À propos de : Hans Belting, Florence et Bagdad. Une histoire du regard entre orient et occident, traduit de l’allemand par Naïma Ghermani et Audrey Rieber, Gallimard.
Dans Florence et Bagdad, Hans Belting propose une nouvelle histoire du regard, dont il étudie le rapport à l’image et la valeur symbolique. Prenant pour point de départ le transfert culturel entre orient et occident, qui permet l’invention de la perspective au XVIe siècle, il s’interroge sur deux formes différentes de cultures du regard, en vue d’une histoire globale de l’art.
Recensé : Hans Belting, Florence et Bagdad. Une histoire du regard entre orient et occident, traduit de l’allemand par Naïma Ghermani et Audrey Rieber, Paris, Gallimard, 2012, 384 p., 35 €
L’œuvre de Hans Belting est connue bien au-delà du public de l’histoire de l’art. Célèbre médiéviste, auteur d’Image et culte [1] et de l’Image et son public au Moyen Âge [2], Hans Belting a su renouveler l’histoire de l’art en attirant l’attention sur les images, toutes les images, et en relativisant la notion d’art, invention occidentale moderne. Après son plaidoyer pour une anthropologie des images [3] et un livre sur les régimes de vérité des images en occident [4], il étend doublement son champ de réflexion : d’une histoire des images à une histoire du regard ; d’une histoire occidentale à une histoire croisée « entre orient et occident ».
Science de la vision et culture du regard
Depuis la Renaissance, la culture occidentale moderne a établi un rapport entre l’image, nécessairement figurative, et la vision humaine. De la découverte de la perspective à l’invention de la photographie, l’image est assimilée à ce qu’Alberti a défini comme une « section de la pyramide visuelle » et doit ainsi pouvoir se substituer à la réalité telle que l’œil humain la perçoit, en se plaçant entre l’œil et le monde. Cette utopie illusionniste a occupé artistes et savants durant plusieurs siècles, des perspectivistes de la Renaissance aux physiologistes du XIXe siècle, en passant par les mathématiciens du cercle de Marin Mersenne, tous occupés à découvrir les lois pour tromper le regard.
Mais la révolution culturelle de la perspective, en établissant une analogie entre le regard et la représentation du monde, a aussi introduit le sujet dans l’image. Le point de fuite de la perspective, point de référence imaginaire de la représentation des trois dimensions, est un pendant au point de vue du spectateur, de sorte que l’image est aussi une mise en scène de l’acte de regarder et de jauger le monde. De ce fait l’image perspective n’a pas simplement pour fonction de dépeindre une réalité, mais elle offre une réponse à notre regard. Ce que nous voyons nous regarde, pour reprendre une belle expression de Georges Didi-Huberman [5].
Parler des images dans la culture occidentale moderne, c’est donc parler du regard dans un sens culturel et symbolique, et non simplement de vision ou de perception, dans le sens physiologique ou psychologique qu’on donne bien souvent à ces notions. Parler des images, c’est inscrire le regard dans le patrimoine des textes, des artefacts, des attitudes forgées par la culture, patrimoine irréductible à un savoir objectif. Ainsi l’idée selon laquelle l’image reproduit notre regard sur le monde n’est pas universelle, elle suppose au contraire une culture du regard qui, en se projetant sur le monde environnant, donne une unité au chaos, organise le monde visible, fabrique intérieurement l’image à partir du visible. Norman Bryson avait déjà parlé de cette culture nouvelle du regard, distinguant à partir de la Renaissance un regard furtif (glance) et un regard prolongé sur le monde (gaze), tous deux conditionnés, comme la plupart de nos comportements, par les produits de la culture [6].
Dans une série de cours donnés en 2003 au Collège de France qui ont abouti à la publication du livre Florence et Bagdad. Une histoire du regard entre orient et occident [7], Hans Belting a repris cette réflexion. Il a cherché à inscrire le regard dans la culture, non pas comme Bryson et ce qu’on peut désormais appeler la tradition des visual studies, en s’interrogeant sur les conditions d’évolution de nos comportements visuels, mais en posant la question du rapport entre l’image et le regard. Il s’agissait de donner à l’histoire du regard une dimension symbolique absente des réflexions empreintes de psychologie. Tandis que les visual studies explorent les influences de la culture matérielle sur la psychologie et les habitudes de perception, Belting étudiait l’économie du regard, dans la lignée de Marie-José Mondzain. Il explorait non seulement le patrimoine scientifique des théories de la vision, mais aussi la dimension métaphorique du regard [8]. Métaphore du rapport entre les individus – les échanges de regards –, de celui de l’homme et de Dieu – notamment dans les écrits de Nicolas de Cuse [9] –, de l’imagination, du désir, du pouvoir, le regard occupe une fonction culturelle variée dont l’histoire de l’art recèle les principales manifestations. Les portraits individuels et les portraits de groupes, les icônes, la peinture érotique, l’organisation panoptique de l’architecture sont autant de formes qui développent notre culture du regard dans sa dimension réelle et symbolique.
L’optique arabe et la perspective de la Renaissance
Il est un moment dans l’histoire occidentale qui a particulièrement influencé cette culture du regard : la Renaissance. C’est à ce moment précis que le rapport entre le regard et le monde des images fut durablement établi, par la découverte des lois géométriques de la perspective. Mais, comme Belting l’avait déjà esquissé dans le cours du 11 février 2003, cette irruption de la géométrie dans la peinture, qui a aidé les peintres à chercher l’adéquation entre le regard et l’image, était le fait d’un transfert culturel de longue durée, au cours duquel une théorie optique forgée au XIe siècle au cœur de la culture de l’Islam par le mathématicien Alhazen a été promise à une importante fortune en Europe. Ce transfert permit non seulement la redécouverte d’Euclide en occident et jouait le rôle évident de culture médiatrice, mais elle constituait également un apport considérable. Traduite et commentée par les « perspectivistes » dans les années 1270, elle fut utilisée, à la Renaissance, comme référence par les théoriciens de la perspective appliquée à la peinture, à l’instar de Lorenzo Ghiberti, de Piero della Francesca et de Leon Battista Alberti.
Au cours de ce transfert culturel, la théorie optique d’Alhazen s’est transformée et a pris un sens nouveau. Originellement dédiée à l’exploration des propriétés de la lumière et aux mécanismes de la formation de l’image dans l’œil – recherches reprises et complétées plus tard par Kepler –, l’œuvre d’Alhazen fut importée dans l’occident médiéval pour enrichir et transformer le domaine de la gnoséologie, autrement dit une réflexion sur la connaissance du monde, moins intéressée par les calculs géométriques et les variations sur les thèmes euclidiens que par le rapport entre une philosophie des essences et une philosophie des apparences. La traduction latine d’Alhazen a servi plus tard à conceptualiser la pratique des peintres en soutenant leur désir de représentation des volumes et de l’espace par une théorie géométrique mathématisant le rapport entre proportions et distance au spectateur. Partie d’une théorie de l’optique puis intégrée à une philosophie de la perception, la perspective est devenue une théorie mathématique appliquée à la peinture, utilisée pour donner au tableau ou à la fresque l’illusion de la troisième dimension et faire correspondre ainsi l’image avec le regard. La notion de perspective avait pris à ce moment le sens qu’on lui donne aujourd’hui.
Schéma des deux yeux par Alhazen, extrait du plus ancien manuscrit de son œuvre, rédigé par son gendre, 1080. Istanbul, Bibliothèque Fatih (MS 3212, fol. 81b). Au premier plan se trouvent la cornée et l’uvea. Cornea et uvea sont placées devant le corps vitré rond et de l’autre côté du corps cristallin. Celui-ci, également rond, est situé dans le centre de l’oeil à partir duquel les nerfs optiques mènent au cerveau.
Jacopo Barozzi dit Vignole, Le Due Regole della prospettiva pratica (1583). Illustration de la première règle.
Dans son livre Hans Belting prend pour point de départ d’une réflexion transculturelle ce moment de contact entre la culture de l’Islam et la culture occidentale. En développant précisément cet aspect de son cours de 2003, il marque un tournant vers une histoire globale de l’art, appelée de ses vœux et poursuivie dans ses plus récents projets conduits au Zentrum für Kunst und Medien de Karlsruhe sous le titre de Global Art Museum [10]. Mais quelle est donc la spécificité de cette recherche entre Florence, lieu métaphorique de l’invention de la perspective, et Bagdad, capitale du califat fatimide, ville de naissance d’Alhazen, retiré au Caire après ses déboires avec la cour ?
Histoire croisée entre orient et occident
Les rapports entre l’Islam et la Renaissance sont connus des historiens et ont fait l’objet notamment d’une grande exposition en 2007 (Venice and the Islamic world, 828-1797, Metropolitan Museum of Art) [11]. L’influence d’Alhazen sur la philosophie du Moyen Âge fut étudiée en profondeur par Abdelhamid I. Sabra, qui a traduit de l’arabe les trois premiers livres de l’Optique [12], et David Lindberg, grand spécialiste des perspectivistes, en particulier de Roger Bacon [13]. La perspective est elle-même un champ d’étude vaste dont les travaux paraissent innombrables [14]. Ainsi Belting s’appuie sur les recherches existantes plutôt qu’il ne les approfondit. L’originalité du livre tient en fait surtout à la manière de nouer ces différents fils autour d’une histoire croisée du regard entre orient et occident. L’objectif de Belting est de s’interroger, à partir de cet objet, sur deux formes différentes de cultures du regard. Pour lui, la transformation subie par la théorie d’Alhazen au cours de cette transplantation sur le sol européen – sa traduction et sa réception dans l’Europe médiévale et renaissante –, tient à la différence entre une culture aniconique, l’islam – Mahomet avait encerclé La Mecque et détruit les idoles en 630 et le Coran confirma cette défiance à l’égard des idoles dans les sourates 21.58 et 17.81 – et une culture remplie d’images. Tandis que l’art islamique est dominé par une géométrie aussi savante qu’abstraite où, comme le montre le livre essentiel de Rémi Labrusse [15], les artistes du XIXe siècle sont venus puiser leur fascination pour la « beauté logique » de l’ornementation arabe, l’Europe était marquée par une culture de l’icône, qui s’employait progressivement à rechercher le volume dans la représentation en deux dimensions. Il importe peu que Belting semble parfois verser dans cette mythologie « islamophile » (et non orientaliste !) de l’aniconisme de la culture arabe tant sont limpides les pages sur la doctrine de l’islam relative aux images, qu’il confronte à la théologie chrétienne des icônes de l’Europe médiévale (chap. 2), où le lecteur retrouve avec délectation la puissance intellectuelle de l’auteur d’Image et culte.
Tuiles girih d’après Peter Lu et Paul Steinhardt, « Decagonal and quasi-cristalline
Tilings in Medieval Islamic Architecture », in Science, 315, 2007, p. 1107.
(Les figures A à D montrent la construction géométrique d’un pavage. E montre le temple de Khwaja Abdullah Ansari à Gazargah (Afganistan). F montre les cinq motifs fondamentaux des tuiles girih. G montre un dessin du rouleau du Musée Topkapi à Istanbul, où l’on retrouve les cinq motifs fondamentaux.)
On appréciera les pages savantes sur l’ornementation géométrique, nourries des dernières recherches sur le style girih (style noué). Le chapitre sur Alhazen (chap. 3) joue quant à lui le rôle de pivot : Belting y insiste sur l’invention de la camera obscura, construite non pas pour fabriquer des images, mais pour réaliser des expériences sur la lumière ; il développe surtout les transformations qu’Alhazen fait subir à la géométrie euclidienne. L’optique est une science de la lumière indépendante de la notion d’image. Dans le transfert vers l’occident médiéval de cette œuvre de première importance, les perspectivistes jouent un rôle essentiel par la traduction qu’ils en fournissent et par l’invention du terme latin perspectiva (chap. 4). Mais Belting rétablit également l’importance d’un mathématicien négligé par les recherches sur la perspective, Blaise de Parme (mort en 1416), « inventeur de l’espace mathématique », pour avoir fait le rapport entre la distance et la taille des choses vues. Les artistes Lorenzo Ghiberti et Piero della Francesca s’inscrivent dans sa lignée, rédigeant eux-mêmes des traités de perspective.
La perspective comme forme symbolique
Le livre de Hans Belting ne se limite nullement à raconter l’histoire du transfert d’une théorie scientifique. Le corpus théorique des traités de perspective n’aurait pas acquis son importance culturelle si la représentation de l’espace perspectif n’avait pas elle-même été un acte symbolique. Comme l’a montré Erwin Panofsky, la perspective n’est pas une loi universelle de la représentation mais un code culturel, une forme symbolique employée pour sa valeur signifiante [16].
Dans la Trinité de Masaccio, la ligne d’horizon sépare l’espace biblique de l’espace des commanditaires et du spectateur dont il est rappelé par le tombeau du premier plan qu’il est voué à une mort certaine. C’est dire que la perspective sert surtout à raconter des histoires et à faire jouer au regard un rôle comme acteur de la fiction qui se déroule dans le tableau ou sur la scène, devant les yeux du spectateur. Du décor de théâtre à l’italienne à l’illusionnisme baroque, en passant par les vedute d’Urbino, la perspective est une discipline symbolique (chap. 5).
Masaccio, La Trinité, Santa Maria Novella, 1425.
Perspective urbinate, vers 1470. Urbino, Galleria Nazionale.
La dimension métaphorique atteint finalement son point d’orgue au dernier chapitre (chap. 6), où le lecteur retrouvera certains des thèmes abordés dans les cours au Collège de France : l’œil comme métaphore du regard divin apparaît dans De la vision de Dieu de Nicolas de Cuse, où le célèbre théologien fait la différence entre la vision de Dieu, matitudinale et englobante, et la vision du monde par les fidèle, vespérale et parcellaire ; la figure de Narcisse allégorie trompé par le reflet, métaphore de la peinture chez Alberti. La culture occidentale du regard, marquée par la théologie, l’est aussi, avec Narcisse, par la mythologie païenne.
Ce livre de Hans Belting est un parcours où se croisent les arts et les sciences dans un entrelacement de la culture arabe et de l’occident. En rappelant que les traits les plus essentiels de notre culture visuelle – la perspective et la camera obscura – proviennent du monde arabe, et en prenant ce moment de contact pour développer une réflexion de grande envergure sur la notion de regard, le grand historien d’art qu’est Hans Belting fait œuvre d’histoire globale sans renoncer à la portée théorique de l’histoire de l’art.
Christian Joschke, « Perspectives croisées entre orient et occident »,
La Vie des idées
, 12 avril 2013.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Perspectives-croisees-entre-orient
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[1] Hans Belting, Image et culte. Une histoire de l’image avant l’époque de l’art, trad. Frank Muller, Paris, Éditions du Cerf, 1998.
[2] — , L’Image et son public au Moyen Âge, Paris, Gérard Monfort, 1998.
[3] — , Pour une anthropologie des images, trad. Jean Torrent, Paris, Gallimard, 2004.
[4] — , La Vraie image : croire aux images ?, trad. Jean Torrent, Paris, Gallimard, 2007.
[5] Georges Didi-Hubermann, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Éditions de Minuit, 1992.
[6] Norman Bryson, Vision and painting : the logic of the gaze, Londres, Macmillan, 1983.
[7] Hans Belting, titulaire en 2002-2003 de la chaire européenne du Collège de France, a dispensé le cours intitulé L’histoire du regard. Représentation et vision en Occident (2002-2003).
[8] Il faut renvoyer au Commerce des regards (Paris, Seuil, 2003) de Marie-José Mondzain, dont l’empreinte sur le projet de Hans Belting est évidente.
[9] Michel De Certeau, « Nicolas de Cues. Le secret d’un regard », Traverses, vol. n° 30-31, mars 1984, p. 70-84.
[10] James Elkins, Is art history global ?, Londres — New York, Routeledge, 2007, Hans Belting, et al. (dir.), Global studies. Mapping contemporary art and culture, Ostfildern, Hatje Cantz, 2011.
[11] Venice and the Islamic world, 828-1797, cat. exp. Metropolitan Museum of Art et Institut du monde arabe, 2 octobre – 18 février, dirigé par Stefano Carboni, New York – New Haven [Conn.], Metropolitan Museum of Art – Yale University Press, 2007, George Saliba, Islamic science and the making of the European Renaissance, Cambridge, Mass., MIT Press, 2007.
[12] Alhazen, The Optics of Ibn al-Haytham. Books I-III, On direct vision, éd. Abdelhamid I. Sabra, London, Warburg Institute, University of London, 1989.
[13] David C. Lindberg et Roger Bacon, Roger Bacon and the origins of Perspectiva in the Middle Ages : a critical edition and English translation of Bacon’s Perspectiva, with introduction and notes, Oxford – New York, Clarendon Press –Oxford University Press, 1996.
[14] D’Erwin Panofsky à Martin Kemp, les études sont trop nombreuses pour être rappelées ici. Notons simplement les titres suivants : Samuel Edgerton, The Renaissance discovery of linear perspective, New York, Basic Books, 1975, M. Kemp, The science of art : Optical themes in western art from Brunelleschi to Seurat, New Haven, 1990, Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique et autres essais, trad. Guy Ballangé, Paris, Éditions de Minuit, 1975.
[15] Rémi Labrusse, Islamophilies : l’Europe moderne et les arts de l’Islam, Paris – Lyon, Somogy – Musée des beaux-arts de Lyon, 2011.
[16] Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique et autres essais, trad. Guy Ballangé, Paris, Éditions de Minuit, 1975.