Depuis la Révolution française, une longue tradition politique et historiographique a fait prévaloir l’idée que les Jacobins auraient été des centralisateurs forcenés, voire partisans d’un régime dictatorial. Une vision par trop schématique, qui a pourtant perduré jusqu’à aujourd’hui.
« L’intrigue m’a fait rayer de la liste des Jacobins de Paris. Je viens démasquer aux yeux de tous les républicains de France les anarchistes qui dirigent et déshonorent la société de Paris. Je dirai ce qu’ils sont, ce qu’ils méditent ; ce qu’est devenue cette fameuse société, et ce qu’elle doit être dans le nouvel ordre des choses [1]. » Alors que la vie politique française va s’engager dans la phase paroxystique de l’opposition entre Girondins et Montagnards, le 24 octobre 1792, Jacques Pierre Brissot, chef de file des Girondins, tout juste évincé du club des jacobins de Paris, se lance dans une longue diatribe contre les dérives supposées de cette société. L’exorde de son discours, ici retranscrit, souligne en même temps son appartenance – désormais passée – aux jacobins. Cela amène nécessairement à reconsidérer toute approche simpliste du jacobinisme, qui le réduirait voire le confondrait à la seule idéologie montagnarde au pouvoir en France en 1793-1794.
Caricature de l’épuration du club des Jacobins par Robespierre
Source : BNF, N-2, La marmite épuratoire des jacobins. 1792, anonyme, 1793.
L’ouvrage coécrit par les historiens Guillaume Roubaud-Quashie et Côme Simien apporte en ce sens un éclairage bienvenu, en dénouant un à un les fils de cette complexité. Si la démarche se veut historique, elle ne s’y réduit pas d’un point de vue épistémologique, en l’ancrant également dans des problématiques contemporaines : « il nous a semblé que cela pouvait informer notre présent, notre République et nos débats politiques » (p. 8). Le terme d’« essai » indiqué dans le sous-titre rend compte de cet effort réflexif, même si les auteurs semblent conscients des limites de la portée de leur travail, affirmant que « quoique l’on écrive, ici, nous savons que tout ou presque continuera comme avant, que l’on s’invectivera encore à grands coups d’anathèmes jacobins » (p. 8-9). Les citoyens comme les chercheurs ont en effet pendant des siècles encensé ou glosé sur les jacobins, « brandis comme drapeau ou comme épouvantail » (p. 9), sans que les hommes comme leurs idées ne fussent pour autant toujours bien appréhendés. Les auteurs ont donc cherché à savoir qui étaient réellement les jacobins et comment leur image fut utilisée, selon une perspective diachronique puisqu’elle déborde très largement du court temps d’existence du club des Jacobins pendant la Révolution française, en allant du XVIIIe siècle, voire du Grand Siècle, à aujourd’hui. Les représentations que s’en firent certains furent parfois, et même souvent, éloignées des réalités, « mythe » sans cesse ressassé ou réinventé selon les conjonctures du moment, que les auteurs s’évertuent méthodiquement à déconstruire.
Historiciser le mouvement jacobin
Ces derniers font le choix d’immerger immédiatement le lecteur dans une séance du club des Jacobins, celle du 1er janvier 1793 (p. 11-18). Une plongée haletante, narrée à partir d’éléments véridiques ou plausibles, qui permet de rappeler implicitement que le club des Jacobins reste d’abord une réalité inscrite dans le temps court de la Révolution française. Au grand dam des historiens, les archives du club ont toutefois disparu : « pas de listes régulières de ses membres ni de procès-verbaux de ses séances où puiser le contenu des discussions » (p. 19), d’où le fait que la narration de la séance soit ici quelque peu romancée.
Fermeture du club des Jacobins lors du renversement de Robespierre (27-28 juillet 1794)
Source : BNF, RESERVEQB-370 (48)-FT 4, Clôture de la salle des Jacobins dans la nuit du 27 au 28 juillet 1794, ou du 9 au 10 thermidor, an 2 de la République, Jean Duplessi-Bertaux, 1802.
