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Recension Société

Qu’est-ce que le rap français ?

À propos de : Karim Hammou, Une histoire du rap en France, La Découverte.


par Cyril Vettorato , le 14 février 2013


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En révélant la manière spécifique dont on a stigmatisé le rap en France, Karim Hammou bouleverse l’approche sociologique du genre et renouvelle l’étude du phénomène. Son archéologie, qui envisage le rap comme une forme artistique vivante et ancrée dans le social, ébrèche au passage certains mythes fondateurs.

Recensé : Karim Hammou, Une histoire du rap en France, Paris, La Découverte, « Cahiers libres », 2012, 304 p., 22 €

Il y a quelques années, fleurissaient en France des t-shirts portant la mention « Produit de banlieue, matière extrêmement explosive ». Si l’histoire du rap en France proposée aujourd’hui par le sociologue Karim Hammou est si précieuse, c’est parce que le rap, en tant qu’objet de discours, reste lui-même une matière extrêmement explosive. L’auteur qualifie d’« illégitimité paradoxale » (p. 239) cette situation du rap en France : quoique bien implanté dans nos habitudes culturelles, celui-ci demeure en effet stigmatisé. Ce paradoxe invite à déplacer les termes du débat qui entoure ce genre musical, né aux États-Unis il y a quarante ans, et que la France s’est peu à peu appropriée depuis le début des années 1980. Alors que s’affrontent dans les médias les détracteurs du rap et ses défenseurs, les uns y voyant « une sous-culture d’analphabètes [1] », tandis que les autres y saluent un admirable moyen d’expression de la frustration ressentie par les jeunes résidant en banlieue, Karim Hammou se demande si ces querelles ne cachent pas – ou ne révèlent pas – en fait un consensus.

Car ce qu’on désigne par « rap » ne se limite assurément pas à un « genre musical ». Le mot rap, explique l’auteur, a une histoire, adossée en France à ce moment charnière − situé autour de 1990 −, où la société a « [assigné] l’écoute comme la pratique du rap à une banlieue imaginaire, lieu de toutes les altérités, et fait du jeune de banlieue le stéréotype par lequel les rappeurs sont compris » (p. 12).
Loin de se placer dans la continuité de ces discours, leur empruntant leurs mots et leurs règles du jeu, Karim Hammou montre comment la société française a produit un objet nommé rap, tout en le maintenant dans une position de marginalité et d’exotisme. De telle sorte que, lorsque nous parlons de rap, nous feignons de parler d’un phénomène attaché aux marges de notre société, alors que nous parlons d’un objet qui la concerne tout entière.

Choisir une méthode diachronique permet à Karim Hammou de renouveler le discours sociologique sur le rap français en retraçant conjointement la généalogie du rap comme pratique et comme objet de discours. Ce faisant, son ouvrage amorce un renouvellement des recherches françaises sur le rap.

NTM - Le Pouvoir

Faire du rap un objet vivant

Il y a quelque chose de singulier dans la méthode de Karim Hammou, moins parce qu’il mobilise des approches relevant de disciplines variées – ce qui, s’agissant d’une étude sociologique, tient presque du truisme – que par la manière dont il les combine et les articule très consciemment pour éviter certains écueils. En ce sens, le titre de son livre est à la fois engageant et potentiellement réducteur. Le lecteur qui se plongera dans l’ouvrage en croyant y trouver une histoire du rap français à la manière de L’Offensive rap d’Olivier Cachin [2] sera déçu, car il ne relève pas d’un travail de journalisme musical qui mettrait en récit le développement de ce genre, mais d’une recherche minutieuse qui replace textes, documents audiovisuels, matériau ethnographique et autres entretiens dans un cadre historique afin de les rendre éloquents.

