À propos de : Thomas Philippon, The Great Reversal. How America gave up on free markets, Harvard University Press / Les gagnants de la concurrence, Seuil
Grâce à une démonstration implacable, Thomas Philippon jette une lumière crue sur l’accroissement du pouvoir des monopoles aux États-Unis et ses conséquences néfastes sur les prix et l’investissement. L’analyse pourrait être prolongée en recourant à d’autres disciplines que l’économie.
L’Amérique a-t-elle depuis vingt ans trahi l’économie de libre concurrence au moment même où l’Europe en redécouvrait les vertus ? Telle est la question à laquelle Thomas Philippon tente de répondre dans cet ouvrage. Et sa réponse est limpide : depuis 2000 environ, la concurrence a dépéri aux États-Unis : la concentration s’est accrue dans presque tous les secteurs ainsi que les profits. Cette évolution a conduit à des prix plus élevés pour le consommateur, à des salaires plus bas et des inégalités plus élevées, à moins d’investissement et de croissance. Elle est due à un relâchement des autorités de régulation, moins vigilantes sur les fusions, acquisitions et barrières à l’entrée diverses. Ce relâchement résulte de la capture de la régulation et de la décision publique par les lobbies du monde des affaires, à travers leur influence croissante sur le financement du monde politique. Par contraste, l’Union européenne a su construire une autorité indépendante de la concurrence peu influencée par le monde des affaires comme par le monde politique, et a vu la concurrence s’accroître, avec tous les bienfaits qui en résultent.
Cette forte thèse suffit à attirer l’attention tant elle surprend tous ceux qui croient que les États-Unis sont le berceau et l’habitat naturel de la concurrence, encore renforcée par les multiples dérégulations effectuées depuis Ronald Reagan. Le livre a d’ailleurs la force d’un essai, son déroulement inexorable : constat implacable de l’évolution aux États-Unis, explication par l’effacement de la politique de la concurrence, comparaison avec l’Europe, puis analyse des lobbies et des élections américaines ; enfin études de cas confirmant la validité de la démonstration (et apportant les nuances nécessaires) dans quelques secteurs exemplaires. Comme dans un bon essai, les exemples concrets sont nombreux, y compris l’expérience personnelle de l’auteur émerveillé par les bas prix des services téléphoniques américaine autour de 2000 et étonné de l’évolution postérieure.
Mais la force principale de l’ouvrage est qu’outre un essai, il est un bel exemple des éclairages que l’analyse économique la plus classique permet d’offrir. Car ce livre est aussi un véritable manuel d’économie, qui prend le lecteur par la main pour l’amener à grands pas jusqu’aux fronts de la recherche actuelle. Rien ou presque n’est présupposé, tout est expliqué clairement, et même si la pente est rude, le sol est si bien égalisé qu’il se monte presque sans peine (du moins est-ce l’impression qu’en éprouve un économiste qui tente de se mettre à la place du lecteur qui ne l’est pas). Fort des qualités de l’analyse économique, le livre en a aussi quelques faiblesses… ou requiert quelques précautions de lecture au regard d’autres sciences sociales.
Une démonstration modèle
Démontrer que la concurrence a baissé depuis deux décennies n’est pas aisé car celle-ci est un concept complexe et ne peut pas se mesurer de manière univoque : ainsi la concurrence n’a de sens qu’à l’échelle d’un marché, et la définition du marché varie, tant en termes de secteur économique que d’espace géographique ; par ailleurs certaines technologies requièrent pour minimiser les coûts une production à grande échelle, d’autres non, de sorte que la concentration « normale » n’est pas la même dans les deux cas sans qu’il y ait forcément moins de concurrence dans le plus concentré ; même quand quelques entreprises dominent un marché donné, la concurrence peut d‘ailleurs être féroce, surtout si de nouveaux concurrents peuvent entrer facilement. Thomas Philippon démontre la baisse de la concurrence grâce à trois indicateurs : la concentration, les profits et les prix. Si des exceptions existent dans lesquelles une innovation technique ou organisationnelle conduit à la fois à une concentration accrue et à une baisse des prix sans hausse des profits, à l’échelle de l’économie américaine et des deux décennies étudiées les trois indicateurs convergent : concentration accrue (selon plusieurs indicateurs), prix en hausse par rapport à la productivité (et aux prix européens) et profits en augmentation (selon plusieurs indicateurs également).