Mais l’un des intérêts majeurs de cet ouvrage réside surtout dans le fait qu’il embrasse une période chronologique très large, qui va de l’émergence du phénomène d’association politique au XVIIe siècle, soit la « préhistoire » (p. 23) des Jacobins, à aujourd’hui. Ce temps long permet d’en saisir bien des nuances et les principales évolutions, bien loin du tableau synchronique qui se cantonne souvent à l’étude de l’an II. Il s’avère ainsi que le modèle jacobin ne fut « pas le salon, non pas la loge, mais le club » (p. 40), structure de sociabilité politique qui se développa en Angleterre dès le XVIIe siècle, puis aux États-Unis d’Amérique et en France. Le club des Jacobins naquit ainsi, à la fin du mois de novembre 1789, « dans une forme d’élan mimétique » (p. 58) avec la Société de la Révolution de Londres. Le cas singulier du Midi provençal, « terre d’ancienne sociabilité (confréries, loges) » (p. 84), est enfin mis en évidence fort à propos : dans le sillage des travaux de Maurice Agulhon [2], les auteurs font le parallèle entre ce maillage associatif serré et la densité des clubs qui fleurirent sur ce territoire à l’époque révolutionnaire.
La période d’existence du club des Jacobins, qui dura cinq ans, de novembre 1789 à novembre 1794, constitue la substantifique moelle de l’ouvrage, celle à partir de laquelle se développe une partie importante de l’analyse et la réflexion. La nature du jacobinisme est ainsi questionnée. Il est d’abord présenté comme un réseau politique jusque-là inégalé : 6 000 sociétés populaires regroupant près de 500 000 membres sont recensées à l’été 1794, constituant « l’un des fers de lance du militantisme révolutionnaire » (p. 183). Mais il n’existe pas en tant que doctrine politique ou programme d’actions établi. Ce qui lie les Jacobins, « depuis Robespierre jusqu’au cultivateur de tel ou tel village » – tous deux membres d’un club jacobin – « c’est d’abord une sensibilité et un faisceau de valeurs révolutionnaires à défendre » (p. 102). Le caractère évolutif de ces valeurs est souligné. La « chambre d’écho révolutionnaire » (p. 159) que forment les Jacobins est donc intimement liée aux dynamiques d’un mouvement révolutionnaire protéiforme, le club comptant dans ses rangs des protagonistes aussi différents que Mirabeau et Robespierre.
Règlement de la société populaire de Gassin (Var)
Source : Arch. mun. de Gassin, 1S1, Règlement de la société patriotique de Gassin, 20 décembre 1793.
Les « Jacobins après les Jacobins » (p. 205) sont enfin l’objet d’une approche chronologique aussi dense que stimulante. Dès le Directoire, certains, tant pour les encenser que les vilipender, usent du terme de Jacobins « pour désigner la gauche républicaine » (p. 219), assignation amenée à se pérenniser. Les révolutions du XIXe siècle sont l’occasion de réactiver la mémoire de l’expérience jacobine originelle, l’air étant bien souvent « saturé d’arômes empruntés à la Grande Révolution » (p. 244). 1871 marque toutefois le « chant du cygne pour le jacobinisme entendu comme programme pour le présent » (p. 264). Désormais, le mouvement socialiste, et ses multiples écoles de pensée, s’inscrit dans cette filiation, sans toutefois, selon les termes mêmes de Marx, se réduire à « une reformulation marginalement amendée du jacobinisme » (p. 272). Les débats historiographiques qui jalonnent le XXe siècle autour du jacobinisme et de ses principaux hérauts sont enfin synthétisés et illustrés. Cela permet au lecteur d’observer à la lunette la « puissante galaxie contre-révolutionnaire » (p. 296) et ses contempteurs, dans un univers sémantique où la planète du jacobinisme est parfois alignée avec celle du bolchévisme dans le dessein d’une « transformation de la société universelle » (Albert Mathiez, p. 281) ou vue, dans une tout autre optique, comme la « matrice du totalitarisme » (François Furet ; p. 320).
Changer de paradigme
Dans les discours politiques comme historiques, le jacobinisme a longtemps été présenté comme le parangon d’une logique de centralisation du pouvoir poussée à un très haut degré. Pourtant, cette assertion ne résiste pas à l’analyse qu’en font les auteurs. Il convient selon eux de ne pas embrasser sans discernement la vision manichéenne mise sur le devant de la scène par le combat politique entre Montagnards et Girondins, les premiers taxant les seconds de fédéralisme dans le cadre d’une lutte politique acharnée – l’accusation visant à les disqualifier en leur attribuant le projet de chercher « la mort de la République par l’arme de la fragmentation » (p. 123). Pourtant, en 1793, il n’existerait en réalité aucune « spécificité jacobine » (p. 119) en ce qui concerne la volonté centralisatrice. Le projet de constitution des Girondins de février 1793 prévoit « un exécutif plus fort que dans bien des propositions jacobines » et adopte « le principe d’une même loi applicable à l’identique partout » (p. 120). En outre, dans sa réflexion, Robespierre accorde une place importante aux communes, infirmant l’idée d’un pouvoir étatique omnipotent. Ainsi, « si les Jacobins n’ont pas eu de doctrine ou d’orthodoxie centralisatrice, on comprend que les Girondins n’en avaient pas davantage qui fût décentralisatrice » (p. 124). L’opposition de fond entre Montagnards et Jacobins d’une part, et les Girondins de l’autre, était d’abord basée sur la question de la liberté de commerce, et surtout sur l’acceptation pour les premiers, fût-elle provisoire, ou le refus pour les seconds « du poids du mouvement populaire parisien dans la vie politique nationale » (p. 121).
