Désimpérialiser les études russes et soviétiques par l’histoire : c’est l’objectif d’Andreas Kappeler qui offre un remède à deux maux actuellement répandus en Europe, l’ignorance du passé ukrainien, et l’emprise du récit national-impérial répandu par l’actuel pouvoir russe.
À rebours des analyses en termes de « sphères d’influence » et d’« arcs de crise », adossées à une théorie « géopolitique » datée de plus d’un siècle, l’ouvrage de l’historien suisse de langue allemande Andreas Kappeler, écrit cinq ans avant l’attaque massive de la Russie contre l’Ukraine, paru en français en août 2022 puis mis à jour en octobre 2023, grâce à la traduction (enrichie d’un avant-propos et d’un aperçu bibliographique) du géographe Denis Eckert, offre un éclairage plus que jamais indispensable, après deux ans de guerre à l’est de l’Europe.
Professeur émérite à l’université de Vienne, Kappeler est connu pour une synthèse sur l’État russe depuis le Moyen Âge, défini comme « empire multiethnique », devenue un classique dès sa parution en 1992 [1]. Frères inégaux s’inscrit dans cette même approche, celle du décentrement des études russes, en l’appliquant au cas ukraino-russe. Pierre de touche d’une œuvre magistrale, le livre est aussi un levier assumé d’action de l’historien dans la cité [2].
L’Ukraine et la Russie à parts égales
Kappeler a recours à une histoire croisée qui lui permet de tenir ensemble un récit chronologique de l’histoire des deux peuples et États, et une analyse de leurs discours politiques, culturels, mémoriels et historiographiques respectifs. Le premier chapitre, tiré de l’expression « peuples frères » héritée des périodes tsariste et soviétique, présente cette « famille entre concorde et discorde » formée par deux nations proches dont l’apparition est relativement récente : même si l’État russe s’est imposé à son voisin pendant plus de trois siècles, de 1654 (traité de Pereïaslav), à leur séparation en 1991 avec la fin de l’URSS, ce n’est qu’à la fin du XXe siècle finalement que les nations russe et ukrainienne ont servi de cadres à des constructions politiques souveraines.
Le problème est que l’histoire de l’Ukraine nous est connue avant tout dans la version qu’en a fournie l’État impérial russe – comme le rappelle Kappeler, il faudrait dire « russien » pour traduire le mot (rossijskij) dérivé du nom du pays (Rossiâ), distinct de celui désignant l’entité ethno-linguistique (russkij). Cette confusion est le produit d’une histoire politique qui a freiné les constructions nationales dans le carcan de l’empire tsariste puis soviétique, ensemble appelé autrefois « monde russe », une expression à nouveau instrumentalisée par Moscou depuis les années 2000, dans le contexte d’un retour à une vision impériale du pouvoir poutinien. Après un éphémère succès en 1918 pour l’Ukraine, ce processus n’aboutit finalement pour les deux pays qu’en 1991.
En finir avec les mythes de la Rous’ de Kyiv et de la « trahison » de Mazepa
Le chapitre 2 revient sur la question de l’héritage de la Rous’ de Kyiv (Kiev, en russe), principauté des IXe-XIIIe siècle considérée comme la matrice des États russe, ukrainien et bélarussien dans leurs récits officiels respectifs. Les historiens nationalistes de tous bords se sont affrontés depuis la fin du XVIIIe siècle sur ce sujet, chaque école cherchant à s’accaparer la Rous’. La vulgate officielle soviétique en fit un « berceau commun », expression qu’on trouve encore dans certaines analyses. Or, la connaissance historique a depuis longtemps établi l’absence de lien direct : la Rous’ est tout au plus un ancêtre lointain dans une chaîne discontinue – à l’instar de la royauté franque pour l’État monarchique en France. Comme le rappellent les chapitres 3 et 4, ni l’État russien apparu au XIVe siècle ni l’État ukrainien esquissé au milieu du XVIIe siècle sous l’hetman (chef cosaque) Khmelnytsky n’ont à voir avec la Rous’, même s’ils en gardèrent la même langue liturgique ou slavon d’Église, alors que leurs langues vernaculaires relèvent de la famille slave orientale (russe, ukrainien et bélarussien).
Autre point important : Khmelnytsky chercha l’alliance avec Moscou pour s’émanciper de la tutelle polono-lituanienne, mais ce choix fut temporaire. Ainsi s’explique, en 1708, la « trahison » de l’hetman Mazepa envers Pierre le Grand, qui visait à préserver l’autonomie du proto-État ukrainien. La défaite de Charles XII de Suède, allié de Mazepa, en 1709, marqua le début de la domination russienne sur le territoire ukrainien actuel, lequel fut ensuite étendu par les conquêtes militaires de Catherine II.
