Recension Histoire

La société à choix multiples

À propos de : Sophia Rosenfeld, The Age of Choice. A History of Modern Life, Princeton University Press


par , le 21 octobre


Download article: PDF EPUB MOBI

Qu’est-ce qu’être libre ? Avoir le choix de croire ou de ne pas croire, de voter pour qui l’on veut, d’acheter ce qui nous fait plaisir, pensons-nous. Mais, pour l’historienne Sophia Rosenfeld, la liberté ne se réduit pas au choix.

Les conceptions de la liberté sont multiples. Dans son dernier livre, l’historienne américaine Sophia Rosenfeld essaie de comprendre comment une définition restreinte de la liberté, assimilée à la capacité pour chaque individu de faire des choix sans interférence extérieure, s’est peu à peu imposée, au détriment d’autres conceptions davantage centrées sur la liberté collective, la responsabilité envers autrui ou la nécessité intérieure. La définition de la liberté comme choix, et du choix du consommateur comme quintessence de la liberté, ne résultent pas seulement d’une extension de la logique du marché. Elles viennent de plus loin, de l’époque moderne que connaît bien Sophia Rosenfeld, et concernent les domaines les plus variés de la vie sociale.

L’originalité de cette enquête touffue est de croiser des approches et des objets peu souvent pensés en rapport les uns avec les autres. Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une histoire des idées, où les écrits d’auteurs et d’autrices célèbres s’enchaîneraient, mais d’une histoire matérielle des dispositifs ayant permis aux individus de faire des choix et d’éprouver cette forme de liberté. En somme, une « histoire concrète de l’abstraction », pour reprendre une expression autrefois employée par l’historien de l’économie Jean-Claude Perrot.

Le livre se compose de cinq chapitres qui sont autant d’explorations de la manière dont le choix est devenu central dans nos vies quotidiennes, qu’il s’agisse de nos actes d’achat, de nos croyances, de nos relations sentimentales ou de nos préférences politiques. Dans beaucoup de pays (mais ce nombre est plutôt en voie de réduction, à mesure que l’autoritarisme et le fanatisme progressent), on peut théoriquement choisir sa croyance, son conjoint ou sa conjointe, ses représentants politiques ou sa boîte de céréales préférée. Chaque jour, homo œconomicus est appelé à faire des choix. La société d’abondance, dont les limites écologiques sont désormais bien connues, tirait sa légitimité de la quantité de biens à consommer qu’elle proposait, mais aussi de leur variété. Mais cette capacité à choisir au sein d’un éventail d’options en apparence sans limite nous rend-elle vraiment plus libres et plus heureux ? Shein et ses collections éphémères luxuriantes sont-ils l’apothéose de notre liberté, ou son stade terminal ?

Le choix avant la liberté

Spécialiste du XVIIIe siècle français et nord-américain, dont les ouvrages précédents ont porté sur la notion de sens commun, le langage révolutionnaire et la vérité en démocratie, Sophia Rosenfeld traque l’origine de la société du choix dans les pratiques de la fin de l’Ancien Régime. Son enquête commence avec l’apparition des boutiques et des listes de ventes aux enchères au XVIIIe siècle, à une époque où l’éventail des biens offerts à la consommation s’élargit, du fait notamment de l’expansion impériale des puissances européennes. Les épices, les tissus, les aliments se diversifient, dans un premier temps pour les classes les plus aisées, puis pour les autres strates de la société. Cette « révolution de la consommation », comme la nomment les spécialistes de l’histoire des cultures matérielles, exige la mise au point de nouvelles techniques de vente pour aider les acheteurs à faire leur choix. Un des exemples les plus anciens sur lesquels s’appuie Sophia Rosenfeld est celui des listes de ventes aux enchères mises au point par Christopher Cock à Londres dans les années 1720-1740. Dès cette époque, les femmes occupent une place à part entière dans les pratiques de consommation, un point bien mis en évidence par la recherche. Cette mise en perspective historique permet d’historiciser l’acte du choix, qui n’a pas toujours existé sous la forme où nous le connaissons. Vitrines, listes, enchères, bons de commande sont autant d’artefacts qui ont permis aux individus de se familiariser avec une pratique devenue monnaie courante, que des millions de gens pratiquent chaque week-end à travers le monde, dans des boutiques et, de plus en plus souvent, d’un simple clic sur des sites de vente en ligne.

