Dans un ouvrage documenté et limpide, Robert J. Gordon retrace le progrès économique aux États-Unis depuis 1870. La croissance soutenue de la productivité et du niveau de vie semble s’être épuisée depuis 1970 : la révolution numérique pourrait à cet égard n’être que mirage.
Recensé : Robert J. Gordon, The Rise and Fall of American Growth : The U.S. Standard of Living since the Civil War, Princeton, Princeton University Press, 2016.
Si les Trente glorieuses exercent sur nos contemporains une telle fascination, c’est qu’elles représentent l’âge d’or de notre modernité et que le rythme trépidant auquel s’y accomplirent les changements de nos modes de vie, fait cruellement défaut à notre époque. Au rebours des graphiques où les courbes des indicateurs semblent s’élever inexorablement, le livre de R. J. Gordon nous apporte la démonstration que le meilleur est derrière nous et que le monde développé est déjà entré, depuis une génération, dans la « longue stagnation ». Ce faisant, il nous invite à changer de perspective sur notre présent : le buzz qui entoure les nouvelles technologies nous masque les dynamiques souterraines actuelles. L’auteur reprend et généralise le fameux « kitchen test » de Paul Krugman, qui montre que nous exagérons à tort l’importance des nouveautés les plus récentes. À y regarder de près, c’est une erreur de perspective : une cuisine-type du début du 21e siècle partage en réalité beaucoup plus de traits avec une cuisine des années 1950 que cette dernière avec une cuisine du début du 20e siècle.
L’ouvrage est organisé en trois parties. Il adopte, dans les deux premières parties, une division chronologique : les chapitres s’y répondent pour examiner les progrès réalisés dans les différents domaines qui déterminent la qualité de vie de l’Américain ordinaire (nourriture, logement, transports, communications, santé, conditions de travail et maîtrise des risques de la vie). Une troisième partie rassemble les enseignements de l’étude chronologique et examine les options politiques susceptibles d’atténuer l’incidence des puissants « vents contraires » qui ralentissent la croissance actuelle. Mais qu’on ne s’y trompe pas, il n’y a pas de remède miracle et rien ne pourra faire qu’une énième révolution industrielle vienne égaler la puissance transformatrice des deux précédentes – pas même la révolution numérique.
L’envers de l’histoire contemporaine : le cours de la productivité depuis 1870
Ce livre est bien sûr une étude de cas, et il y aura sans doute quelques spécialistes pour dire que ses conclusions signalent simplement la fin prochaine du leadership nord-américain. Mais les leçons qu’il tire du « special century », de 1870 à 1970, s’appliquent au premier chef à l’ensemble des pays développés. C’est donc le cours de la productivité globale de l’économie américaine depuis 1870 qui sert de fil rouge à l’ouvrage. La productivité n’a pas bonne presse : elle a tendance à forcer les entreprises (et tout un chacun) à remettre perpétuellement en cause leur façon de travailler et à détruire des emplois. Pourtant, son évolution positive est la condition sine qua non de l’élévation du niveau de vie sur le long terme.
La méthode de l’auteur a le mérite de la limpidité et de la solidité. Il a choisi, pour mesurer la productivité, l’indicateur le plus global, le moins susceptible de vices cachés : le rapport du PIB au nombre annuel d’heures travaillées, soit la productivité du travail. Un tel indicateur gomme évidemment les disparités entre activités et entre secteurs, mais il livre la mesure de l’efficacité du système productif dans son ensemble. L’auteur suit ainsi l’évolution de la durée annuelle du travail et du niveau annuel de revenu (PIB et PIB par habitant). La simplicité de ce modèle fait sa force opératoire. La base statistique disponible pour les États-Unis est probablement la plus complète des pays développés du fait de son ancienneté et de sa fiabilité. Elle a donné lieu à d’importants travaux [1], mais qui sont souvent d’une lecture ardue ; les vues d’ensemble en outre sont rares. L’ouvrage a le grand mérite d’offrir un récit clair et documenté sur ces questions. L’auteur, en praticien cohérent de la comptabilité nationale, accorde du sens aux grandeurs qu’il manipule, mais il connaît aussi visiblement les limites de ces instruments. Comme d’autres avant lui, il ne se limite pas au PIB et a recours à des indicateurs complémentaires, en particulier l’espérance de vie, le taux de scolarisation et la mortalité infantile (inclus dans l’Indice de Développement Humain).