Karim Hammou prône ainsi une « mise en intrigue » (p. 8) stratégique, à même de faire du rap un objet d’étude vivant. Le sociologue présente ainsi sa démarche, dont les modalités sont moins dictées par une prétention à l’objectivité que par des précautions méthodologiques, comme l’élaboration d’un récit possible parmi une infinité d’autres. Le découpage en trois phases (1981-1991, 1991-1998 et 1998-2012), loin d’être plaqué sur les évènements de manière systématique et réductrice, fait apparaître des variations subtiles dans les pratiques, mais aussi et surtout dans les discours qui les accompagnent. Cette attention aux métamorphoses perpétuelles des termes employés évite de travailler « à partir d’une définition a priori de ce qu’[est] le rap » (p. 7) − de traiter en somme l’histoire culturelle comme si ce qui a eu lieu ne pouvait se dérouler autrement − et d’échapper aux pièges d’un regard rétrospectif qui pétrifierait son objet en le réduisant aux catégories actuelles du débat. Vu sous cet angle, ce que nous appelons rap s’avère « un enjeu de conflits, de collaborations et de négociations multiples » (p. 8), que nous ne pouvons saisir que comme objet en mouvement né d’une série de choix et de déplacements.

Interview Lionel D / Dee-Nasty 1990

Des sources insoupçonnées

Au-delà de ces partis-pris méthodologiques féconds, qui en font d’ores et déjà un jalon dans l’histoire des discours académiques sur le rap, comme avait pu l’être Pour une esthétique du rap de Christian Béthune (2004) [3], l’ouvrage de Karim Hammou s’appuie sur les résultats de dix ans d’observation et de recherches. Le fait que les artistes considérés identifient ce qu’ils font comme du rap et le relient au rap américain est retenu comme seul critère de délimitation du domaine envisagé, ce qui amène le sociologue à élargir ses perspectives. Aux côtés de JoeyStarr, d’Akhenaton et de Disiz la Peste, on rencontre ainsi dans cette étude Annie Cordy, Phil Barney, Jack Lang ou encore l’animatrice Christine Bravo.

Une généalogie du rap français se devait d’examiner dans un premier temps la période allant de 1981 à 1991, durant laquelle le rap était pratiqué soit par des artistes établis du monde de la variété (Cordy, Barney), soit par des passionnés de musique noire américaine isolés comme Dee Nasty, sans être particulièrement associé aux banlieues et à leur jeunesse. Les premiers amoureux de ce genre musical ont dû composer avec les mots et les concepts de personnes qui se définissaient comme étrangères au rap, ce qui a progressivement amené ce dernier à devenir le genre emblématique des banlieues françaises et des « Français d’origine immigrée ». L’analyse d’archives audiovisuelles et d’entretiens est mise au service de cette démonstration : est par exemple étudiée une savoureuse interview de Kool Shen et JoeyStarr, du groupe NTM, par Christine Bravo en 1990 (p. 88). L’animatrice cherche à y imposer aux rappeurs une lecture sociale de leur art pour le rapporter aux « problèmes des banlieues » dont les médias sont alors de plus en plus friands, alors même que les rappeurs affirment que cet art s’adresse « à n’importe qui ». À rebours des récits mythiques sur l’origine du rap, Karim Hammou mène donc une archéologie des étiquettes et des identités que charrie l’histoire du rap français.

Kamini - Marly Gomont

La manière dont les artistes s’approprient à leur tour ces étiquettes nées dans les discours médiatiques et politiques est elle-même décrite dans sa complexité : « [l]es acteurs non seulement interagissent avec les définitions d’eux-mêmes qui leur sont imposées, mais y investissent aussi des intérêts qui n’étaient pas prescrits d’avance dans l’étiquette à laquelle on les rapporte » (p. 138) [4]. L’opposition entre la « rue », lieu supposé de l’authenticité banlieusarde, et les multiples institutions associées à l’artificialité – pouvoirs publics, maisons de disques, structures médiatiques – est examinée comme un jeu de miroirs en constante redéfinition. L’étude du rôle joué par l’industrie du divertissement dans les balbutiements du rap en France (p. 31-41), des stratégies commerciales des radios dans l’évolution du genre (p. 182-190), ou encore des politiques publiques (p. 120-130) – un sujet déjà abordé par Sylvia Faure et Marie-Carmen Garcia dans Culture hip-hop, jeunes des cités et politiques publiques [5] bat ainsi en brèche le mythe d’un « âge d’or » du rap perverti par les institutions. Karim Hammou montre par exemple comment la maison de disques responsable du premier album de rap en français, celui de Lionel D, sorti en 1990, a joué très consciemment sur l’image du rappeur américain (grosse chaîne, grosse casquette) associée à celle du « jeune de banlieue » afin de commercialiser son produit (p. 103).