Plusieurs hypothèses alternatives sont étudiées et rejetées progressivement : la montée d’entreprises « superstars » exceptionnellement efficaces, la « contestabilité » croissante des marchés (au sens où de nouvelles entreprises peuvent contester tout monopole émergent) permis par les technologies de l’information, la mondialisation qui rendrait compatible maintien de la concurrence et concentration à l’échelle nationale, ou le poids accru des actifs incorporels qui expliquerait hausse de la concentration et des profits comme la baisse apparente de l’investissement. L’auteur montre que chacune explique un certain nombre de situations : ainsi la mondialisation a effectivement pesé sur les prix, les salaires et les profits et empêché la concentration aux États-Unis d’avoir des effets dommageables dans une grande partie de l’industrie, mais pas dans les services, beaucoup moins susceptibles de concurrence internationale. De même, si des entreprises connaissent de forts gains de productivité, globalement l’investissement s’est réduit, essentiellement dans les secteurs dont la concentration s’est accrue.
Le point crucial, qui fait l’objet du chapitre 5, est la baisse de la dynamique des entrées et sorties d’entreprises, qui montre que celles qui demeurent sont de mieux en mieux protégées et établies. Fusions et acquisitions réduisent particulièrement la menace que font peser les nouveaux entrants. C’est à ce niveau qu’entrent en jeu les autorités de la concurrence, dont l’auteur fait un petit historique avant de rationaliser leur doctrine, qui tente d’équilibrer pouvoir de marché et efficacité productive (en supposant que les grandes entreprises seraient à la fois plus efficaces et menaçantes pour la concurrence). L’auteur suggère que celles-ci ne se sont pas opposées suffisamment à des fusions conduisant à de forts pouvoirs de marché. Par ailleurs, il montre que l’accroissement de la régulation a conduit souvent à empêcher l’entrée de nouvelles entreprises.
La partie sur l’Europe est moins approfondie, mais apporte néanmoins sur presque tous les points un contrepoint détaillé à l’expérience américaine, et permet notamment d’éliminer les explications par la technologie ou la mondialisation, puisque les deux phénomènes touchent l’Europe de manière similaire aux États-Unis tandis que l’évolution de la concurrence y est très différente. Elle renforce donc la conclusion de la première partie qui mettait l’accent sur le rôle des autorités de régulation pour expliquer la baisse de la concurrence aux États-Unis. L’auteur montre en particulier comment la politique de la concurrence est, depuis la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, au centre de la construction européenne. Son renforcement progressif a été facilité par son indépendance envers les gouvernements, qui résulte paradoxalement de la méfiance des pays européens les uns envers les autres. Pour la même raison, la Direction générale de la concurrence a aujourd’hui un droit de regard sur toutes les aides étatiques aux entreprises, ce qui n’est pas le cas de ses homologues américaines. L’auteur montre (chap. 8) que la convergence internationale des régulations est plus rapide dans l’Union, ce qui accroît la concurrence en son sein, et que les autorités de la concurrence y sont d’une grande qualité selon les comparaisons internationales, et d’une plus grande sévérité pour les fusions que les autorités américaines.
Dans la troisième partie, Thomas Philippon boucle son histoire en examinant comment le poids du lobbying et celui du financement privé de la vie politique contribuent tous deux à faire décroître la concurrence aux États-Unis comparativement à l’Union européenne. Il montre que le lobbying contribue moins à informer législateurs et régulateurs qu’à leur faire prendre des décisions inefficaces qui protègent les rentes des entreprises en place : il bénéficie surtout aux grandes entreprises (en particulier dans les secteurs où les marchés publics ou les enjeux de régulation sont déterminants), qui contribuent aussi plus que proportionnellement au financement politique. Et si le lobbying existe aussi en Europe, avec des comportements similaires, il y est beaucoup moins (environ moitié moins) développé. Quant au financement politique, il y est infiniment plus encadré et limité. Ces conditions institutionnelles déterminent donc la meilleure performance de l’Europe en matière de concurrence.
Les derniers chapitres fournissent des compléments : trois exemples sectoriels sur la finance (où la régulation est capturée pour réduire la concurrence), la montée des comportements monopolistiques dans le système de santé américain (tant au niveau des chaînes d’hôpitaux que des assureurs), les GAFAM [1] (moins menaçants mais aussi moins efficaces qu’on ne croît) et l’impact négatif de la faible concurrence sur les marchés locaux du travail sur les bas salaires.
En conclusion, il évalue globalement l’impact de la baisse de concurrence à 1000 milliards de dollars de baisse du PNB américain de 2020 par rapport à un scénario de concurrence, soit 500 milliards de gains pour les entreprises et 1500 de perte pour les salariés. De quoi impressionner, et convaincre de l’urgence de relancer une véritable politique de la concurrence aux États-Unis.
Le métier d’économiste
Thomas Philippon a fait les bonnes écoles pour devenir un économiste professionnel du meilleur acabit : Polytechnique, EHESS, MIT, avant de devenir professeur à l’école de commerce Stern de l’Université de New York depuis 2003. Il a gardé de ce parcours sans faute une rigueur analytique magistrale et une impressionnante capacité de synthèse dont il fait la preuve dans ce livre. Il y montre par l’exemple comment une question de recherche large (la concurrence est sans doute la question clef des économistes) mobilise de très larges pans d’une discipline et impose la maîtrise de la plupart de ses théories, concepts et méthodes ; et il les expose avec un talent pédagogique remarquable.
La concurrence est en effet au cœur de la discipline économique, puisque depuis Adam Smith au moins elle est supposée assurer une répartition juste des revenus, évitant les rentes de situation et les privilèges, la théorie walrasienne démontrant même qu’elle permet la meilleure allocation de ressources rares pour une efficacité productive maximale. Thomas Philippon résume brièvement comment le prix d’équilibre résulte de la confrontation de l’offre et de la demande et comment les écarts par rapport à ce prix résultent de distorsions de concurrence (restrictions à l’entrée par exemple) qui permettent aux entreprises d’exploiter l’inélasticité de la demande des consommateurs pour accroître leurs profits. Il explique les comportements stratégiques des entreprises (prédation par les prix, dumping, intégration verticale ou horizontale) qui forment le cœur de l’économie industrielle (Industrial organization en anglais). Il montre également (chapitre 5), à la suite de l’école de Chicago des années 1970, l’utilité d’apprécier la concurrence par son effet sur les prix pour le consommateur, de manière dynamique et non simplement statique, c’est-à-dire de tenir compte du fait que les entreprises innovantes, même très grandes, ne menacent pas la concurrence tant qu’elles font baisser les prix et que de nouveaux entrants peuvent les remettre en cause. En conclusion, il explique même brièvement la logique d’un modèle d’équilibre général dans lequel tous les marchés sont interdépendants.
À côté des outils théoriques, Thomas Philippon explique comment les économistes utilisent les données disponibles pour construire des indicateurs adaptés à leurs questions : secteurs de l’économie groupant entreprises ou établissements et correspondant (ou non) à des marchés au niveau desquels mesurer la concurrence ; indices de concentration ;indices de prix et leur ajustement pour les améliorations de qualité (supposées conduire à une surévaluation des prix et donc à une sous-estimation de la concurrence), comptabilité des profits, q de Tobin mesurant la profitabilité de nouveaux investissements telle qu’évaluée par les marchés boursiers (si importants aux États-Unis), taux de change de parité de pouvoir d’achat permettant de comparer les prix entre Europe et États-Unis, et j’en passe.
Pour expliquer tous ces outils au lecteur non-économiste (ou à l’apprenti économiste), Thomas Philippon fait preuve de trésors de pédagogie, utilisant glossaire, encadrés, exemples, graphiques, annexes (sur les classifications sectorielles, la mesure de la croissance, celle des taux de change réels et l’ajustement pour la qualité dans les services financiers) : ne manque qu’une table des encadrés, des graphiques et des annexes pour un usage encore plus efficace de l’ouvrage.
Enfin, il montre de manière d’abord statistique puis économétrique comment utiliser ces mesures pour tester des hypothèses et rejeter celles qui sont contredites (cf. l’exposé des hypothèses principales p. 48 puis d’autres p. 142). Dans un souci pédagogique, il attend la dernière partie pour expliquer les problèmes d’endogénéité (i.e. de causalité inverse) qui affectent beaucoup de problèmes économiques et rendent difficile les vérifications empiriques (quoique la capacité d’anticipation des humains ne soit pas la condition de ces problèmes, contrairement à ce que dit l’auteur de manière surprenante) : de fait, les entreprises qui pratiquent le lobbying ou financent les politiciens sont aussi celles qui ont le plus à perdre (ou à gagner) de leurs décisions, ce qui rend plus difficile d’évaluer l’impact de leur action. Ainsi, le statu-quo peut être le résultat de pressions contradictoires importantes alors qu’il pourrait faussement donner l’impression de l’absence de pressions ou d’absence d’effet de ces pressions. Thomas Philippon montre comment l’utilisation de changements légaux (ou autres) peut remplacer de véritables expérimentations pour permettre de mesurer les causalités recherchées.
Au fil de pages soigneusement écrites et d’une grande clarté mais sans concessions à la facilité, Thomas Philippon nous fait accéder à l’état le plus récent de la recherche en économie, comme en témoignent les références égrainées au fil du texte (dont beaucoup de ses propres travaux) et réunies dans la bibliographie, références dont la grande majorité date des dix dernières années.
L’économie, loin des sciences sociales ?
Au terme de ce livre, on ne peut qu’être impressionné par la démonstration qui a été donnée. Mais pour le « grand public cultivé » ou pour des chercheurs d’autres sciences sociales, plusieurs angles morts surprendront sans doute par rapport à ce que publieraient des chercheurs d’autres disciplines.
Le premier angle mort porte sur les « données ». L’économiste est avide de chiffres mais, parfois peu critique à leur égard, il les prend facilement pour donnés. L’élaboration des chiffres relève de fait des instituts statistiques, dont le professionnalisme est reconnu et l’indépendance opérationnelle en général respectée (dans les pays riches). Pourtant, les variables sur lesquelles ils enquêtent et la qualité de leurs enquêtes dépendent en partie de décisions politiques, leurs catégories d’observation dépendent des théories qu’ils choisissent de privilégier, leurs choix méthodologiques face à des phénomènes hétérogènes dans l’espace et le temps peuvent avoir des effets sur les résultats que l’on peut en tirer. Des choix similaires sont encore plus susceptibles d’être influencés de l’extérieur ou d’être masqués pour les chiffres produits par des entités moins indépendantes. Étant donné le rôle crucial du lobbying dans le modèle explicatif de Thomas Philippon, il pourrait envisager d’intégrer la production des chiffres dans son modèle, par exemple le fait que les institutions politiques (ou les entreprises influenceuses) tentent souvent de rendre difficile l’observation de leur activité). C’est sans doute ce qu’aurait fait un historien ou un sociologue. Ceux-ci auraient sans doute analysé de manière moins sophistiquée les chiffres disponibles, mais en revanche mené des enquêtes complémentaires, et envisagé d’autres données que quantitatives. Les enquêtes de Sylvain Laurens sur la Commission européenne suggèrent ainsi que les budgets des lobbies mesurent très imparfaitement leur capacité d’influence dans la mesure où nombre d’experts et d’organisations ne sont pas enregistrés comme tels alors qu’ils sont dans l’obédience des acteurs économiques et influencent la décision publique.
