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Recension Société

Ingénieurs petits et grands

À propos de : Arnaud Pierrel, Ingénieurs mais apprentis. ; Sophie Orange, Devenir technicien supérieur, le plafonnement des aspirations, Classiques Garnier


par Christian Baudelot , le 7 mai


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Deux enquêtes explorent les trajectoires des diplômés de BTS et de l’apprentissage. Malgré une certaine stabilité professionnelle, celles-ci restent marquées par un sentiment d’incertitude subjective face à leur avenir et une mobilité sociale souvent plafonnée.

Paraissent, en 2024, deux livres dans la collection, « Histoire des techniques », des éditions Garnier. Ils apportent, l’un et l’autre, des connaissances nouvelles sur des filières peu ou pas étudiées du système scolaire ainsi que sur les emplois auxquels elles permettent d’accéder. Leurs enquêtes très fines se complètent en explorant l’univers divers et complexe du monde des « techniciens. »

Le premier, Ingénieurs mais apprentis, étudie les ingénieurs formés non pas dans une grande école d’ingénieurs, mais en apprentissage. C’est le cas d’un ingénieur sur cinq. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Que deviennent-ils ? Le développement de l’apprentissage a sensiblement élargi le recrutement social des écoles d’ingénieurs. Mais très peu de filles se retrouvent dans les cursus ingénieurs en apprentissage.

Sophie Orange s’attache, elle, dans le cadre d’une enquête longitudinale, à connaître ce que sont devenus dix ans après l’obtention de leurs diplômes les titulaires d’un BTS, Devenir technicien supérieur. Sur les 900 étudiants entrés en Sections de Techniciens Supérieurs entre 2008 et 2010, dans un lycée de l’Académie de Poitiers, qui constituaient la cohorte de départ, Sophie Orange a pu en retrouver 347 et les interroger [1].

Dans les deux cas, l’univers social où atterrissent les jeunes à l’issue de leurs études est celui des « petites classes moyennes ». Le grand mérite de ces deux enquêtes est d’explorer ces nouveaux modes de formation et les conditions d’existence et de travail que rencontrent leurs titulaires dans leurs emplois. L’immense majorité a beau échapper au chômage et trouver un emploi à leur sortie d’études, leur vie est loin d’être toujours rose ! Arnaud Pierrel le laisse entendre par la conjonction de coordination qui figure dans le titre de son ouvrage, Ingénieurs, mais apprentis... Un diplôme préparé sous statut d’apprenti a-t-il la même valeur que son équivalent sous statut scolaire ? En fait, les deux sociologues convergent en faisant du statut de technicien le cœur de leurs investigations. C’est clair pour les titulaires d’un BTS, ce l’est aussi pour les « ingénieurs » formés en apprentissage, plus proches des techniciens que de véritables ingénieurs.

Des « classes moyennes instables »

L’apprentissage a partie liée avec la dynamique de diversification des voies de recrutement des écoles. Il s’est fortement développé en France depuis la fin des années 1980. La première formation en apprentissage dans une grande école d’ingénieurs a été créée à l’Agro, Paris-Grignon, en 1995.

En 2015-2016, 131 des 199 écoles d’ingénieurs proposent au moins un diplôme par la voie de l’apprentissage. Fin 2022, on comptait près d’un million d’apprentis en France. Point relativement méconnu et bien mis en évidence par Arnaud Pierrel : six apprentis sur dix relèvent aujourd’hui de l’enseignement supérieur.

La loi du 23 juillet 1987, dite loi « Séguin », consacre en effet l’apprentissage comme une forme d’éducation alternée et l’étend à tous les diplômes ou titres homologués, quels que soient leurs niveaux, du CAP aux diplômes d’ingénieurs. Cette loi a contribué pour sa part à la démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur, mais cette démocratisation a pris des formes particulières. Pierre Merle l’a qualifiée de ségrégative. De nouvelles séries de baccalauréats ont été créées (B, F, G, H, bacs professionnels, etc.) fréquentées par des élèves d’origines sociales plus populaires. Les séries classiques des lettres et des mathématiques se sont maintenues telles qu’elles étaient, majoritairement fréquentées par des élèves originaires des milieux favorisés. Ces réformes ont ainsi ouvert des marges qui ont certes contribué à démocratiser l’accès à l’enseignement supérieur dans son ensemble, mais en maintenant une forte ségrégation sociale entre les différentes filières de l’enseignement supérieur.

Sophie Orange s’interroge tout au long de son enquête sur le sens et le statut social de l’expression « technicien supérieur » auquel le brevet scolaire est censé préparer. Groupe professionnel ? Groupe social ? Absent de la nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles de l’Insee (PCS 2003), même la plus détaillée, le « technicien supérieur » ne constitue pas, en soi, une profession ni un titre. Il n’est qu’un diplôme. Diplôme de l’enseignement supérieur préparé et décerné dans un lycée. Les STS constituent ainsi un « supérieur de proximité », écrit Arnaud Pierrel.

