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Recension Histoire

Retour sur papa Franz

A propos de : Mark Anderson, From Boas to Black Power. Racism, Liberalism, and American Anthropology, Stanford University Press


par Thomas Grillot , le 30 septembre 2020


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L’anthropologue Mark Anderson étudie les ambiguïtés du discours de Franz Boas sur la question raciale, perpétuée selon lui par ses héritiers. Mais peut-on vraiment parler des « Boasiens » ?

La légende veut qu’il ait expiré dans les bras de Claude Lévi-Strauss. Il est mort et ressuscité plusieurs fois en tout cas, sous la plume des historiens de l’anthropologie, qui ont aimé se battre à son sujet. « Papa Franz », comme ses élèves et collègues appelaient Boas, a longtemps servi de grand ancêtre à la discipline aux États-Unis. Il ne l’avait pourtant pas fondée. Au XIXe siècle, les représentants de l’anthropologie physique la plus raciste l’avaient précédé. Dans le domaine de l’anthropologie culturelle qu’il a particulièrement marqué de son empreinte, un grand systématiste comme Lewis Morgan ou un grand ethnographe comme James Mooney auraient fait à sa place de très convenables figures tutélaires (masculines ; mais la discipline a très tôt compté d’éminentes pionnières, particulièrement aux États-Unis).

Ennemi de la théorie et adepte du terrain, mais loin d’incarner, comme Bronisław Malinowski, sa version radicale, Boas ne doit pas sa renommée durable à ses travaux nombreux et variés sur les populations du Nord-Ouest américain, pas plus qu’à ses études des mythes et sociétés secrètes kwakwaka’wakw, des langues amérindiennes ou d’anthropologie physique, particulièrement celles portant sur les immigrants européens aux États-Unis. Très engagé dans la lutte contre le racisme, vilipendé par les tenants de la suprématie blanche qui dénonçaient en lui le représentant juif d’une science juive, Boas doit son statut d’icône à son efficacité de fondateur d’école et d’homme public. Son long parcours universitaire le mena de l’évidence non-questionnée d’une inégalité entre les races à un travail de militant ayant à cœur de démontrer la valeur universelle d’un principe : les différences essentielles entres les groupes humains sont attribuables à une réalité bien plus importante que la biologie, la culture. Ce dernier concept, il le devait d’ailleurs à sa formation allemande. Émigré en 1887, il avait à son arrivée aux États-Unis une thèse de physique et, derrière lui, un frustrant début de carrière universitaire comme... géographe, à Berlin [1].

L’histoire est bien connue, et Mark Anderson, anthropologue spécialiste des Garifunas du Honduras, ne reprend pas le dossier Boas pour se livrer à son tour à une biographie ou à un démontage en règle de la statue du Père. Il n’épingle pas, par exemple, les manquements éthiques de celui qui, à partir de l’université Columbia, a formé la quasi-totalité des premiers de chaires d’anthropologie aux États-Unis. Ce n’est pas la fâcheuse habitude qu’avait Boas de déterrer les cadavres qui fait ici l’objet de censure. Dans un court et très composite ouvrage revenant sur l’héritage idéologique de Boas, Anderson revient surtout sur les interventions publiques que maître et ses élèves et héritiers, qu’il appelle, sans autre forme de procès, « les Boasiens », ont consacrées à « la race », c’est-à-dire d’abord aux Afro-américains, aux discriminations qu’ils subissent et à ce que cela dit de la société étasunienne dans son ensemble.

Le temps des solutions

Un prologue en forme de flash forward donne le ton : en 1971, Margaret Mead, l’héritière la plus célèbre de Boas, discute avec James Baldwin, écrivain noir tout aussi célèbre, exilé à Paris. Le sujet ? La race, et tout particulièrement l’anti-racisme des Blancs américains. Suffit-il à faire changer les choses ? Ne reproduit-il pas perversement l’oppression raciste lorsque ceux qui le défendent se convainquent que changer les esprits est l’essentiel du travail et qu’eux, d’ailleurs, l’ont fait une fois pour toutes ? James Baldwin est un interlocuteur poli mais tenace, Mead défend l’engagement d’une vie. Le débat paraît saisissant. Ce n’est qu’une mise en bouche : après un bref résumé de l’histoire de l’école boasienne, un chapitre consacré à son fondateur revient sur ce qu’il faut comprendre comme les origines de l’aveuglement de Mead, autrement dit les ambiguïtés de Boas lui-même. S’appuyant sur le travail de George Stocking, Anderson pointe particulièrement, dans les nombreux écrits que Boas a consacrés à la race et à la culture, ceux où le professeur de Columbia semble proposer une solution au « problème noir » ou « problème de la race » aux États-Unis. Par deux fois, en 1910 et en 1921, Boas explique que le racisme ne disparaîtra dans le pays que lorsque les Blancs ne pourront plus se saisir de l’apparence physique des Noirs pour y attacher leurs préjugés. Il faut donc que les Noirs blanchissent. Étant donné la violence systématique qui frappait alors les rapports sexuels entre hommes noirs et femmes blanches dans le pays, ce blanchiment ne pourra se faire que par l’union de femmes noires et d’hommes blancs. Anderson lie la proposition à la judéo-germanité de Boas, qu’il le disposerait à l’assimilation. Il en fait surtout le symptôme d’un vice plus fondamental qui frapperait « la tradition libérale américaine ».