L’enquête se poursuit avec la possibilité de choisir ses croyances et ses idées, dans le sillage de la Réforme et des multiples courants religieux dont elle a favorisé l’éclosion. Rosenfeld montre en quoi cette liberté d’opinion et de religion, totalement révolutionnaire pour l’époque, est constitutive de la société étatsunienne, dès l’époque des colonies anglaises, en particulier en Pennsylvanie (un des cas d’étude qu’elle explore dans le livre). Cet attachement à la liberté religieuse explique la prolifération des obédiences, une réalité que l’on peut observer dans les suburbs américaines où s’alignent, tels les centres commerciaux, des dizaines d’églises baptistes, pentecôtistes, presbytériennes, etc. Société commerciale et liberté religieuse prospèrent de façon interdépendante, avec pour dénominateur commun la valorisation du choix de l’individu souverain.

Cette ouverture du marché des croyances et de la tolérance s’appuie sur un accès élargi aux livres, aux bibliothèques de prêt et aux idées nouvelles. L’historienne analyse ici la pratique des « commonplace books » dans les premières décennies de la jeune République étatsunienne, des livres dans lesquels les individus compilent tout un ensemble de références et d’inspirations pour nourrir leurs idées et leurs visions du monde. C’est à nouveau dans le détail d’une pratique intime que se loge l’art de glaner, de piocher ou d’accommoder des idées et des suggestions, pour faire du neuf à partir de l’existant. Choisir n’est pas seulement une activité mentale, mais découle d’opérations concrètes qui aident à délimiter le répertoire de nos choix et des assemblages possibles.

De façon plus surprenante, Rosenfeld recherche les origines de la société du choix dans les pratiques d’appariement des couples, lors des bals, dans les colonnes des petites annonces ou sur le marché matrimonial. Comment trouver chaussure à son pied ? Les applications de rencontres sont la forme la plus récente de ces techniques visant à identifier et hiérarchiser les critères pertinents pour hâter la rencontre de l’âme sœur ou du partenaire sexuel. Des objets matérialisent cette pratique de l’art de choisir, à l’image du carnet de bals sur lequel les femmes de la bonne société consignaient au XIXe siècle les noms des hommes avec lequel elles souhaitaient danser, tout en organisant la mise en concurrence de leurs prétendants. Le matching ne doit ici rien au hasard, mais tout à la capacité d’ordonner, de hiérarchiser, de prioriser, pour réduire l’incertitude et écarter le spectre de la déception.

Une technologie politique

Aux XIXe et XXe siècles, la pratique du choix, son organisation et sa rationalisation, recouvrent des domaines très variés de la vie sociale. Il s’agit d’un trait spécifique de la vie moderne, dans laquelle les individus (du moins une partie d’entre eux, lorsqu’ils en ont les ressources économiques, sociales ou culturelles) sont de plus en plus amenés à décider en fonction de leurs goûts, plutôt qu’en obéissant à des logiques collectives d’assignation.