Jugement de Brissot et alii, « prévenus de conspiration contre l’unité et l’indivisibilité de la république » (24 octobre 1793)
Source : BNF, RESERVEFOL-QB-201 (132), Brissot et 20 de ses complices au tribunal révolutionnaire, au moment de la lecture de l’acte d’accusation, anonyme, 1793.
De la centralisation à la dictature jacobine : il n’y a qu’un pas, allègrement franchi dès la période thermidorienne. Barère ne parle-t-il pas le premier de « centralisation totale » (p. 127) pour (dis)qualifier ex post la période de la Convention montagnarde ? Si le poids politique du club des Jacobins est reconnu comme « considérable par le nombre des députés patriotes qui en sont membres » (p. 74), il convient, selon les auteurs, d’infirmer l’idée d’une mainmise totale du pays par le club parisien. Premièrement, tous les députés montagnards ne furent pas Jacobins et plus d’un quart des membres du Comité de salut public n’étaient pas membres du club au printemps 1794. D’autre part, seulement 800 des 6000 sociétés populaires étaient « réellement affiliées aux Jacobins, soit… 2% des communes de la République » (p. 156), essentiellement urbaines par ailleurs. Si l’ensemble de ces sociétés se voient confier, dès septembre 1793, par la Convention montagnarde, d’importantes missions liées à la surveillance et à la dénonciation des citoyens, elles n’accèdent toutefois « jamais au rang d’organes légaux du pouvoir » (p. 149). Si les sociétés jouent enfin un « rôle d’interface entre l’État et la société » (p. 179), l’univers jacobin ne peut s’appréhender comme strictement vertical et unilatéral : en amont, « l’initiative de la création [des clubs] est laissée à “l’en bas” » (p. 66) ; en aval, les sociétés populaires sont « les 6000 scènes sur lesquelles de simples citoyens sont entrés en politique » (p. 182) sans que les débats ne soient bien souvent déterminés par le club des Jacobins.
Caricature antijacobine après le renversement de Robespierre
Source : BNF, RESERVEQB-370 (48)-FT4, Les abominables ou le jacobin et la Discorde semant le crime et la terreur sur leurs pas. Ah ! Méchantes canailles, grâce aux dieux, votre règne est passé, anonyme, 1794-1799.
Guillaume Roubaud-Quashie et Côme Simien proposent un livre important, sorte de chaînon manquant dans l’historiographie qui permet de relier une multitude d’études particulières aux – inégales – tentatives d’approches globales sur l’histoire du jacobinisme. Outre l’entrée en matière, immersive et particulièrement réussie, il offre une synthèse sans doute inégalée sur la genèse et l’évolution du mouvement, du XVIIIe siècle à aujourd’hui. Évoluant dans un champ historiographique particulièrement labouré, le lecteur aura l’heur de découvrir une analyse historique très bien documentée qui remet en cause certains a priori profondément ancrés sur les Jacobins, sans pour autant verser dans leur apologie. Un éclairage utile qui nourrit la réflexion aussi bien du chercheur que du citoyen.
Guillaume Roubaud-Quashie, Côme Simien, Haro sur les Jacobins. Essai sur un mythe politique français. XVIIIe-XXIe siècle, Paris, Puf, Questions Républicaines, 2025, 349 p., 19€
Fabien Salducci, « Le mythe de l’État centralisateur »,
La Vie des idées
, 30 octobre 2025.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Roubaud-Quashie-Simien-Haro-sur-les-Jacobins-6679
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[1] Laurent Émile., Mavidal Jérôme. (dir.), Archives parlementaires de 1787 à 1860. Recueil complet des débats législatifs et politiques des chambres françaises, Paris, Librairie administrative de Paul Dupont, t. LXV, 1904, 27 mai 1793, p. 425.
[2] Maurice Agulhon, La sociabilité méridionale (confréries et associations dans la vie collective en Provence orientale à la fin du 18e siècle), Aix-en-Provence, Publication des annales de la faculté des lettres, 1966, t. II, p. 494.