du reste, l’autrice reconnaît.

Le traumatisme de la « vache »

Le cœur du livre demeure cependant l’analyse du cas bas-breton, que Rozenn Milin développe particulièrement dans les chapitres 3 et 7. Cette analyse peut être résumée comme suit : la Révolution française a accouché du projet d’élimination des langues régionales, jugé indispensable à l’unification de la nation ; il faut cependant attendre les années 1880 pour que ce projet soit réellement mis en œuvre à travers l’école primaire de masse qui, en recourant à des procédés coercitifs, au premier rang desquels le symbole – souvent appelé la « vache » (ar vuoc’h) en Basse-Bretagne – suscite chez les écoliers bretonnants un sentiment de honte pouvant virer au traumatisme ; ce sentiment de honte explique que les intéressés aient massivement cessé de transmettre le breton à leurs enfants au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Il y a là, estime Rozenn Milin, un véritable « suicide linguistique », expression qui renvoie directement à l’étude que les linguistes canadiens David Beck et Yvonne Lam ont consacrée il y a une quinzaine d’années à l’abandon de leur langue par les Totonaques du Mexique. Les témoignages produits dans l’ouvrage soutiennent cette lecture à certains égards. Ils prouvent que la répression par le symbole a été plus répandue que ne le laissent penser d’autres sources, en particulier la réglementation scolaire, et ils participent, en ce sens, à une œuvre de réévaluation salutaire.

Abondamment et précisément cités, ils font voir, par ailleurs, toute la cruauté et la perversité du procédé. L’un des cinq témoignages cités in extenso, dans l’annexe des p. 355-364, est proprement insoutenable, qui met en scène un homme rouant de coups son fils dans la cour même de l’école, devant l’instituteur et les autres enfants : « Le père criait en breton des propos injurieux à l’égard de son fils. Il l’insultait littéralement de ne pas parler en français comme l’école le requérait » (p. 360). C’était en 1949, dans l’ouest du Morbihan…

Discussion critique

Il demeure que la démonstration de Rozenn Milin n’emporte pas complètement notre adhésion. Remarquons, pour commencer, que l’ampleur de la pratique du symbole reste difficile à estimer. Rozenn Milin indique que 266 de ses témoignages en font état (soit 43 % de son corpus bas-breton), ce qui est beaucoup ; mais elle reconnaît elle-même qu’une telle proportion est exagérée dans la mesure où, compte tenu de la manière dont il a été construit, son corpus est partiellement sélectif.

La même conclusion s’impose en ce qui concerne l’ampleur de la répression linguistique en général, qui ne se réduit pas à la punition du symbole. Sans doute de tels chiffres autorisent-ils à affirmer que celle-ci n’a pas été marginale ; mais peut-on aller beaucoup plus loin ? Ce serait certainement téméraire, d’autant que d’autres investigations récentes révèlent une présence moindre du symbole et, au-delà, une moindre présence des punitions subies pour non-respect de l’interdit linguistique [1].

Deuxièmement, on peine à suivre l’autrice lorsqu’elle fait de l’action de l’école, républicaine en particulier, la cause principale de la substitution linguistique. Elle ne nie pas que d’autres facteurs ont joué un rôle dans l’abandon du breton (au tout premier chef, le désenclavement tous azimuts de la Basse-Bretagne et le désir d’ascension sociale des Bas-Bretons) ; mais, de toute évidence, elle considère que ces autres facteurs sont secondaires. En eux, elle ne voit que les éléments d’un « cadre propice au changement de langue » (p. 225), dont l’école est seule, in fine, l’« outil efficace » (p. 234). À dire vrai, on ne comprend pas les raisons de cette minoration. Nous nous retrouvons davantage dans l’analyse plus équilibrée que Fañch Broudic a faite de la substitution, dans son ouvrage de référence [2].

Troisièmement, il nous semble qu’une telle lecture, qui survalorise l’action de l’école – comparativement à celle des autres facteurs à l’œuvre –, aboutit à ne faire des Bas-Bretons que les victimes, nécessairement passives, de leur histoire. Or la honte n’a pas été le seul moteur de la substitution. Nous pensons que la « religion de l’utilité [3] », selon la percutante expression de Mona Ozouf, a également conduit nombre de Bas-Bretons à juger pragmatiquement, rationnellement, que dans le monde qui venait (perçu par les contemporains comme un monde de progrès [4]), ils avaient intérêt à ne pas transmettre le breton à leurs enfants.

Au début du XXe siècle, la Basse-Bretagne possède en effet deux particularités : la surpopulation de ses campagnes, qui pousse à émigrer, et la faiblesse de son appareil industriel, qui dévie les aspirations professionnelles vers le secteur tertiaire et la fonction publique – deux horizons superposables qui, l’un comme l’autre, réclament de maîtriser de manière minimale la langue française. Nous pouvons aller plus loin et faire l’hypothèse qu’une partie, au moins, de la société de Basse-Bretagne, loin de se laisser piétiner par la modernité en marche, est plutôt parvenue à l’utiliser à son avantage. Comment comprendre, sinon, les remarquables performances scolaires de la région à partir des années 1950 qui, faut-il le rappeler, sont le fruit d’un effort séculaire [5] ?

Une réflexion stimulante

En résumé, si nous convenons avec Rozenn Milin que l’agonie du breton est un événement infiniment triste, comme est infiniment triste la disparition de toute langue humaine, nous n’analysons pas de la même manière le processus de substitution linguistique qui s’est déployé en Basse-Bretagne au cours du siècle dernier.

La clé de cette divergence tient à son corpus de témoignages, qui survalorise les ruraux de condition modeste, lesquels étaient porteurs d’un sentiment d’infériorité non pas simplement linguistique et culturelle, mais aussi sociale. Or les Bas-Bretons des années 1930, ce sont aussi les citadins, les marins et les commerçants des bords de mer, ce sont les « gens du bourg » et toutes leurs « marques de supériorité » [6] à l’égard des peizanted, autant de fractions de la société bas-bretonne dont le rapport au breton n’a sûrement pas été marqué par la même négativité que celui des petits paysans du Poher.

Qu’à cela ne tienne, nous le redisons, ce livre ouvre des perspectives de réflexion stimulantes et il relance utilement une vieille discussion qui, en Bretagne, n’est jamais restée enclose à l’intérieur de l’université. En somme, il fait réfléchir, ce qui n’est pas un mince mérite.

Rozenn Milin, La Honte et le Châtiment. Imposer le français (Bretagne, France, Afrique et autres territoires), Ceyzérieu, Champ Vallon, 2025, 382 p., 26 €.

par , le 9 octobre

Pour citer cet article :

Jean Le Bihan, « Bretagne, une extinction linguistique », La Vie des idées , 9 octobre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Rozenn-Milin-La-Honte-et-le-Chatiment

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Notes

[1Blanchard Nelly, «  Souvenirs et témoignages sur les pratiques linguistiques à l’école en Basse Bretagne dans les années 1930-1950  », dans Le Cam Jean-Luc et Le Pipec Erwan (dir.), L’école et les langues dans les espaces en situation de partage linguistique, Rennes, PUR, 2024, p. 359-363.

[2Broudic Fañch, La pratique du breton de l’Ancien Régime à nos jours, Rennes, PUR, 1995, 3e partie. Voir aussi la conclusion, p. 442-443.

[3Ozouf Mona, préface à Chanet Jean-François, L’École républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996, p. 12.

[4Rohou Jean, Fils de ploucs, tome 2, La Langue, l’école, Rennes, Ouest-France, 2011, p. 163.

[5Voir Lagrée Michel, Religion et cultures en Bretagne, 1850-1950, Paris, Fayard, 1992, p. 360-363. Se pencher sur le développement de l’enseignement primaire supérieur dans la Bretagne de l’entre-deux-Guerres apporterait beaucoup à la compréhension de l’histoire sociale et culturelle régionale  ; de premières pistes dans Briand Jean-Pierre, «  Le renversement des inégalités régionales de scolarisation et l’enseignement primaire supérieur en France, fin xixe-milieu xxe siècle  », Histoire de l’éducation, 66, 1995, p. 173-175.

[6Guillou Anne, Les femmes, la terre, l’argent. Guiclan en Léon, Brasparts, Éditions Beltan, 1990, p. 25.

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