Et la valeur de ce diplôme varie fortement selon sa spécialité : industrielle, tertiaire ou agricole. Il est le mieux reconnu dans l’industrie où il sanctionne des compétences techniques. Beaucoup moins dans le tertiaire qui ne compte que 39 spécialités contre 66 dans l’industrie. Et 21 dans l’agriculture. Ce sont souvent, aux dires mêmes des titulaires d’un BTS tertiaire, plus que des compétences techniques, des qualités morales ou des aspects de leur personnalité qui ont été retenus par leurs employeurs pour les embaucher.

Profils récurrents des sortants de filière industrielle : techniciens ou concepteurs en bureau d’études, techniciens de maintenance, conducteurs de travaux.

Filières tertiaires : comptables, assistants, chargés de clientèle, agents immobiliers.

Filières agricoles : techniciens de laboratoires, chargés d’études techniciens en traitement des eaux.

Le grand intérêt de l’enquête provient de l’ensemble des entretiens qui alimentent l’analyse des devenirs socio-professionnels des élèves (étudiants ?) entrés dans une STS dix ans avant. Ils restituent le vécu personnel des 347 étudiants aux différents stades de leurs parcours. Plusieurs traits s’imposent.

Celles et ceux qui n’ont pas obtenu leur Brevet à l’issue de leur scolarité le paient cher : ils sont sans emploi, ouvriers ou employés ; leurs statuts sont souvent précaires. Surtout, ils souffrent de n’avoir pas réussi à s’extraire de leur milieu social d’origine, objectif premier de leur entrée en STS.

Originaires de classes populaires stabilisées, les titulaires d’un BTS accèdent à des classes moyennes en relative instabilité. Il y a bien une ascension sociale, mais elle est limitée, « plafonnée », comme l’indique le sous-titre. Les garçons s’en tirant toujours mieux que les filles ! Leurs parcours se caractérisent par des contraintes fortes à chaque étape et une série de déceptions. Le décalage est fort entre aspirations et réalisations ; ils doivent « se faire à leur place plutôt que faire leur place. » Delphine rêvait « de travailler avec des animaux. » Son diplôme en poche, elle est embauchée dans une entreprise de vente par correspondance de mobiliers et d’équipements de la maison ! Son origine scolaire lui a en fait dicté son devenir scolaire puis professionnel. C’est le cas de beaucoup des élèves suivis dans cette enquête. Certains font preuve de fatalisme « on ne peut pas allier métier et passion », « Fanny a moins aspiré à une formation ou à un métier qu’elle n’a été aspirée. » Au point que Sophie Orange invoque « la causalité du probable » pour expliquer les ajustements successifs des parcours des élèves aux possibilités concrètes qui s’offrent à eux. La liberté de choix existe pourtant, mais elle s’exerce « vers le bas » plutôt que « vers le haut » ! Certains élèves ne trouvant pas d’intérêt, le BTS obtenu, aux emplois qui leur sont proposés, s’engagent dans des formations de niveau inférieur à leur diplôme.

En écoutant les propos tenus par les anciens étudiants interrogés, on a du mal à comprendre la position exacte du « technicien supérieur » sur le marché de l’emploi comme parmi les catégories sociales. Classes moyennes, c’est sûr, mais où exactement ? Eux-mêmes éprouvent beaucoup de mal à situer la place qu’ils y occupent.

Au-delà de la démocratisation : une activité vers le haut et un salaire vers le bas

Cette difficulté à se situer tient aux contradictions permanentes auxquelles ces titulaires d’un BTS sont soumis dans leurs emplois, leurs rémunérations et leurs conditions de vie. L’activité tire vers le haut, mais le salaire vers le bas. Beaucoup exercent des emplois où les niveaux de responsabilité et la complexité des tâches les rapprochent des cadres moyens, voire supérieurs, alors que leurs fiches de poste et surtout leurs salaires les basculent du côté des employés et des ouvriers. L’immense majorité bénéficie d’une stabilité de l’emploi garantie par un CDI et pourtant plus de la moitié des enquêtés en CDI estime possible, voire probable, de perdre leur emploi dans les cinq prochaines années. La stabilité objective de la majorité coexiste avec une instabilité subjective fortement ressentie.

Ce décalage s’explique par la faiblesse de leur pouvoir d’achat au regard de leurs aspirations. Près de quatre enquêtés sur dix n’ont pas le sentiment de vivre mieux que leurs parents ; plus d’un sur deux affirme rencontrer des difficultés financières. De fait le niveau de salaire net médian des enquêtés dix ans après l’obtention de leur diplôme est de 1 700 euros par mois.