Le deuxième angle mort concerne la fonction sociale des économistes. Comme la plupart de ceux-ci, Thomas Philippon ne parle à la première personne que pour raconter des anecdotes, pas pour analyser la place des économistes dans le monde qu’il étudie (et ce alors même qu’il a exercé quelques responsabilités de conseil au plus haut niveau). Aucune analyse réflexive sur les choix de questions et de méthode faits dans le livre n’est présentée. Or elle serait la bienvenue sur le sujet discuté, spécialement du fait de la thèse soutenue. En effet, les économistes ne sont pas pour rien dans l’évolution des pratiques en matière de régulation de la concurrence, et le sujet donne lieu souvent parmi eux à des prises de position dogmatiques auxquelles n’échappe pas complètement Thomas Philippon. Celui-ci en est conscient, et quand il décrit rapidement ces évolutions, il mentionne l’influence considérable des théories libérales de la concurrence de l’école de Chicago sur le droit et la jurisprudence, notamment à travers le juge Robert Bork, à partir des années 1980. Mais il y a quelque paradoxe de sa part à louer les dérégulations des années 1980 et 1990 issues de ces doctrines avant de critiquer la concentration postérieure qui en résulte tout aussi directement. Et il est un peu superficiel de répondre à cela, comme il le fait sur France Culture le 31 décembre 2020, que c’est seulement allé trop loin, et qu’il suffit désormais de procéder aux ajustements nécessaires, comme s’il s’agissait de régler un moteur et que les effets sociaux ou politiques de ces excès pouvaient être annulés ou même corrigés aisément a posteriori. Ce serait prétendre à la fois influencer le débat public (par ce livre) et rester au dessus de la mêlée en arbitre utilisant tous les outils théoriques en négligeant leur dimension politique… ce que fait en pratique Thomas Philippon dans ce livre.
Or un certain nombre de travaux d’autres disciplines soutiennent que le néo-libéralisme (si l’on accepte ce terme simplificateur) qui a triomphé dans la vague de dérégulation en question est le produit de l’alliance entre des mouvements intellectuels et philosophiques débordant les sciences économiques, des intérêts politiques et des intérêts privés. Nombre d’économistes ont bénéficié de soutiens financiers qui n’ont été révélés que tardivement, et qui ont pu les encourager à privilégier les théories les plus favorables à leurs sponsors, qu’il s’agisse d’entreprises ou d’institutions. Ainsi, Thomas Philippon cite lui-même les travaux « très influents » (p. 127) de Djankov, La Porta, Lopez de Silanes et Shleifer que la Banque mondiale a soutenus et utilisés largement pour imposer des changements juridiques dans nombre de pays au nom de l’efficacité économique supérieure de certains modèles juridiques leurs travaux… dont la recherche postérieure a montré la très large inanité comme les conséquences politiques et sociales parfois désastreuses.
On comprend bien que présenter ces autres travaux n’entrait pas dans la perspective de ce livre. Néanmoins, il aurait gagné à mentionner brièvement l’existence de tels débats, et peut-être à adopter une perspective plus historique (mais c’est ici l’auteur de ce compte rendu qui plaide pour sa paroisse). L’histoire est invoquée quelquefois dans le livre, mais jamais comme un objet de débats scientifiques : ainsi la construction européenne est brièvement racontée en soulignant le libéralisme de Jean Monnet, mais sans aucune référence bibliographique, alors qu’ailleurs il est rare qu’une assertion proprement économique ne soit pas référencée soigneusement. Or si l’Europe s’est construite en partie sur la libre circulation des biens et des personnes (puis des capitaux), elle s’est tout autant bâtie sur le partage très large de l’idée que certaines activités essentielles relevaient de services publics organisés sous la houlette de l’État. Derrière cette idée ne se cache pas un interventionnisme congénital de l’Europe dont les historiens ont depuis longtemps montré l‘absence, mais l’un des arguments de l’ancienne théorie de la concurrence (antérieure à l’école de Chicago), qui démontrait l’existence dans ces activités de monopoles « naturels » pour des raisons techniques (externalités produisant des rendements croissant avec la taille du réseau) [2]. Dans ces cas, un monopole régulé permettait (et permet sans doute parfois encore) d’assurer les meilleurs prix aux consommateurs.
Dans l’Europe des années 1930 à 1970, le choix politique de construire ces services publics (dans les transports ferroviaires, la distribution d’électricité, les télécommunications) relevait aussi de motifs politiques tels que la réduction de l’influence de grosses entreprises et que l’accès de tous les citoyens à des services considérés comme essentiels. Ce dernier argument a sans doute prévalu dans le cas de la santé, dont il se trouve que Thomas Philippon montre le coût considérablement plus élevé aux États-Unis qu’en Europe, sans pouvoir dans ce cas trouver une concurrence supérieure comme l’explication de la performance européenne. C’est pourtant sans doute au moins en partie la construction politique de monopsones publics qui permet, face à de très grandes entreprises pharmaceutiques, d’obtenir les meilleurs prix.
Le problème ne concerne pas que l’histoire : un regard à la bibliographie montre que presque aucun texte autre qu’économique n’est cité. Cet exclusivisme pose de sérieux problèmes notamment pour la troisième partie, dans laquelle l’étude des relations entre le monde des affaires, les administrations et le monde politique sont l’objet de recherches considérables de la part des historiens, des juristes, des politistes et des sociologues. Pour ne prendre qu’un exemple : début 2018 paraît We, the corporations d’Adam Winkler, qui a un très grand retentissement aux États-Unis et porte précisément sur le rôle de la Cour suprême dans l’accroissement des droits des entreprises, un élément crucial (et parmi les plus ambigus) dans l’argumentation de Thomas Philippon. Non seulement le livre n’est pas cité (ce qui peut s’expliquer par sa date de parution même si beaucoup des références du livre lui sont postérieures), mais la plupart des travaux clefs qu’il cite sur l’influence des entreprises sur la politique ne le sont pas non plus (cf. ci-dessous pour des exemples).
Il est extrêmement heureux que des économistes parmi les plus écoutés de la profession souhaitent convaincre un public plus large par des livres ambitieux à la fois par leur ampleur, la force de leur thèse et leur exigence scientifique. Celui de Thomas Philippon est un modèle du genre. Il faut seulement espérer qu’à l’avenir leur intérêt pour les travaux d’autres disciplines sur leurs questions égale celui qu’ils espèrent en sens inverse.
Thomas Philippon, The Great Reversal. How America gave up on free markets, Harvard University Press, 2019, 360 p. Traduction française : Les gagnants de la concurrence, Quand la France fait mieux que les États-Unis, Paris, Seuil, 2022.
Pour aller plus loin
• « A challenge to big tech and antitrust thinking in a surprising place », New York Times, 15 septembre 2019.
• Entendez-vous l’éco ?« Restaurer le libéralisme, avec Thomas Philippon », France Culture, 31 décembre 2020.
• Martin Gilens, Affluence and Influence : Economic Inequality and Political Power in America, Princeton : Princeton University Press, 2012.
• Wendy L. Hansen and Neil J. Mitchell, “Disaggregating and Explaining Corporate Political Activity : Domestic and Foreign Corporations in National Politics”, American Political Science Review 891, 2000.
• Naomi Lamoreaux, The great merger movement in American business, 1895-1904, Cambridge : Cambridge University Press, 1985.
• Sylvain Laurens, Les courtiers du capitalisme, milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles, Marseille : Agone, 2015.
• Philippe Nemo et Jean Petitot (sous la direction de), Histoire du libéralisme en Europe, Puf, 2006.
• Laurent Warlouzet « La politique de la concurrence en Europe : enjeux idéologiques », La vie des idées, 23 mai 2014.
• David Vogel, Fluctuating Fortunes : The Political Power of Business in America, Washington (DC) : Beardbooks, 1989.
• Adam Winckler, We the corporations, how American businesses won their civil rights, New York : Liveright/Norton, 2018.
Pour citer cet article :
Pierre-Cyrille Hautcoeur, « Du danger des monopoles »,
La Vie des idées
, 25 janvier 2021.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Philippon-The-Great-Reversal
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[1] Les grands acteurs des technologies de l’information : Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft.
[2] C’est d’ailleurs un argument proche qui justifie aujourd’hui les préoccupations de chercheurs (jusqu’à l’Université de Chicago elle-même) et l’ouverture d’une instruction par le ministre étatsunien de la justice et cinquante procureurs des états fédérés sur les pouvoirs excessifs des GAFAM. Cf. « A challenge to big tech and antitrust thinking in a surprising place », New York Times, 15 septembre 2019.