Le soutien affiché au début des années 1990 par le ministère Lang au rap en tant que voie d’expression de la souffrance des banlieues, et la mise en place des politiques de la ville qui en ont résulté, ont également contribué à cette assignation géographique et identitaire (p. 120). Ces choix multiples et en partie convergents expliquent la spécificité de ce que la France a fait de cette musique américaine qu’était le rap, au contraire d’autres pays, comme l’Italie, où cette appropriation ne s’est aucunement accompagnée d’une association particulière avec un groupe social ou ethnique donné. Les rappeurs, ni voix pures et authentiques des marges ni marionnettes du système, se sont coulés dans ce cadre contraint, pour tenter de s’y faire une place et de le modifier à leur tour.

IAM : Reste underground

Éléments pour une « rapologie »

Karim Hammou, docteur en sociologie, membre correspondant du Centre Norbert Élias (Marseille) et post-doctorant au CESPRA (Centre d’Études Sociologiques et Politiques Raymond Aron) de l’EHESS, s’inscrit évidemment dans la discipline d’Émile Durkheim, même si ses références sont davantage à chercher du côté d’Howard Becker et de l’École de Chicago. Pourtant, la manière dont il laisse son objet modeler sa démarche lui permet d’excéder les limites de la sociologie pour fournir de précieux éléments de réflexion critique transversale.

Karim Hammou n’est pas fondamentalement – c’est un comble ! – en désaccord avec le cri poussé par Julien Barret dans son livre Le Rap ou l’artisanat de la rime (2009) : « Assez de sociologues ! [6] ». Il le reconnaît, « [l]e regard sociologique a bien souvent reconduit, avec ses outils propres, un regard journalistique surdéterminé par la volonté d’utiliser le rap comme révélateur du ‘problème des banlieues’ » (p. 7). Mais la sociologie a depuis longtemps entrepris de penser sa propre position dans la société, comme l’ont notamment montré les Méditations pascaliennes de Pierre Bourdieu : cette discipline, une fois consciente de sa propre position dans l’enchevêtrement dynamique des discours qui structurent la société et ses champs de pratiques culturelles, est toujours susceptible de renégocier cette position, ce qui peut lui permettre d’enrichir les autres disciplines – études littéraires, ethnomusicologie, philosophie esthétique – qui pouvaient prétendre dire le rap à sa place en mettant au premier plan sa dimension artistique. Plutôt que de déposséder la sociologie de l’un de ses objets sous le prétexte que son monopole valide des représentations biaisées, il convenait d’inventer un positionnement nouveau qui tire parti des outils de la discipline, tout en l’ouvrant vers les autres. L’étude du rap comme forme d’art et son étude comme phénomène social ne sont contradictoires que si la seconde asphyxie la première ; et c’est l’inverse qu’accomplit cette Histoire du rap en France. En ce sens, s’il écrit contre, on sent que Karim Hammou écrit aussi avec : son travail doit être lu conjointement à celui d’autres sociologues ayant renouvelé l’approche de cet objet, en particulier Anthony Pecqueux [7] et Stéphanie Molinéro [8], mais aussi Julien Barret − déjà cité − et Mathias Vicherat [9], qui adoptent plutôt une démarche littéraire.