Plutôt que de revenir à Mead, Anderson consacre le chapitre suivant à une autre figure publique – l’héritière désignée de Boas, Ruth Fulton Benedict, responsable de la popularisation du terme racisme avec Race : Science and Politics (1940). Après cette première publication « grand public », Benedict décline ses efforts de pédagogie sous la forme d’un livret destiné aux troupes américaines, surtout diffusé après la Deuxième Guerre mondiale dans les écoles, et transformé en dessin animé, « The Brotherhood of Man » (1946). Dans cette histoire populaire du racisme, Benedict déploie des efforts qu’Anderson estime rares parmi les héritiers de Boas pour montrer l’inscription de la race dans des rapports de pouvoir, indissolublement sociaux et économiques. Le racisme n’est donc pas la simple manifestation des préjugés de la majorité. Mais que penser de la solution qu’à son tour Benedict propose pour en effacer l’empreinte : en revenir aux idéaux égalitaires, supposés intemporels, de la nation américaine et dissoudre la différence noire ?

Après un nouveau chapitre historique où il revient sur l’explosion du nombre de praticiens de l’anthropologie après-guerre, sans préciser si celle-ci est encore dominée par « les Boasiens », Anderson se tourne vers les études consacrées par les anthropologues étatsuniens au problème de la race au Brésil. Le cas est passionnant : que dit Race and Class in Rural Brazil (1952) projet dirigé par Charles Wagley sous l’égide de l’Unesco, des rapports de race aux États-Unis et du « libéralisme américain » ? Ou bien encore Minorities in the New World (1958), coédité par Wagley et Marvin Harris, et Patterns of Race in the Americas (1964), par Harris encore, dont les titres disent assez les ambitions de comparaison et de synthèse ? Qu’il était bien difficile pour ces chercheurs de ne pas écrire sur la société brésilienne en ignorant celle d’où ils venaient. Avec comme conséquence, pour Anderson, d’idéaliser la « démocratie raciale » brésilienne, ou de s’interdire de tirer toutes les conclusions de leurs observations, qui montraient pourtant la force du préjugé racial, tout aussi structurant au Brésil qu’aux États-Unis. Non seulement les « Boasiens » consacrèrent peu d’efforts à étudier la race en tant que réalité sociale, nous dit Anderson, mais quand ils le firent, ce fut donc avec des ambivalences telles qu’elles leur interdisaient d’en montrer le fonctionnement réel.

Anderson se tourne ensuite vers trois anthropologues ayant fait le choix dans les années 1960 de critiquer l’héritage de Boas : William Willis, Diane Lewis, et Charles Valentine. Il restitue leurs itinéraires (leur trouvant notamment comme point commun que les deux premiers sont afro-américains, le troisième marié à une afro-américaine), et les rattache aux critiques tous azimuts qui frappent l’anthropologie dans son ensemble à la fin des années 1960. Adjointe du colonialisme (et de la CIA), réduisant au silence ceux sur le savoir desquels ses praticiens fondent leur notoriété, essentialisant les cultures qu’elle étudie, minorisant en son sein les voix des femmes et des gens de couleur, ayant fait le choix commode de faire des dominés son sujet d’étude, plutôt que d’y inclure aussi les puissants : la discipline anthropologique se découvre coupable de tous les maux, se déchire, est prise de doutes existentiels. Elle doit alors regarder en face les ambiguïtés du discours anti-raciste si efficacement promu par Boas ou Benedict, assumer en somme les insuffisances de son militantisme anti-raciste organique. La conclusion, en forme de retour au présent le rappelle explicitement : à ignorer ces critiques-là pour mieux ressusciter, contre Trump, un projet libéral de sortie du racisme par la pédagogie et l’appel aux « bonnes » valeurs de l’Amérique, on risquerait fort de passer à côté de ce qui fait la force de « la race », sa réalité sociale, non réductible à un ensemble de préjugés ou de biais, et que ni Papa Franz ni les siens n’auraient vraiment atteinte.

Controverse d’aujourd’hui, controverses d’hier

Malgré cette explicitation in extremis des attendus du livre d’Anderson, celui-ci reste un geste intellectuel bien étrange. Car l’affaire est entendue : ni Boas ni Benedict n’ont écrit le texte classique sur lequel appuyer une lutte anti-raciste impeccable ; ils n’ont jamais absolument effacé la race comme réalité biologique ; l’anthropologie culturaliste, enfin, a pu être le véhicule d’une bonne conscience blanche. À quoi sert pour autant d’incriminer en bloc « les Boasiens », qui ont en réalité, pratiqué les uns et les autres des anthropologies fort différentes, tout en épargnant certains de leurs représentants les plus influents : Margaret Mead, donc ; mais surtout Melville Herskovits, fondateur des « African Studies » qui, tout en valorisant l’héritage africain des Amériques, a systématiquement dénigré les efforts des chercheurs noirs-américains, en particulier ceux de Du Bois ? [2] Pourquoi ne pas restituer l’épaisseur des controverses et des luttes de pouvoir qui se nouaient autour de l’anthropologie à partir de plusieurs secteurs de la vie intellectuelle du pays ? Pourquoi, surtout, considérer que « la race », ce problème structurel des sociétés américaines, n’aurait pas changé ? L’histoire d’Anderson est singulièrement a-historique, et dépeuplée : des textes, quelques individus, mais pas de trace des fondations, pourtant si importantes dans le financement de la recherche et la détermination des objets d’étude, ni même des universités, et parmi elles des Black Colleges, où se formaient des critiques universitaires noirs du racisme et de ses effets ; aucune évocation des rapports entre anthropologues boasiens et autres penseurs de la différence et de sa place dans la société américaine : John Dewey, Jane Addams, Horace Kallen, Felix S. Cohen, W.E.B. Du Bois surtout. Car n’est-ce pas dans le journal de celui-ci, The Crisis, que Boas publie l’article incriminé de 1910 ? N’est-ce pas avec lui surtout, et au-delà avec la sociologie, que se nouent des alliances anti-racistes qui marqueront la lutte pour les droits civiques dans les années 1950 et 1960 ?

Sans céder entièrement au vice du recenseur, qui croit toujours savoir mieux que l’auteur de quoi celui-ci aurait dû parler, on peut quand même s’étonner, étant donné la focalisation du livre sur les questions de métissage, qu’Anderson n’ait pas cru bon de restituer l’ampleur de la controverse sur ce sujet en effet central. Dans l’évocation du « blanchiment des Noirs » et des mariages entre femmes noires et hommes blancs, on est libre de voir avec Anderson un projet dans la continuité des viols d’esclaves sous le régime des plantations. Mais il s’agit avant tout d’une prise de parole située qui défend, dans les termes de la science raciale et au moment où l’eugénisme est au plus haut aux États-Unis, la vitalité de la population afro-américaine, définie elle-même comme métisse. Les interventions de Boas et de ses élèves dans la sphère publique sont toutes pareillement marquées du sceau du combat, et bientôt de la guerre : la Grande, celle qui démarre en Europe en 1914 ; la Deuxième, qui marque l’anti-racisme d’inspiration boasienne d’un anti-nazisme viscéral ; la guerre froide ensuite. La remise en cause des années 1960 sera, elle, en prise avec les nationalismes anti-coloniaux et la guerre du Vietnam.

Faut-il, enfin, faire reproche aux « Boasiens » d’avoir combattu la race sans l’étudier ? Il faudrait plutôt se demander comment des gens formés à l’étude des Amérindiens en sont arrivés à faire des propositions pour l’ensemble de la société américaine. Il y a là un transfert dont on ne rend pas si facilement compte. Mais, tout en faisant profession de nuances, Anderson réserve celles-ci à ses explications de textes, sans les appliquer à sa compréhension des phénomènes sociaux qu’il décrit : influence sociale des anthropologues, rôle de leurs prises de paroles publiques sur leur travail et leur définition d’eux-mêmes, luttes d’influence entre chapelles et entre disciplines, liens entre universités et pouvoirs publics. Mû par la conviction que l’anthropologie doit émanciper ou ne pas être, Anderson s’étonne que cette exigence ait mis tant de temps à émerger dans la forme qui lui paraît la seule envisageable. Il l’aurait mieux défendue en restituant en détail sa difficile émergence.

Mark Anderson, From Boas to Black Power. Racism, Liberalism, and American Anthropology, Stanford University Press, 2019, 18 €.

par Thomas Grillot, le 30 septembre 2020

Aller plus loin

 Sur la Vie des idées, le Portrait de Franz Boas, une anthropologie de la variation

Pour citer cet article :

Thomas Grillot, « Retour sur papa Franz », La Vie des idées , 30 septembre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Retour-sur-papa-Franz

Nota bene :

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Notes

[1Sur Boas et la race, voir la recension de Kamala Visweswaran, Un/common Cultures. Racism and the Rearticulation of Cultural Difference, Durham, Duke University Press, 2010, New Delhi, Navayana, 2011  ; Julia E. Liss, «  Diasporic Identities : The Science and Politics of Race in the Work of Franz Boas and W.E.B. Du Bois, 1894-1919  », Cultural Anthropology vol. 13 (May 1998), p. 1-40  ; Faye V.Harrison, (dir.), Decolonizing Anthropology : Moving Further Toward an Anthropology for Liberation, Washington, DC, American Anthropological Association  ; Gelya Frank, « Jews, Multiculturalism, and Boasian Anthropology », ‘American Anthropologist, vol. 99(4), p. 731-745.

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