Pour Thomas Scanlon, l’égalité n’est pas une valeur politique en soi. C’est bien plutôt parce que nous souffrons des inégalités économiques que nous lui sommes attachés. Mais peut-on fonder un idéal politique uniquement sur des objections ?
À propos de : T. M. Scanlon, Why Does Inequality Matter ? Oxford UP
Pour Thomas Scanlon, l’égalité n’est pas une valeur politique en soi. C’est bien plutôt parce que nous souffrons des inégalités économiques que nous lui sommes attachés. Mais peut-on fonder un idéal politique uniquement sur des objections ?
Pour Thomas Scanlon, nos raisons de nous soucier des inégalités économiques ne relèvent pas d’une volonté de défendre une valeur politique intrinsèque, l’égalité : elles correspondent plutôt à nos objections contre les inégalités dont nous souffrons. Mais peut-on fonder un idéal politique uniquement sur des objections ?
Le sentiment de révolte que nous éprouvons face à l’existence et à la montée des inégalités entre les individus est parfois associé à deux motivations distinctes, sur lesquelles les détracteurs de l’égalitarisme aiment à attirer notre attention afin de délégitimer les agendas politiques qui appellent à plus d’égalité. Pour certains, l’idéal égalitaire serait l’expression déguisée de l’envie et du ressentiment de ceux qui ont échoué. Pour d’autres, au premier rang desquels se trouvent les libertariens, l’égalitarisme est inacceptable en ce qu’il appellerait à produire des situations dans lesquelles la valeur de l’égalité serait maximisée, comme lorsque l’écart entre les plus fortunés et les moins fortunés tend à devenir inexistant. Si cet objectif est critiquable, c’est notamment parce que sa mise en œuvre implique souvent de sacrifier les droits et les libertés des individus et de favoriser d’absurdes politiques de nivellement par le bas, qui détériorent la situation des uns sans gain pour quiconque. Dans le premier cas, on dénonce les motivations peu louables qui se cacheraient derrière le noble étendard de l’égalité ; dans le second, on pointe du doigt les implications inacceptables de l’idée selon laquelle l’égalité serait une valeur intrinsèque, qui exigerait de nos politiques que leurs décisions concourent à produire le plus d’égalité possible, comme si le caractère plus ou moins juste de l’organisation sociale se mesurait au degré de réalisation de ce dessein [1].
Faut-il alors se soucier simplement du fait que chacun possède suffisamment de ressources pour mener une vie épanouie et subvenir à ses besoins, et cesser de penser que certaines inégalités sont contestables en elles-mêmes ? En d’autres termes, la priorité est-elle de réduire les inégalités ou d’améliorer le sort des plus démunis ? [2] Le pari de Thomas Scanlon, dans Why Does Inequality Matter ?, est qu’il est possible d’établir que notre souci pour l’égalité n’est pas infondé. Cependant, si la réduction de nombreuses inégalités constitue pour lui un objectif politique important, ce n’est pas parce que l’égalité serait une valeur à défendre en elle-même, mais plutôt parce que nous avons diverses raisons de contester les inégalités qui nous sont préjudiciables [3]. En se livrant à un exercice d’« anatomie morale » (p. 40) de nos objections les plus fortes à l’encontre de l’inégalité, T. Scanlon explicite les raisons pour lesquelles nous devons effectivement être préoccupés par l’existence et la montée des inégalités, et ce par-delà la simple idée que la réduction des inégalités est un moyen efficace d’améliorer le sort de ceux qui en ont le plus besoin à un moindre coût pour ceux qui ont plus. De ces diverses objections, T. Scanlon tire une conception « relationnelle » de l’égalité (p. 152) qui permet de présenter l’égalitarisme sous un jour plus attrayant que ce à quoi ses détracteurs et certains de ses partisans nous ont habitués.