Une « relation asymétrique », plus impériale que coloniale
Au-delà de ce récit déjà connu, Kappeler s’intéresse au rapport entre « deux nations tardives » (titre du chapitre 5). Plutôt que d’une relation « coloniale », il faut selon lui parler de lien « impérial », parfois à double sens. Ainsi, il y eut « ukraïnisation de la culture russe » au XVIIe siècle, quand partit du Collège de Kyiv tout un courant intellectuel qui modernisa l’État moscovite. Tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, bien des penseurs, compositeurs (Bortniansky) et écrivains (Gogol) furent à la fois de cultures ukrainienne et russe, même si c’est la seconde qui l’emporta dans leurs biographies.
Mais le récit officiel masqua cette double appartenance en adoptant une terminologie russocentriste : « Petite-Russie » pour « Ukraine », mot frappé d’interdit dans la seconde moitié du XIXe siècle, « Russie-Blanche » (Biélorussie, ou Belarus) et « Grande-Russie ». Ce « nationalisme impérial » favorisa une forte russification des élites ukrainiennes, à laquelle souscrivaient alors aussi bien les slavophiles que les occidentalistes, ces deux camps qui structuraient l’intelligentsia russienne. Les plus ouverts à la question nationale ukrainienne, tel le socialiste en exil Alexandre Herzen, ne la concevaient pas hors de l’entité « pan-russe ». Peut-être joua ici l’universalisme né d’une certaine interprétation des Lumières qui voyait comme archaïques et passéistes les identités périphériques ou méconnues.
Ainsi triompha une « relation asymétrique » (titre du chapitre 6). Les Ukrainiens devinrent la risée de la culture russe, sous le vocable de Khokhol désignant un paysan inculte, et affublèrent en retour les Russes de celui de Katsap,dérivé du mot « bouc ». Des cas de « double identité » existèrent cependant, tel le géochimiste Vladimir (Volodymyr) Vernadsky ou Aleksandra Efimenko (Iefymenko), intellectuelle russophone qui protesta contre l’interdiction de l’usage public de la langue ukrainienne de 1863 à 1905, première femme professeure d’histoire de toute l’Europe centrale et orientale. La révolution de 1905 permit un renouveau du mouvement national ukrainien, qui faillit atteindre son objectif lors des révolutions de 1917 (chapitre 7). Mais la fin du tsarisme fut suivie de la victoire de Lénine au nom des soviets, et l’avènement de l’Union « soviétique » en 1922 vit le maintien de l’emprise du pouvoir central, transféré de Petrograd (Saint-Pétersbourg) à Moscou.
Ambiguïtés de la « famille des peuples » soviétique et conflits mémoriels
La période soviétique fait l’objet du chapitre 8, le plus long du livre. Tout en permettant un renouveau de la culture « indigène » (la promotion de la langue ukrainienne, qui fit son entrée à l’université en 1930), le régime bolchevique prétendument « socialiste » reconduisit le carcan impérial. Pire, il lança sous Staline, à partir de 1932, une nouvelle offensive anti-ukrainienne, marquée par la famine qui vit périr 3,5 millions d’Ukrainiens (sur 6 à 7 millions de morts dans toute l’URSS), et qui était destinée à briser le « nationalisme ukrainien », même si Kappeler la distingue des génocides du XXe siècle. C’est dans ce contexte que s’affirma, dans les territoires alors polonais de Galicie et de Volhynie, un mouvement nationaliste autoritaire aux accents antisémites et xénophobes (anti-polonais surtout), dont Stepan Bandera fut la figure de proue. Retenu prisonnier en Allemagne pendant la majeure partie de la guerre, Bandera n’en encouragea pas moins avec d’autres la collaboration dans l’Ukraine occupée par la Wehrmacht, surtout dans les régions occidentales, annexées par l’URSS en 1940. En plus d’une participation active à l’extermination d’1, 5 million de juifs ukrainiens, ses partisans massacrèrent plusieurs dizaines de milliers de civils polonais en Volhynie entre 1942 et 1944, tout en combattant l’armée allemande puis, après 1945, l’armée soviétique dans plusieurs régions de la république d’Ukraine redevenue soviétique.
La mémoire de cette sombre période durant laquelle, comme le rappelle Kappeler, il y eut aussi des victimes ukrainiennes du nazisme, et des collaborateurs dans la population russe, pose problème jusqu’à nos jours. Dans l’historiographie officielle soviétique, puis russienne, la notion de « Grande guerre patriotique » laissa dans l’ombre la période allant du pacte germano-soviétique d’août 1939 au début de l’opération Barbarossa en juin 1941. Y furent glorifiés les peuples russe, biélorusse et ukrainien – nettoyé de l’élément nationaliste, le nom de Bandera devenant une insulte, synonyme de « fasciste » [3].
