Ces dernières années, nos espaces médiatiques sont de plus en plus occupés par les enjeux qui touchent de près ou de loin la justice réparatrice : les déboulonnements de monuments historiques aux États-Unis, en France, au Canada et en Angleterre, les critiques relatives à la sous-représentation des personnes racisées dans les productions artistiques qui parlent de leurs histoires, les demandes de restitution d’objets d’art à leur pays d’origine et de réécriture des manuels scolaires font souvent les premières pages de la presse d’opinion. Dans l’espace public, les polémistes s’étant emparés de ces sujets aussi complexes que sensibles, une grande confusion plane toujours au sujet des demandes de réparation des injustices passées.
Dans Faire justice de l’irréparable : esclavage colonial et responsabilités contemporaines, la philosophe Magali Bessone propose « de sortir les réparations au titre de la traite et de l’esclavage de la polémique pour les problématiser » (p. 14). Son ouvrage très éclairant se donne pour double objectif de faire avancer la compréhension de ces demandes (de mettre en évidence ce qui s’y joue et clarifier les sources d’incompréhension à propos des demandes de réparation), et d’offrir un cadre d’interprétation qui permettra d’en évaluer la légitimité morale. S’il demeure impossible de réparer le passé, au sens de refaire l’histoire, indique Bessone, il n’en est pas moins pressant de considérer, avec sérieux et humilité, les demandes de justice qui s’expriment à travers les requêtes de réparation.
Ce qui est à réparer : la structure, et non le passé
Si l’on veut prendre au sérieux les demandes de réparation de l’injustice passée, on doit d’abord mieux comprendre 1) ce que sont les injustices passées et 2) quelle est la nature de ces injustices. Le colonialisme, les traites humaines, les esclavages dans les colonies ou les lois ségrégationnistes sont des injustices historiques. Ces dernières se distinguent des autres types d’injustices (par exemple, les inégalités économiques) par le fait que ses victimes directes, celles qui ont été abusées et/ou massacrées, sont aujourd’hui disparues, tout comme les protagonistes de ces crimes. D’ailleurs, l’un des arguments les plus couramment avancés pour discréditer les demandes de réparation met précisément en avant ce décalage temporel entre le moment où les crimes se sont produits et la formulation contemporaine des revendications de rétablissement de la justice. En effet, cette critique fait remarquer que ces crimes horrifiants reposaient sur des croyances morales, des mœurs et des structures institutionnelles et juridiques qui, depuis, ont été complètement réformées. En ce sens, ces crimes appartiennent à un passé duquel nous nous dissocions tout à fait, et ne nous concernent plus. Pour Bessone, cette manière de poser la question des injustices passées repose sur une mécompréhension de la nature de ces injustices. Plutôt que de considérer les injustices passées comme des « crimes historiques, datés et finis », on devrait les envisager comme « des injustices persistantes affectant la structure même, juridique, politique et sociale, de la république » (p. 58).
Selon Bessone, les demandes de réparation sont le plus souvent appréhendées à partir du cadre théorique de la justice corrective. Cette dernière forme de justice fonctionne d’après le modèle idéal suivant : un tort a été causé par un coupable identifié comme tel, qui est sujet de blâme et à qui il revient d’assumer la responsabilité de réparer le tort commis envers la victime (par exemple, en restituant le bien volé ou abîmé, ou en compensant financièrement la victime si ce bien a été détruit, etc.). Mais le problème se pose différemment pour les injustices passées. En effet, comment penser l’imputabilité des protagonistes de l’injustice lorsqu’ils sont disparus depuis des décennies, voire des siècles ? Et comment identifier les personnes méritant réparation, les victimes directes de l’injustice étant, elles aussi, mortes depuis longtemps et les implications du lien métaphysique qui les unit à leur descendance étant loin d’être claires ?
L’appréhension des requêtes de réparation à partir d’une théorie de la justice corrective entraîne en effet une série de problèmes simplement insolubles. Mais ces difficultés ne sont pas déterminantes. C’est qu’il est tout à fait envisageable de donner du poids aux demandes de réparation, et de tendre l’oreille aux souffrances et aux traumas qu’elles expriment, sans pour autant avoir à s’engager sur le terrain glissant des considérations de nature métaphysique et spéculative. C’est le pari que fait Bessone et elle nous indique la voie à suivre. En effet, suggère-t-elle, à partir du moment où l’on cesse de comprendre l’injustice passée en termes individualistes et légalistes (le protagoniste A d’une violation envers B doit réparer la faute X commise envers B) pour l’appréhender en termes structurels, on est invité à penser autrement ce qui est à réparer. Ce n’est pas le crime tel qu’il est temporellement situé dans le passé qui doit être puni et rectifié (logique corrective) ou financièrement compensé (logique compensatrice). Ce sont nos structures institutionnelles actuelles, en tant qu’elles sont toujours marquées par les inégalités raciales découlant des injustices historiques que sont les traites et les esclavages, et s’inscrivent dans le prolongement d’un passé esclavagiste, impérialiste et colonialiste qu’elles reconduisent, que nous devons réformer, avec la participation de chacune et chacun cette fois-ci. Ces structures, que les membres de la société ont la responsabilité de transformer, touchent aussi bien les institutions sociales (par exemple, les systèmes d’éducation et de santé), que les institutions juridiques et législatives (les lois, le système correctionnel) et les institutions économiques (le régime capitaliste post-industriel global et le marché du travail).