À quoi s’oppose-t-on au fond quand on s’oppose à l’inégalité ? On peut d’abord tenir pour contestables les inégalités qui résultent d’une violation, de la part d’une quelconque institution, de l’exigence d’un « souci égal » (equal concern) pour les intérêts de tous ceux qu’elle a à sa charge. Ce contre quoi nous pouvons ici protester, nous dit T. Scanlon, c’est contre le fait qu’une institution qui, comme une municipalité ou un gouvernement, aurait pour tâche d’offrir à tous les citoyens des services publics dans des proportions plus ou moins égales, en avantagerait certains sans que cela soit motivé par un respect égal des intérêts de tous. Cela se produit notamment lorsque certains citoyens, souvent marginalisés, sont privés de l’accès aux services auxquels ils ont droit (p. 14-15), mais aussi lorsque, alors que le droit de chacun d’accéder à un certain minimum est respecté, des individus ciblés sont encore pourvus d’une part supplémentaire sans justification valable (p. 19-20), par exemple parce qu’ils se trouvent être les amis du maire de leur ville (p. 7). Ce serait le cas d’une municipalité qui aurait pour obligation d’installer des centres récréatifs devant bénéficier à tous, et qui délaisserait certains quartiers pour concentrer leur installation dans les quartiers les plus fortunés. Si l’existence d’inégalités préalables (certains sont marginalisés, d’autres sont les amis du maire) permet de comprendre pourquoi nos institutions contreviennent parfois à l’exigence d’égale considération censée présider à leur fonctionnement, T. Scanlon remarque que la violation de cette exigence est injustifiable en elle-même et mérite une analyse à part.
Les chapitres 4 et 5 se concentrent sur l’objection familière selon laquelle des inégalités sociales et matérielles détruisant les bases de l’égalité des chances seraient injustifiables. De fait, de fortes inégalités économiques ont pour conséquence que certains emplois privilégiés et certains postes à responsabilité ne sont pas ouverts à tous. T. Scanlon propose de comprendre l’égalité des chances économiques à partir d’une « réponse en trois niveaux » à l’objection qu’une personne qui n’aurait pas été sélectionnée pour occuper l’emploi qu’elle convoite pourrait adresser contre les institutions concernées (p. 40-41). Si quelqu’un soulève une telle objection, une réponse satisfaisante devra d’abord apporter la preuve que l’existence même des institutions qui engendrent ce genre d’inégalités (en ce qu’elles embauchent des personnes pour occuper des postes bien rémunérés) est justifiée par les objectifs qu’elles poursuivent et les bénéfices qu’elles créent pour tous. Si cela peut être démontré, deux thèses doivent encore être défendues pour réfuter l’objection considérée. D’une part, l’« équité procédurale » exige que la sélection des candidats n’ait pris en considération que leur capacité à réaliser l’objectif qui justifie l’existence de cette institution, à savoir leur aptitude à réaliser avec succès les missions correspondant au poste à pourvoir. D’autre part, tous doivent avoir été placés dans des conditions préalables suffisamment bonnes pour jouir d’une « opportunité substantielle » (substantive opportunity) de développer l’aptitude spécifique sur la base de laquelle ils auraient pu être choisis pour occuper le poste convoité. Pour T. Scanlon, si l’égalité des chances économiques est compromise par des inégalités trop importantes, c’est donc parce que celles-ci rendent impossible la satisfaction de ces deux dernières exigences. En effet, ceux qui ont plus de moyens pourront s’offrir des formations onéreuses destinées à les rendre plus compétitifs, et pourront ainsi accroître leurs chances d’être sélectionnés. Il est clair par ailleurs qu’une répartition plus égalitaire des richesses contribuerait à garantir de véritables conditions d’opportunité substantielle pour tous.
Ce qui ressort de l’examen des diverses objections contre les inégalités dont nous souffrons, c’est que ce n’est pas la valeur égalité qui importe, mais bien les inégalités concrètes sous leurs diverses formes. Et elles sont préoccupantes dans la mesure où ceux qui en pâtissent ont de bonnes raisons de s’y opposer (p. 157-158). Toutefois, il nous arrive aussi de considérer que certaines inégalités sont légitimes. C’est pourquoi T. Scanlon s’emploie à mettre à l’épreuve les deux justifications que l’on énonce le plus souvent en vue de défendre le point de vue de ceux qui sont mieux lotis et qui seraient en droit, dit-on, de s’opposer à des politiques de redistribution : les propriétaires légitimes et les travailleurs méritants.
Contre la thèse libertarienne [4] selon laquelle il serait injuste de priver les propriétaires d’une partie des biens qu’ils ont acquis légitimement pour les redistribuer à ceux qui sont dans le besoin, T. Scanlon récuse l’idée que la légitimité des revenus des propriétaires et celle du cadre politique et légal à l’intérieur duquel ils les ont obtenus pourraient être pensées indépendamment l’une de l’autre : puisque c’est dans ce cadre qu’ils ont acquis ces ressources, le montant de ce qu’ils possèdent avant imposition ne peut être dit légitimement leur que dans la mesure où la légitimité de ce même cadre légal est déjà supposée. Or, les lois fiscales étant une composante de celui-ci, l’objection libertarienne aux politiques de redistribution ne peut pas être, en toute cohérence, que « l’imposition [serait] illégitime parce qu’elle dépouille[rait] une personne de ce qui, d’après ce cadre légal, lui appartient » (p. 103, italique dans l’original). Elle est plutôt de dire que nos lois sont injustes dès lors qu’elles autorisent la mise en place de politiques de redistribution.
Pour asseoir ce jugement, les libertariens assimilent les politiques fiscales à l’exercice par l’État d’une coercition sur les individus. Si T. Scanlon leur accorde que l’État exerce à travers elles un contrôle sur les individus (en ce qu’ils s’exposent à devoir payer une amende s’ils n’ont pas rempli leur devoir fiscal) et que les ressources qui sont prélevées diminuent d’autant l’opportunité des personnes d’en user librement et de les consacrer à des fins qu’elles auraient choisies, il n’en conclut pas pour autant que ce type de coercition serait moralement contestable. En effet, le cadre légal et politique à l’intérieur duquel nous gagnons nos revenus et effectuons des transactions les uns avec les autres ne serait pas justifiable s’il ne garantissait, à travers des services publics fonctionnels et inclusifs financés par l’impôt, que tous soient placés dans des conditions suffisamment bonnes pour que l’égalité des chances soit réalisée et que chacun soit en mesure de faire les bons choix de vie et de carrière. La vraie question est donc : combien sommes-nous en droit de conserver pour nous-mêmes, et jusqu’à combien les impôts peuvent-ils légitimement s’élever ?
Enfin, T. Scanlon déconstruit l’idée que des inégalités puissent être justifiées par le mérite des individus et montre, de manière très convaincante, que la notion de mérite ne devrait en réalité jouer aucun rôle dans la détermination du montant des salaires. Son analyse consiste d’abord à pointer du doigt une confusion courante : nous avons tendance à assimiler des jugements de mérite aux demandes relatives à ce à quoi nous aurions droit d’après les règles en vigueur dans telle ou telle institution, comme lorsque l’on dit d’un élève ayant répondu correctement à toutes les questions d’un examen qu’il mérite d’obtenir la note maximale. Cependant, nous ne jugerions pas légitime que l’on accorde au meilleur élève le droit de se faire cirer les chaussures par le plus mauvais. T. Scanlon en conclut que,
bien que nos attentes relatives à ce à quoi les institutions nous donnent un droit puissent être fondées, leur bien-fondé dépend de la justification de l’institution en question, qui ne dépend pas elle-même nécessairement d’une idée indépendante de mérite. (p. 118)
Ainsi, pour que l’attribution des salaires se fonde réellement sur de « purs jugements de mérite » (p. 120), ces derniers doivent porter sur le caractère moral des personnes. De tels jugements sont parfois corrects, comme lorsqu’ils expriment des attitudes de louange, de gratitude, d’admiration, ou encore de blâme. Par exemple,
le fait qu’une personne ait joué un rôle particulier dans un processus économique productif peut constituer un motif d’admiration ou de gratitude. (p. 124)
Mais l’objectif des institutions économiques n’est pas de récompenser le mérite des individus : il est plutôt de construire des infrastructures et d’offrir des services de qualité. Ces attitudes ne sauraient donc constituer la base d’une attribution des salaires. Dans des passages éblouissants, T. Scanlon met en évidence combien, en plus d’être invalides, les justifications des inégalités au nom du mérite sont dangereusement moralisatrices, dans la mesure où le montant de nos revenus serait censé refléter notre degré de perfection morale (p. 125). Prenons garde, donc, à ne pas considérer que les institutions économiques auraient pour fonction de récompenser les vertus, d’autant plus que ceux dont nous sommes prompts à louer le caractère méritant sont précisément ceux qui ont bénéficié de conditions d’opportunité substantielle (p. 127). On ne saurait dire qu’une personne mérite de ne pas se voir accorder un certain bénéfice, tel que l’obtention d’un emploi, que si les conditions dans lesquelles elle a choisi de ne pas fournir les efforts nécessaires pour acquérir les qualifications requises étaient justes, c’est-à-dire suffisamment bonnes pour qu’elle puisse réellement faire ce choix. Le concept opératoire ici n’est donc pas celui de mérite, mais d’opportunité substantielle.
À rebours des versions plus conséquentialistes de l’égalitarisme, qui conçoivent l’égalité comme une valeur intrinsèque devant être défendue en elle-même, quitte à sacrifier les droits et les libertés des individus, T. Scanlon s’efforce d’expliciter les conditions d’une société plus juste et plus égalitaire en identifiant ce que des inégalités sociales et matérielles particulièrement préjudiciables ont d’injustifiable. Étant donné la proximité entre l’idéal égalitaire relationnel esquissé dans cet ouvrage et les préoccupations réelles des personnes souffrant des inégalités, Why Does Inequality Matter ? constitue un modèle à suivre pour la philosophie politique normative. L’examen des revendications légitimes des individus est d’autant plus en mesure de faire ressortir l’attrait de nos idéaux politiques qu’il ne tombe pas dans le piège du postulat premier de valeurs intrinsèques : ce sont bien nos revendications, plutôt que des valeurs abstraites, qui doivent servir de fondement à nos idéaux politiques.
par , le 19 février 2018
– Les vidéos des 3 Uehiro Lectures de 2013 sur « When Does Inequality Matter ? » : 1, 2, 3
– La Lindley Lecture de 1996, « The Diversity of Objections to Inequality »
– L’entretien avec Tim Scanlon réalisé à l’EHESS à l’issue de la journée de discussion du manuscrit de Why Does Inequality Matter ? organisée en novembre 2017.
Victor Mardellat, « Pourquoi rejeter les inégalités ? », La Vie des idées , 19 février 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Pourquoi-rejeter-les-inegalites
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[1] L’analyse de ce type d’égalitarisme conséquentialiste est offerte par Véronique Munoz-Dardé dans son article « Equality and Division : Values in Principle », Proceedings of the Aristotelian Society, Supplementary Volumes, 2005, vol. 79, p. 255-284.
[2] C’est l’idée que défendent, chacun à sa manière, Harry Frankfurt et Derek Parfit. Voir Harry Frankfurt, « Equality as a Moral Ideal », Ethics, vol. 98, n°1, 1987, p. 21-43 et Derek Parfit, « Equality or Priority ? », The Lindley Lecture, The University of Kansas, 1995.
[3] Voir aussi, sur ce point, T. M. Scanlon, « La diversité des objections aux inégalités », in T. M. Scanlon, L’Épreuve de la tolérance, Paris, Hermann, 2018 (à paraître).
[4] Robert Nozick, Anarchy, State, and Utopia, New York, Basic Books, 1974.