Cette politique mémorielle contribua à russifier davantage encore l’Ukraine après 1945 : les composantes ukrainophone et russophone se mêlèrent au profit de la seconde, la nationalité « russe » gagnant du terrain, démographiquement. L’idée nationale ressurgit dans la dissidence des années 1960 et 1970, qui se solda par l’emprisonnement, l’internement en hôpital psychiatrique voire la mort de plusieurs figures opposées à une situation dénoncée comme coloniale – le cas du réalisateur arméno-géorgien Paradjanov aurait pu être évoqué ici. Même le chef du parti ukrainien, Chelest, fut mis au pas en 1972 par Brejnev (lui-même étant pourtant, comme bien des dirigeants d’alors, originaire d’Ukraine) pour avoir glorifié les Cosaques dans un ouvrage de propagande, entre autres griefs. La dissidence soviétique se divisa sur la question ukrainienne, avec d’un côté le général Hryrorenko (Grigorenko) et Sakharov qui défendaient les droits des peuples, y compris ceux des Tatars de Crimée, et de l’autre Soljenitsyne qui, en exil, rattachait Biélorusses et Ukrainiens au « peuple russe ».
Le chapitre 9 retrace la « confrontation des deux États postsoviétiques » de 1991 à 2014. La fin de l’URSS, pourtant le fruit d’une décision conjointe de Boris Eltsine et de Leonid Kravtchouk, fut difficilement admise par l’élite politique russienne. Kappeler évoque l’incompréhension dont firent preuve alors, face à l’indépendance de l’Ukraine accordée en 1991, Gorbatchev, Eltsine et une partie du monde intellectuel, de Soljenitsyne à Brodski en passant par le politologue Gleb Pavlovski – lequel joua un rôle dans l’ascension fulgurante de Poutine à la fin des années 1990. La méfiance perdura entre Moscou et Kyiv même si, comme le souligne Kappeler, les populations des deux pays continuaient à se mêler et à s’apprécier.
Le succès des deux « mouvements de masse » que furent la révolution orange de 2004, puis l’Euromaïdan, véritable révolution démocratique à Kyiv, en 2013-2014, parce qu’ils contenaient l’affirmation d’une souveraineté ukrainienne à l’égard de la Russie, suscita en réaction l’annexion de la Crimée et l’invasion armée d’une partie du Donbass [4]. Kappeler explique cette agression par le fait que « les Pays Baltes mis à part, l’Ukraine est le seul État postsoviétique où une démocratie parlementaire s’est établie » (p. 274), et juge totalement infondée l’explication officielle du Kremlin selon laquelle un risque de « génocide » aurait alors menacé les populations russophones de ces régions.
Le chapitre 10, ajouté à l’édition de 2023, évoque « la guerre de la Russie contre l’Ukraine » – l’ordre et le choix des mots ont un sens – commencée en 2014. Il déplore l’incohérence des Européens qui, comme l’Allemagne, continuèrent à construire Nord Stream 2, gazoduc destiné à contourner et à affaiblir l’Ukraine, ignorant les propos hostiles de Poutine contre l’Occident. La « guerre du Donbass » fut surtout une épreuve pour la démocratie ukrainienne, ponctionnant le budget de l’État, mais renforçant l’adhésion à la « nation citoyenne » dans la population, y compris sa frange russophone. 2019 vit un double tournant : la reconnaissance de l’autocéphalie de l’Église ukrainienne par le patriarche de Constantinople en janvier, puis la victoire de Zelensky à l’élection présidentielle, face au sortant Porochenko, en avril. Avec son parti baptisé « Serviteur du peuple », titre de la série télévisée (en russe) qui l’avait rendu célèbre, Zelensky, issu d’une famille juive russophone du sud du pays, entreprit des réformes importantes pour lutter contre la corruption, tout en cherchant un compromis avec la Russie.
La suite est connue : Poutine décida de lancer son « opération militaire spéciale » contre l’Ukraine le 24 février 2022 pour la « dénazifier ». Le contraste est saisissant entre celui qui fit modifier la constitution russienne en 2020 pour rester président à vie et encourage aujourd’hui « une justification partielle de la politique de Staline », et le président ukrainien dont le courage se révéla aux premières heures du conflit. Comme l’opposant russe Oleg Orlov, condamné en février 2024 à Moscou, Kappeler voit dans l’État russien actuel « quelques traits de fascisme » [5]. Au passage, il tance les « voix du pacifisme irréfléchi » qui en Allemagne – et ailleurs – « méconnaissent […] le caractère extrême des buts de guerre russes » et appellent à cesser le soutien à l’armée ukrainienne (p. 299). En conclusion, il rappelle l’ambition, à la fois modeste et cruciale, de son livre : sortir l’Ukraine de « l’ombre portée » de la Russie, afin qu’elle soit traitée comme un sujet des relations internationales à part entière. « Le fait de reconnaître à l’Ukraine une histoire à elle est un élément de ce processus. » On ne saurait mieux dire.
Andreas Kappeler, Russes et Ukrainiens : les frères inégaux, du Moyen Âge à nos jours, traduit de l’allemand par Denis Eckert (1re édition française : 2022), Paris, CNRS éditions, 2023, 320 p., 22 €.
Laurent Coumel, « Quand l’Ukraine retrouve son histoire »,
La Vie des idées
, 19 mars 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Quand-l-Ukraine-retrouve-son-histoire
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