L’exceptionnelle amélioration des conditions de vie
Les données démographiques fournissent les indicateurs de l’amélioration des conditions de vie les plus incontournables. De façon surprenante peut-être, les États-Unis faisaient partie au 19e siècle des pays à la mortalité infantile relativement élevée (180‰ encore en 1900). Le processus d’urbanisation, concomitant avec l’industrialisation de la fin du siècle, a consisté à déplacer les foules des campagnes, zones à faible morbidité vers les zones à forte morbidité que sont les villes. En raison de la prévalence des maladies infectieuses jusqu’à l’apparition d’antibiotiques efficaces, les améliorations ne pouvaient venir que de l’environnement ; c’est ce qui s’est passé à partir de la décennie 1910. Sur 1000 naissances, 188 vies ont été sauvées de 1880 à 1950, contre 21 seulement de 1950 à 2010.. Cette victoire sur la mort, et l’allongement de la vie qui l’accompagne, sont dus essentiellement à la réduction de la virulence des pathogènes. Ainsi l’espérance de vie à la naissance a progressé deux fois plus vite de 1890 à 1950 qu’entre 1950 et 1998 (0,32 année par an contre 0,15). Cette transformation a été accompagnée, plus que causée, par le développement de la médecine, hospitalière en particulier.
La grande transformation du travail
Comme le note Paul Krugman, l’amélioration des conditions de travail est un des aspects clé de l’amélioration des conditions de vie, parce que la plus ou moins grande pénibilité n’est qu’imparfaitement intégrée à la rémunération. L’auteur utilise les données socio-professionnelles qui distinguent les « emplois dégradants » et les « emplois désagréables » pour établir une classification des emplois en fonction de leur qualité. Ici la chronologie semble différente : les progrès les plus spectaculaires ont eu lieu après 1940. R. J. Gordon souligne néanmoins certaines avancées antérieures : entre 1900 et 1914, le salaire nominal augmenta de 30 % ; entre 1910 et 1920, l’indemnisation par les employeurs en cas d’accident du travail devint obligatoire dans 44 des 48 États de l’Union. Grâce à la forte croissance du PIB de 1910 à 1940 (3,1 % en moyenne annuelle), les salaires réels augmentèrent, entre 1870-1940, 1 % par an plus vite que la productivité du travail. C’est ce levier qui permit, en outre, la diminution du temps de travail : au moment de l’entrée en guerre des États-Unis, la semaine de 40 heures était devenue la norme. On rougit des sornettes colportées jusque dans les années 1980 sur l’appauvrissement (absolu puis relatif) des classes ouvrières et sur l’absence d’une régulation adéquate par l’État des « excès du capitalisme triomphant ».
Fourastié en mieux
Le lecteur français des Trente Glorieuses (1979) de Jean Fourastié a, dès les premières pages, comme une impression de déjà-vu : l’intrigue telle qu’elle se dessine lui semble familière ; seulement elle se déroule sur sept décennies et non sur trois. La profondeur temporelle de l’examen réalisé par R. J. Gordon, permet aussi de mieux comprendre comment les causes s’enchaînent aux effets. Il restait chez Fourastié une impression de mystère ou de miracle ; la boîte noire ne restait qu’en partie explorée, tout semblait s’être déroulé par le truchement du changement structurel (passage d’une société rurale et agricole à une société urbaine et industrialisée) et des économies d’échelle. Fourastié apportait un remède à l’insatisfaction qui régnait à son époque ; R. J. Gordon nourrit notre désenchantement sur la nôtre.
La supériorité de son approche vient sans doute de sa faculté à mesurer l’évolution d’une dynamique pour en montrer les manifestations concrètes. Il étudie ainsi l’incidence de la réalisation du réseau d’autoroutes « inter-state » entre 1958 et 1972 dans l’abaissement des coûts de transport, le travail de portage de l’eau économisé grâce à l’installation de l’eau courante, ou encore comment la situation monopolistique d’AT&T entre 1912 et 1983 explique en grande partie la lenteur des progrès du téléphone [2].
Une deuxième révolution industrielle indépassable ?
L’accélération de la croissance de la productivité entre 1920 et 1970, essentiellement due à l’augmentation de la rentabilité du capital, a son origine dans les innovations technologiques qu’on identifie à la deuxième révolution industrielle. Celle-ci diffère essentiellement de la première en ce qu’elle est en prise directe sur les avancées scientifiques. On la fait démarrer, en général, en 1856, date de l’invention du procédé Bessemer de fabrication de l’acier. R. J. Gordon se focalise naturellement sur les « macro-inventions » [3], et même sur celles qu’on pourrait qualifier de « méga-inventions », essentiellement la technologie de l’électricité (y compris la radiodiffusion) et celle du moteur à explosion. Il met en particulier l’accent sur plusieurs phénomènes : le processus de maturation par lequel passe toute invention nouvelle (comment Thomas Edison est parvenu à concevoir une lampe à filament durable et commercialisable), le temps d’ajustement requis pour la mise en place de systèmes techniques qui rendent une innovation performante (les 40 ans qui séparent l’ouverture de la première centrale électrique à New York et la mise en place d’un réseau de distribution de courant dans la ville) et enfin l’importance des perfectionnements « incrémentaux » successifs qui rendent ces innovations généralisables puis plus conviviales. Ainsi c’est la multiplication des innovations secondaires entre 1920 et 1940 qui a renforcé la productivité de ces investissements en améliorant la qualité du capital. Comme l’a formulé Evsey Domar : « Sans le progrès technique, l’accumulation du capital consisterait simplement à “entasser des charrues sur des charrues” ».
Une innovation est jugée importante dans la mesure où elle est susceptible de bénéficier au plus grand nombre et l’auteur ne perd jamais de vue la question (ni l’évolution) du coût, de l’accessibilité et de la diffusion. Il est depuis longtemps admis que la Seconde Guerre mondiale a permis aux États-Unis de sortir définitivement du marasme des années 1930. Mais que les exploits réalisés par l’ « arsenal de la démocratie » aient permis une hausse durable des performances productives, c’est là une observation inédite que viennent étayer les indicateurs cités par l’auteur : la hausse du salaire réel provoqua une politique de substitution du travail par le capital qui fut soutenue par un effort d’investissement de la part des firmes, renforcé par la contribution qu’y apporta le gouvernement dans le cadre de l’effort de guerre.
Réussites du collectivisme
Comme d’autres auteurs l’ont relevé avant lui, les progrès du niveau et de la qualité de la vie au 20e siècle ont dépendu prioritairement de technologies collectives qui ont mis des « biens publics » à la disposition du plus grand nombre : assainissement, gaz, électricité, téléphone, etc. Grâce à une alliance en partie non intentionnelle entre les forces du marché et autorités locales, la transition vers l’habitat moderne s’est effectuée pour la quasi-totalité de la population états-unienne en 50 ans (entre 1890 et 1940). Il s’agit de l’habitat « en réseau » : le confort individuel est en fait passé par des réalisations collectives. R. J. Gordon documente précisément la chute des dépenses de logement dans le budget des ménages populaires dans les années qui précèdent et qui suivent immédiatement la Première Guerre mondiale [4]. La vie quotidienne des familles, et surtout des mères de famille, s’en est trouvée transformée, car la diffusion de l’équipement électro-ménager n’aurait pas été possible sans la mise en place de ces réseaux. Sur le reste du siècle, la « déprise » féminine sur les tâches ménagères n’est vraiment perceptible que dans le nombre d’heures hebdomadaires qui y sont consacrées, pas dans la proportion réalisée. Elle permit une entrée des femmes dans la vie active dès les années 1920, mais, comme le note R. J. Gordon, celles qui accédèrent au marché du travail sont jusque dans les années 1970 « cantonnées dans des professions qui leur étaient réservées, et soumises à la discipline impitoyable de longues heures de travail fixes et à des rites de soumission quotidiens » (p. 287).
On serait tenté de penser que le caractère effroyable de la Grande Dépression des années 1930 aurait mis un coup d’arrêt au processus de modernisation de l’habitat. Mais, selon l’auteur, ce ne fut pas le cas, bien au contraire :
[La crise] ne déconnecta pas du jour au lendemain les logements de leur raccordement aux réseaux d’eau, d’électricité et d’assainissement ; les appareils ménagers acquis avant 1929 ne cessèrent pas de fonctionner et d’améliorer les conditions de vie et on observe, dans la décennie 1930, la diffusion rapide du réfrigérateur et du lave-linge électriques. (p. 96)
L’État au secours du marché
En bon économiste, R. J. Gordon porte d’abord son attention sur les forces et les logiques de marché, mais il est aussi soucieux de « rendre à César ce qui lui appartient ». On lit en creux une certaine admiration pour ces grands bourgeois des administrations républicaines de la fin du 19e siècle, conduits par leur sens de l’intérêt général à mettre en place des systèmes de financement fédéral d’institutions à vocation éducative (Morrill Act de 1890) ou à favoriser le progrès technique dans l’agriculture (Pure Foods Act de 1906). Alors que, dans le domaine monétaire, bancaire et commercial, les politiques fédérales des années 1930 font régulièrement l’objet de critiques de la part des économistes, R. J. Gordon ne cache pas son admiration pour les inspirateurs du New Deal, même s’il pointe que certains de ses effets n’entraient pas dans leurs intentions : les mesures décisives de l’administration Roosevelt ont contribué à améliorer sur le long terme la productivité de l’économie américaine, alors que leur objectif était essentiellement de soulager les classes de la population les plus affectées par la crise. Ainsi, par exemple, les lois dites de Wagner (National Labor Relations Acts de 1935 et 1938), en favorisant la syndicalisation et en introduisant la journée de 8 heures et l’indemnité chômage, ont grandement freiné la chute des salaires et encouragé par là même les entreprises à remplacer le travail par du capital, améliorant ainsi la mécanisation et la productivité.
Fin de partie ?
Le progrès technique n’est jamais acquis une fois pour toutes : la productivité totale des facteurs (PTF) qui le mesure a enregistré une croissance soutenue de 1,89 % par an de 1920 à 1970, mais est retombée à 0,57 % de 1970 à 1994, pour rebondir de 1994 à 2004 à 1,03 % et rechuter dans la décennie suivante à 0,4 % (elle aurait été nulle en 2013). Depuis 1999, ce ralentissement se répercute sur la croissance du revenu. L’auteur observe que, si la productivité avait progressé depuis 1970 au même rythme qu’entre 1920 et 1970, le produit réel par tête serait le double du niveau actuel, soit 97 000$ au lieu de 52 000$. Les innovations nécessaires ont manqué pour propulser la productivité globale de l’économie.
La nouvelle économie a-t-elle produit tous ses effets ou ne s’agit-il que d’un déferlement de gadgets ? Peut-être allons-nous assister à des découvertes radicales dans le domaine de l’intelligence artificielle ou en biologie mais, comme l’a montré R. J. Gordon, les transformations vraiment radicales affectent la vie quotidienne, et en particulier les lieux et méthodes de travail et, de ce point de vue, « l’ère du progrès est derrière nous ». Avec l’affaiblissement des performances éducatives, la diminution mécanique des heures travaillées et le fardeau de la dette publique et privée, l’inégalité croissante dans la répartition des revenus figurent parmi les quatre puissants « vents contraires » qui s’opposent à la reprise du chemin de la croissance. L’auteur parvient ainsi au même diagnostic que T. Piketty et E. Saez [5] dans leurs observations des données fiscales et du recensement. Contrairement à ces deux auteurs néanmoins, il craint qu’une augmentation drastique de la fiscalité ne provoque une hausse de l’évasion fiscale et un risque pour la vitalité des quelques foyers de croissance que recèlent encore les États-Unis.
L’auteur consacre un post-scriptum aux solutions politiques susceptibles de remédier à la situation présente. S’inspirant des politiques du New Deal, il reste convaincu, comme la plupart des libéraux états-uniens, que des réformes fiscales s’imposent (augmentation des taux de prélèvements sur les hauts revenus, extension des exonérations pour ceux du bas de l’échelle), que le salaire minimum (inférieur aujourd’hui de moitié en termes réels à ce qu’il était en 1940 !) doit être relevé substantiellement, que l’État fédéral doit prendre en charge une partie des investissements du système éducatif comme il l’a fait à la fin du 19e siècle, et qu’il doit libéraliser l’accession à la carte de résident pour les immigrés diplômés. Beaucoup des mesures préconisées ont fait leur chemin, au cours de la dernière campagne présidentielle, dans le programme de Bernie Sanders. Au vu de l’issue de celle-ci, on peut pourtant douter que ce soit la voie qu’empruntent les États-Unis dans les prochaines années.
Jean-Pierre Dormois, « Produire jusqu’à l’épuisement »,
La Vie des idées
, 9 février 2017.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Produire-jusqu-a-l-epuisement
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[1] Cf. Simon Kuznets (1901-1985), Modern Economic Growth : Rate, Structure, and Spread, New Haven, Yale University Press, 1966.
[2] En 1940, un appel de 3 minutes entre New York et Londres coûtait la somme astronomique de 18,5$, soit 312$ actuels.
[3] Joel Mokyr, Lever of Riches, Technological Creativity and Economic Progress, Oxford, Oxford University Press, 1990.
[4] Il s’appuie sur l’U.S. Census of Housing de 1940 et sur l’enquête très fouillée des Lynd sur la petite ville de Muncie (Indiana) en 1923-1924. Robert S. et Helen M. Lynd, Middletown. A Study in Contemporary American Culture, New York, Harcourt, Brace and Co., 1929.
[5] Pour une introduction à leurs nombreux travaux, cf. C. Landais, T. Piketty, E. Saez, Pour une révolution fiscale : Un impôt sur le revenu pour le 21e siècle, Seuil, 2011.