Forts écarts aussi entre les hommes et les femmes dont la plupart exercent des emplois administratifs. Deux femmes sur trois sont plus diplômées que leur mari, mais une sur deux est moins bien payée. De là vient que beaucoup, une fois en ménage, s’installent à proximité de chez leurs parents, auxquels ils demandent un coup de main financier ou des services comme la garde d’enfants. La mobilité sociale assurée par un BTS existe, mais elle est bel et bien plafonnée ! Les « variations plus ou moins concomitantes de l’espace des pensables et de celui des possibles » se traduisent rarement chez les titulaires d’un BTS par la joie et la fierté de leur parcours.

Le tableau dressé par Arnaud Pierrel sur les ingénieurs formés par l’apprentissage n’est guère plus joyeux. « L’apprentissage, écrit-il, a un passé qui ne passe pas. » Encore fortement associé au CAP, malgré sa forte implantation dans l’enseignement supérieur au cours des trente dernières années, il est présumé ne pouvoir former que des « sous ingénieurs », bref de simples techniciens. En attestent les pointilleux débats sur la dénomination des titres d’ingénieurs obtenus par la voie de l’apprentissage qui doit, in fine, être spécifiée, signe évident de sa faible légitimité. Ils ne doivent surtout pas être confondus avec les titres d’ingénieurs délivrés à l’issue d’une scolarité classique passant par les classes préparatoires. D’où la volonté manifestée par de nombreux enseignants de ces CFA de remplacer le terme d’apprentissage par celui d’internat, le modèle médical se révélant une référence plus prestigieuse. Refus catégorique de Jean-Pierre Boisivon, directeur général de l’Essec qui a ouvert une filière apprentis dans son école en 1995 : « vous ne voulez quand même pas prendre le beurre et jeter la tartine ! » Ces débats en disent long sur le statut de parent pauvre de ces nouvelles filières de formation au sein des écoles d’ingénieurs.

Le tableau réel est en fait plus complexe que ne le laissent entendre les grandes tendances que nous venons d’exposer. Il y a des titulaires de BTS qui, ayant poussé leurs études plus haut, ont trouvé des emplois de cadres supérieurs ; certains sont aujourd’hui heureux et fiers de leurs parcours. Il en va de même parmi les ingénieurs formés en apprentissages. Certains sont bien devenus de véritables ingénieurs. Toutes les femmes passées par ces filières ne sont pas malheureuses, ni pauvres. La richesse de ces deux livres est de mettre au jour cette diversité des parcours et de donner la parole à chacun-e.

Explorant des secteurs encore peu étudiés de notre système scolaire, Sophie Orange et Arnaud Pierrel apportent des lumières nouvelles sur la valeur des diplômes. Celles d’un BTS, et d’un diplôme d’ingénieur issu de l’apprentissage sont à la fois incertaines et variables. Arnaud Pierrel parle d’ « hétéronomie relative » en montrant que la valeur d’un diplôme varie selon sa voie d’obtention. Mais aussi de nombreux autres facteurs. Cette incertitude sur la valeur du diplôme est maximale dans la zone du système scolaire qu’ils explorent. Elle atteint même les écoles d’ingénieurs les plus prestigieuses où la filière apprentie est loin d’égaler en salaires et en débouchés la filière scolaire issue des classes préparatoires.

Même lorsqu’ils cherchent à introduire de nouvelles filières permettant à des élèves issus des milieux les plus défavorisés d’accéder à l’enseignement supérieur, les réformateurs les plus sincères se heurtent à la logique implacable de l’élitisme républicain à la française qui contrarie leurs desseins. Cela dit, BTS et filières d’apprentissages dans les écoles d’ingénieurs contribuent, pour une part qu’on souhaiterait plus décisive, à une relative démocratisation de notre enseignement supérieur, même si elle est ségrégative. Et chaque année, des étudiants en profitent.

Arnaud Pierrel, Ingénieurs mais apprentis, Classiques Garnier, Collection histoire des techniques, n°32, 1924, 244 p. ; Sophie Orange, Devenir technicien supérieur, le plafonnement des aspirations, Classiques Garnier, Collection histoire des techniques, n°36, 1924, 227 p.

par Christian Baudelot, le 7 mai

Pour citer cet article :

Christian Baudelot, « Ingénieurs petits et grands », La Vie des idées , 7 mai 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Pierrel-Ingenieurs-apprentis-Orange-Devenir-technicien

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Notes

[1Sophie Orange, L’autre supérieur : aspirations et sens des limites des étudiants de BTS, Thèse de doctorat, Université de Poitiers, 2011.

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