L’archéologie sociologique effectuée ici peut offrir aux autres disciplines des outils de réflexion croisée. La manière dont les différentes « époques » et « générations » sont dépeintes par Karim Hammou met en lumière des imaginaires collectifs, des « mythologies » (au sens de Roland Barthes) qui éclairent à leur tour certains textes. L’étude du morceau « Reste underground » du groupe marseillais IAM est un exemple parfait de la manière dont la prise en compte des dimensions artistiques du rap peut nourrir la réflexion sociologique, et inversement (p. 164). L’adjectif « underground » lui-même est décrit par l’auteur comme un enjeu important de la chanson, enjeu qui est mis en rapport avec des éléments d’ordre artistique comme l’énonciation, les métaphores et champs lexicaux, l’antiphrase et la prosodie. La chanson, y compris dans les détails de son contenu poétique, n’est pas l’actualisation d’une essence ou d’une identité préexistantes, elle fait, elle accomplit : l’attention à cette dimension performative du rap amène Karim Hammou à décrire « Reste underground » comme participant pleinement, en tant que chanson, aux « luttes autour des lignes et segmentations professionnelles entre artistes de rap et [au] débat collectif autour de leurs symboles communs » (p. 168). De la même façon, la réflexion que mène Karim Hammou sur le lexique de la faim, tel qu’il apparaît dans le milieu du rap autour de 2002, montre comment les mots servent à affirmer, rejeter ou renforcer des oppositions symboliques qui structurent le champ. Mettre en balance le fait d’« avoir faim » et celui d’« être gavé » (p. 126), c’est aussi faire exister les lignes de tension du rap en affirmant les valeurs associées à la « rue », à un moment bien précis de l’histoire de ce genre. Cette réflexion éclaire de nombreux textes de rap du nouveau millénaire, tel celui de « Machine de guerre » (2010) où Rohff affirme avoir « plus la dalle qu’un gréviste de la faim » ou celui de « Paroles et musique » (2012) de Zoxea (« tellement la haine, tellement à bout, tellement la faim »). Les mots qui se trouvent au centre de l’invention du rappeur deviennent des enjeux symboliques forts, que le travail du sociologue permet de replacer à la fois dans le contexte dynamique qui les détermine et qu’ils contribuent à façonner.

Disiz - Jeune de banlieue

Les États-Unis, berceau du rap, ont inventé un champ d’études nommé Hip-hop studies, au sein duquel des chercheurs – Tricia Rose, William Jelani Cobb ou encore William Eric Perkins – adoptent une perspective interdisciplinaire pour mieux analyser leur objet commun. Ce champ de recherche s’intéresse spécifiquement aux questions d’ordre racial et sexuel, héritées des Gender Studies et autres African American Studies, florissantes sur les campus outre-Atlantique. Le livre de Karim Hammou permet d’envisager quelque chose comme des « hip-hop studies à la française », une « rapologie » – pour emprunter son titre à une compilation de 1998 devenue emblématique – dont le trait distinctif serait une attention accrue aux mécanismes concrets de production des étiquettes identitaires et des imaginaires, au-delà de l’opposition entre le contenu artistique des chansons et le contexte social qui les a vues naître. Pareil déplacement des termes du débat permet de désamorcer cette « matière extrêmement explosive » qu’est le rap ; l’étude de Karim Hammou en est la preuve : ce que le rap comme objet de discours y perd en explosivité, il le gagne en vitalité.

par Cyril Vettorato, le 14 février 2013

Aller plus loin

Le blog de Karim Hammou, « Sur un son rap »

Pour citer cet article :

Cyril Vettorato, « Qu’est-ce que le rap français ? », La Vie des idées , 14 février 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Qu-est-ce-que-le-rap-francais

Nota bene :

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Notes

[1Éric Zemmour, émission « L’Hebdo » du samedi 27 décembre 2008, France Ô.

[2Olivier Cachin, L’Offensive rap, Paris, Découvertes Gallimard, 2001.

[3Christian Béthune, Pour une esthétique du rap, Paris, Klincksieck, 2004.

[4Ian Hacking, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, Paris, La Découverte, 2001.

[5Sylvia Faure et Marie-Carmen Garcia, Culture hip-hop, jeunes des cités et politiques publiques, Paris, La Dispute, 2005.

[6Julien Barret, Le Rap ou l’Artisanat de la rime, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 22.

[7Anthony Pecqueux, Voix du rap. Essai de sociologie de l’action musicale. Paris, L’Harmattan, 2007.

[8Stéphanie Molinéro, Publics du rap : enquête sociologique, Paris, Paris, L’Harmattan, 2009.

[9Mathias Vicherat, Pour une analyse textuelle du rap français, Paris, L’Harmattan, 2001.

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