Le quatrième chapitre prend pour objet la pratique du vote à bulletin secret comme symbole de cette individualisation du choix politique. En Angleterre, c’est en 1872 que le Secret Ballot Act est adopté, une technique destinée à concrétiser l’idéal de l’électeur libre et souverain, capable de choisir en son for intérieur. Rien n’oblige en effet à voter individuellement, dans un isoloir et à l’aide d’une enveloppe à bulletin secret : tous ces petits gestes découlent d’une évolution des pratiques et des conceptions du vote. La mode de l’« Australian Ballot  » (l’Australie, pionnière, a appliqué ce procédé dès 1856) se répand à travers le monde à la fin du XIXe siècle. L’autrice, qui s’appuie ici sur une riche histoire matérielle de la démocratie, restitue les controverses qui ont accompagné cette innovation, certains observateurs continuant de défendre la primauté du vote public sur le vote privé, selon une conception plus holiste (et élitiste) de la communauté civique, de peur que le secret n’incite les électeurs à faire des choix impulsifs et irrationnels. Devenue une évidence aujourd’hui, cette pratique impliquait de repenser la signification du vote et la représentation du citoyen, désormais isolé de la communauté de ses pairs au moment de choisir (même si, bien sûr, tout un ensemble de déterminismes et de variables inscrit le vote dans des logiques sociales, hier comme aujourd’hui). Au XXe siècle, la science politique et le marketing ont délibérément entretenu la confusion entre le marché et la politique, à travers la figure de l’électeur-consommateur, qui ferait son shopping lors des élections (du moins tant que l’offre lui paraît attractive, ce que l’augmentation des taux d’abstention est venue démentir au cours des dernières décennies). La compétition politique est ainsi conçue sur le modèle du marché, tandis qu’à l’inverse les choix de consommation (acheter, vendre, boycotter) sont investis de significations politiques.

L’une des originalités du livre est d’ancrer les grandes théories de la liberté (comme celles de John Locke, William Penn, Mary Wollstonecraft, John Stuart Mill et Harriet Taylor, des suffragettes anglaises, etc.) dans l’évolution des pratiques sociales ordinaires, en particulier celles des femmes, qui n’ont cessé de lutter pour disposer elles aussi du choix de mener leur vie comme bon leur semble (sur le marché, au travail, en politique, dans leur vie sexuelle et maritale).

Une conception amoindrie de la liberté

Dans son dernier chapitre, Sophia Rosenfeld aborde des théories qui nous sont plus familières, en lien avec la figure de l’homo œconomicus qui devient, dans les démocraties libérales, l’archétype de l’individu libre à mesure que le discours économique colonise le débat public. Elle s’intéresse aux savoirs et aux sciences développés pour décoder nos choix, les façonner et les orienter, dans le domaine économique, psychologique ou neuroscientifique. Nous croyons être libres, mais nous savons bien en même temps que les publicitaires, les spécialistes du marketing, les experts en théories comportementales ou en théorie des jeux, les concepteurs d’algorithmes travaillent sans relâche à objectiver nos choix pour mieux les gouverner, à l’aide d’analyses statistiques, de sondages ou de tests cognitifs.

Sophia Rosenfeld montre que le triomphe du choix comme liberté s’explique par l’usage transversal qui en a été fait dans des domaines variés. Cela s’explique autant par l’essor d’une vision économique du citoyen que par l’adoption de cette valeur par les mouvements contestataires dans les années 1970. « My body, my choice  » : les défenseurs du droit à l’avortement ont formulé leur revendication sur le registre de la liberté de choix, en présentant la capacité à décider pour soi, pour sa vie, son corps et son intimité, comme une valeur universelle. Ce qui n’a pas été sans débat au sein des mouvements féministes, cette valorisation du choix pouvant aussi minimiser les différences sociales et/ou raciales. Le choix a été un vecteur essentiel des revendications d’émancipation (l’autrice rappelle plusieurs fois à quel point la liberté de choix est constitutive du mouvement en faveur des droits humains, à l’image de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948), mais a pu servir aussi de mot d’ordre à des mobilisations conservatrices.