Le caractère structurel et persistant de l’injustice des esclavages
Les réticences sont cependant nombreuses à penser l’injustice raciale actuelle en termes structurels et persistants. En effet, certains admettent sans difficulté que ces structures ont émergé dans un contexte profondément marqué par des inégalités raciales et sexuelles, mais affirment que ces injustices structurelles ont déjà été corrigées : l’esclavage et la ségrégation seraient des spectres du passé qui continuent à nous hanter, certes, mais qui n’ont plus de réalité. Les droits politiques, économiques et sociaux ne sont-ils pas désormais étendus aux groupes qui en avaient été exclus pendant des siècles ? Autrement dit, l’égalité formelle n’est-elle pas reconnue ? Du point de vue de ces détracteurs de la réparation, les seules véritables injustices qui demeurent aujourd’hui sont le fait d’individus particulièrement malveillants : ce sont eux que nous devons condamner, et non pas « le système ». Bessone démonte cette « théorie de la pomme pourrie » appliquée à la question de l’injustice raciale.
En effet, dans un chapitre qui aborde en détail la période qui se situe entre l’abolition de l’esclavage en 1848 jusqu’aux Indépendances, elle démontre que la structure juridique, économique et sociale de la France a non seulement été rendue possible par l’expansion coloniale et la mise en esclavage de millions de personnes, mais qu’elle est encore, aujourd’hui, productrice d’injustices raciales. Contrairement à l’idée commune, notamment véhiculée dans les cours de philosophie qui font l’apologie des Lumières et entretenue par certains politiciens et intellectuels aujourd’hui, les traites et les esclavages n’étaient pas, non, des « anomalies » ou des anachronismes antithétiques aux valeurs et idéaux de la République : ils sont nés avec elle, ont été théorisés et justifiés par ses plus grands philosophes, et se sont accentués dans la période entourant la Révolution. Mais pour bien comprendre cette évolution, recommande Bessone, il nous faut poursuivre ce « travail de l’histoire », c’est-à-dire exhumer des sources, des archives, des témoignages jusqu’ici négligés, faire entrer d’autres voix dans le débat sur la nature de la République, pour refaire le récit de l’histoire qu’elle s’en est fait, pour en réintégrer des pans entiers, et certainement moins glorieux.
Magali Bessone est, à ma connaissance, la première philosophe qui s’attarde à faire cette démonstration dans le contexte particulier à la France. Elle retrace la succession des réformes institutionnelles et législatives opérées en France et dans ses colonies durant la période post-esclavagiste, pour montrer que, même lorsqu’elles visaient explicitement à corriger dans le droit un statut inférieur, elles se sont souvent accompagnées de mesures visant à perpétuer l’avantage des Blancs sur les membres des groupes racisés. Par exemple, elle revient sur la promulgation de la Loi d’indemnité qui accompagna l’abolition de l’esclavage en1848, dont la visée était d’indemniser les anciens propriétaires d’esclaves pour perte de leur « bien » (lire : leurs esclaves !) et qui fait toujours partie du corpus législatif en France. Elle montre que, de façon générale, ces lois ont fourni une assise à l’exploitation économique post-abolition. Elles ont contribué à reléguer les personnes racisées dans des positions subalternes sur le marché du travail, ou dans un statut de seconde zone, en étant exploitées à l’écart de la société (par exemple, en étant soumises au travail forcé dans les services correctionnels). Il existe une continuité des normes racistes qui ont fourni une assise à l’exploitation économique post-abolition.
Ni corriger, ni compenser, mais transiter vers la justice
Si la justice corrective, qui relève d’une logique causale, individualiste et judiciaire, est inadaptée à la réparation des injustices proprement structurelles, certains peuvent encore être tentés de se tourner vers le paradigme de la justice distributive plutôt que de penser la justice en termes de réparation. La justice distributive porte sur la manière d’organiser et de réguler nos institutions sociales. C’est au nom de la justice distributive que certains défendent, par exemple, le principe d’une protection sociale pour les personnes qui se retrouvent en situation de pauvreté en raison de circonstances fortuites de la vie. L’avantage de cette approche appliquée au problème des injustice historiques est qu’elle permettrait de réduire les inégalités socio-économiques dont les personnes racisées font l’expérience dans une plus forte proportion en raison des crimes passés, sans pour autant avoir à les cibler spécifiquement, ni comme « personnes racisées » ni comme « victimes d’injustices historiques ».
Si cette voie peut paraître intéressante à première vue, elle passe cependant à côté de l’exigence morale principale qui s’exprime à travers les demandes de réparation. En effet, on ne doit pas lire dans les demandes de réparation le besoin d’être financièrement compensé pour les inégalités produites par les structures sociales, sans jamais que soit évoquée la généalogie de ces structures, ni son caractère profondément racialisé. On doit encore moins y lire la demande d’être compensé financièrement aujourd’hui, pour les crimes subis par des ancêtres. L’exigence morale qui s’exprime à travers ces demandes de réparation, indique Bessone, c’est aussi celle de réparer les relations raciales abimées par des siècles d’abus, de violence, de dépossession. Pour l’auteure/autrice en effet, on doit lire dans les requêtes de réparation une demande de reconnaissance, au double sens d’une prise en compte du passé (sous forme d’acknowledgment et de rétablissement de la vérité) et d’une demande de reconnaissance intersubjective, fondée sur le respect et la confiance. La logique de la redistribution de biens et de ressources ne permet pas de saisir cet aspect relationnel de l’injustice, pas plus que sa dimension raciale.
Ainsi donc, Bessone propose de recadrer notre compréhension de la réparation dans le cadre du paradigme de la justice transitionnelle. Si la justice transitionnelle est généralement en charge de « reconstituer une cité politique meurtrie par des crimes de masses » (p. 50), autrement dit, si elle s’applique à penser la transition des régimes autoritaires vers la démocratie, Bessone rappelle que les structures de nos sociétés portent encore la marque de ces crimes de masse qu’ont été le colonialisme et l’esclavage et ne sont toujours pas justes. Le modèle transitionnel nous invite à nous sortir la tête du sable pour nous engager dans la transition vers un modèle plus réellement inclusif de démocratie, où chacun participe à égalité. À cet égard, différentes actions symboliques et concrètes peuvent signifier cet engagement : les excuses publiques, les mesures visant à rehausser la représentation des personnes racisées au sein des lieux de pouvoir, de savoir, d’arts et de culture, la réécriture des manuels scolaires en histoire, et le soutien financier accentué aux recherches universitaires qui se consacreront à réaliser ce travail de l’histoire.
Distinguer la culpabilité rétrospective de la responsabilité politique prospective
Nombre de réticences vis-à-vis des demandes de réparation viennent de ce qu’elles résonnent, dans l’esprit des majorités dominantes, comme une accusation portée à leur encontre, en tant qu’héritiers de la culpabilité de leurs ancêtres. Mais Bessone ayant pris soin de replacer les demandes de réparation dans une perspective à la fois structurelle, transitionnelle et portée vers l’avenir, plutôt que rétrospective, corrective et judiciaire (individualiste et rétrospective), il devient possible de faire sens de ces requêtes tout en évitant les périls inhérents au langage du blâme et de la rectitude morale. En effet, c’est qu’elle plaide « pour une compréhension politique et relationnelle de la réparation » (p. 172).
S’appuyant sur l’ouvrage magistral d’Iris Young Responsibility for Justice, Bessone suggère que la notion de responsabilité peut être envisagée, à l’inverse de la culpabilité, comme prospective (tournée vers l’avenir) plutôt que rétrospective, et politique plutôt que légale. En tant que telle, la responsabilité appelle un engagement actif à participer à la transformation des institutions. Pour Bessone, et dans la lignée de la pensée de Young, réparer l’injustice historique ne veut pas dire autre chose que de s’engager à transformer, ensemble, aujourd’hui et pour un futur commun, les institutions et les pratiques qui, sans qu’on en ait l’intention consciente, relèguent à un statut de citoyen de seconde zone les personnes racisées. Nous sommes responsables au sens où prenons part, quotidiennement et sans nous interroger, aux structures dont nous avons hérité et qui reproduisent l’injustice raciale, mais au sens, aussi, où nous portons la responsabilité de notre présent et de notre avenir collectifs.
L’une des grandes forces de l’ouvrage de Bessone est de parvenir à dissiper, un à un, les nombreux malentendus sur lesquels reposent trop souvent les réticences à regarder le passé en face et à s’engager à dépasser les inégalités raciales et coloniales qui gangrènent toujours nos principales structures institutionnelles, malgré les avancées juridiques. Quiconque prend la peine de lire ces 200 pages sera amené à porter un regard plus lucide sur l’histoire de son propre pays, sur la place de cette histoire esclavagiste et coloniale dans le récit collectif et l’identité nationale, et de son impact dévastateur sur la configuration des rapports sociaux de race. En posant les premières pierres de ce travail de l’histoire que Bessone appelle à poursuivre, en déconstruisant, pas à pas, la logique raciste de l’esclavage colonial qui tend à persister à travers nos institutions présentes, Faire justice de l’irréparable participe déjà, à sa mesure, à la réparation de l’injustice passée.
Magali Bessone, Faire justice de l’irréparable : esclavage colonial et responsabilités contemporaines, Vrin 2019. 232 p., 19, 50 €.