L’essor, depuis les années 1970, de la pensée libertarienne illustre ces contradictions. Selon ce courant, dont les développements politiques récents illustrent la popularité croissante, la liberté de l’individu dépend exclusivement de sa capacité à faire des choix libres dans tous les domaines de sa vie. C’est le fameux « Free to Choose » des époux Rose et Milton Friedman, titre d’une émission de télévision et d’un livre qui ont contribué à populariser cette vision d’une liberté individuelle émancipée de toute forme de contrainte, en particulier de l’État. Bons (vouchers) pour choisir l’école de ses enfants, libre choix des assurances privées pour la couverture santé, liberté de porter des armes, sont autant d’exemples de cette vision hyper-individualiste du monde social. Mais les libertariens, et le moment présent le montre bien, ne sont pas les défenseurs d’un choix illimité pour toutes et tous : Donald Trump, comme l’a souligné Sophia Rosenfeld dans une tribune au Guardian, se fait le champion de la liberté du consommateur, mais restreint celle du citoyen, du migrant, de l’enseignant, de l’étudiant, de l’électeur, des personnes LGBTQ +. Là où, pendant une grande partie du XXe siècle, le choix du consommateur et le choix de l’électeur ont pu sembler aller de pair (du moins dans les « démocraties capitalistes »), on assiste aujourd’hui à leur dissociation, une caractéristique des tendances autoritaires actuelles, où le contrôle politique le plus étroit peut se conjuguer avec un libéralisme économique échevelé.

Nous ne sommes bien sûr pas égaux face à la capacité de choisir. Cette inégalité constitue même un puissant moteur des révoltes contemporaines, tant sont lourdes les dépenses contraintes qui pèsent sur les classes populaires. Sans doute l’accès à la grande distribution et à ses prix réduits a-t-il joué un temps un rôle d’amortisseur. L’issue consisterait-elle à démocratiser l’accès au choix, pour que tout le monde bénéficie des mêmes opportunités ? Le risque serait alors de perpétuer, voire d’amplifier, les modes de consommation qui ont précipité l’épuisement des ressources. D’où l’invitation, plus radicale, à abandonner cette conception étroite de la liberté pour retrouver le sens de la vie collective et des engagements réciproques. Il s’agirait alors de découpler le choix et la liberté, pour que la limitation des options disponibles ne soit plus vue comme une simple restriction punitive des libertés, mais comprise comme une mesure indispensable si l’on souhaite préserver nos conditions d’existence.

La question politique que pose le livre est ainsi celle du sens de la liberté, et des raisons pour lesquelles celui-ci s’est autant appauvri au cours des dernières décennies. Cette vision rétrécie, qui a néanmoins pu soutenir des formes d’émancipation, isole l’individu du collectif, et oppose terme à terme la liberté de celui qui choisit à toutes les forces extérieures qui viendraient restreindre l’éventail de ses choix. Or, comme le rappelle l’autrice, il n’y a pas de liberté de choix sans une dose de régulation (elle cite ici le libéral français Charles Dupont-White), pas d’émancipation sans respect d’un minimum d’obligations. La société du libre choix, que vantaient dans les années 1990 les tenants de la Troisième Voie (Anthony Giddens, Tony Blair, Gerhard Schröder, etc.) pour relégitimer la social-démocratie, a conduit à la déliquescence des liens sociaux et à l’affaiblissement des services publics. Mais elle touche en même temps à l’un des ressorts profonds des sociétés contemporaines, où les individus veulent pouvoir choisir leur style de vie, leur école, leur médecin, leur lieu de résidence, le moment et les conditions de leur mort.

Le livre de Sophia Rosenfeld montre ainsi comment le choix, sous couvert de nous rendre libres, ne cesse de nous aliéner. Il n’est pas facile d’être libre, et certains, fatigués ou blasés, en viennent à penser qu’il serait plus reposant de ne pas avoir à choisir en démocratie et de confier cette tâche à un chef. La société des choix multiples, ses pathologies et ses désillusions alimentent en retour la demande en faveur d’une autorité paternaliste, que celle-ci soit bienveillante ou, le plus souvent, coercitive. Et si trop de choix tuait le choix ? Cette enquête historique, originale par son objet et sa démarche, ne nous laisse pas d’autre choix que de regarder en face nos contradictions politiques.

Sophia Rosenfeld, The Age of Choice. A History of Modern Life, Princeton, Princeton University Press, 2025, 37 €.

par , le 21 octobre

Pour citer cet article :

Nicolas Delalande, « La société à choix multiples », La Vie des idées , 21 octobre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Rosenfeld-The-Age-of-Choice

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet