Recherche

Recension Histoire

Ouvriers en révolte, l’autre visage de mai 68


par Rémy Pawin , le 26 mai 2008


À l’heure où partisans et détracteurs de mai 68 occupent le devant de la scène et transforment l’événement en mythe, Xavier Vigna publie un essai d’histoire politique des usines qui tente de rendre la parole aux acteurs de l’insubordination ouvrière et de retrouver la configuration matérielle et symbolique qui informa leurs actes.

Recensé : Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, 380 p., 22€

Pour l’historien Xavier Vigna, Mai 68, ou plutôt les grèves de mai et de juin 68, sont à considérer comme un événement, au sens fort du mot, dans la mesure où leur surgissement surprend les contemporains, suscite de nouvelles représentations et inaugure un cycle qui se clôt à la fin de la décennie 1970, avec l’échec de ces pratiques d’insubordination ouvrière.

Le 68 des ouvriers

Xavier Vigna braque les projecteurs non pas sur la scène étudiante parisienne, à laquelle on réduit trop souvent les différentes facettes du printemps 68, mais sur les ouvriers des usines françaises (et non simplement parisiennes), qui se mirent en grève quasi générale en mai-juin 68, et sur leurs pratiques d’insubordination pendant la décennie 1970. Le terme d’insubordination désigne le fait que « de très nombreux ouvriers ne se soumettent plus, ou difficilement, à l’ordre usinier, à ses contraintes, à ses hiérarchies ». Par l’examen minutieux de sources variées, telles que des rapports de police, des tracts, des mémoires ouvrières écrites ou recueillies, des documents émanant d’organisations syndicales, Vigna s’attache tout d’abord à dégager les faits objectifs de cette insubordination ouvrière : il décrit les principales grèves de mai-juin 68, leurs acteurs, en faisant notamment une place aux femmes et aux étrangers, souvent oubliés par l’historiographie traditionnelle, et souligne la nouveauté des répertoires d’actions. De la même façon, il analyse les diverses formes d’insubordination de la décennie 1970 et leur parenté avec « l’événement inaugural ».

L’auteur s’intéresse ensuite aux discours qui justifient et légitiment ces pratiques d’insoumission. Les productions politiques ouvrières sont ainsi examinées : les critiques des conditions de travail, les représentations d’un monde dans lequel le « nous » ouvrier s’oppose au « eux » des patrons et des chefs. Vigna analyse la position ambiguë des ouvriers d’une part face aux étudiants, sociologiquement associés aux « ennemis » et dont les mœurs supposées dissolues choquent l’éthique ouvrière, d’autre part face à la gauche. Les communistes sont classés dans le « nous », mais souvent critiqués, sur un mode qui rappelle le proverbe « qui aime bien châtie bien ». L’auteur tente ensuite de mettre au jour ce qu’il nomme une « charte ouvrière », terme impropre au sens strictement historique (le propre d’une charte est d’être un document explicite et existant, tandis que ces principes d’un bon travail ne sont pas formulés), qui renvoie à un ensemble de valeurs concernant le travail : les ouvriers valorisent le travail, mais souhaitent « travailler bien et normalement », c’est-à-dire qu’ils refusent les cadences trop élevées, la parcellisation et le salaire au rendement. Leur idéal se rapproche d’une certaine idée du travail artisanal, comme le montrent les changements introduits dans les processus de production, lorsque les ouvriers mettent en œuvre l’autogestion. Vigna va même jusqu’à établir un parallèle entre l’esthétique ouvrière afférente au travail et l’idée de l’art pour l’art dans l’esthétique bourgeoise. Sur ces points, il convient de louer la démarche de l’auteur qui, loin de minimiser la capacité des ouvriers à construire un projet politique et de les considérer comme des mineurs sous tutelle, et/ou comme des objets pris dans le jeu de l’aliénation marchande, prend au sérieux leurs discours et tente de remettre en place la constellation de sens dont ils procèdent.

L’auteur s’intéresse enfin à la configuration sociale de l’insubordination ouvrière et aux acteurs qui la portent ou tentent de la freiner : les syndicats et leurs stratégies, principalement la CGT, plutôt modérée selon la ligne définie dès 1963, et la CFDT, plus radicale ; les participants de la gauche ouvrière, militants ouvriers maoïste et trotskistes ; et enfin, l’État et le patronat, qui résistent à l’insubordination soit en essayant de la prévenir, soit en la réprimant. Dans cette dernière partie, Vigna tente de comprendre l’échec du mouvement : la crise économique, qui commence à être vraiment ressentie à la fin des années 1970, en est la principale cause – et ce revers explique l’éclipse ouvrière des années 1980 –, mais Vigna relève également le rôle des syndicats, qui misent tout sur l’étatisation des luttes et la victoire électorale de la gauche. Ce modérantisme, compréhensible dans la mesure où les syndicats souhaitent gagner des soutiens sur leur droite et espèrent sans doute sincèrement que l’amélioration des conditions de travail ne viendra que des urnes, est jugé partiellement responsable de la fin de ce cycle d’insubordination.

Les ouvriers au centre de la société

L’intérêt d’une telle étude doit être souligné. Vigna s’inscrit dans la tendance historiographique qui a entrepris un retour à l’événement, qui ne se focalise plus sur telle ou telle pratique ouvrière (la grève par exemple) ni sur tel ou tel groupe ou organisation (les communistes, la CGT…) ni même sur tel ou tel aspect des représentations ouvrières (l’idée de la révolution, l’idée de travail…) mais prend pour objet un domaine, l’insubordination, qui entrecroise l’objectif et le symbolique, les pratiques et les croyances. Le but est de mettre en évidence une configuration sociale, les interactions entre les différentes parties, et de mieux comprendre le changement social, en soulignant le rôle des facteurs internes à chaque groupe, mais également le jeu entre les groupes et la société. À cet égard, l’un des bénéfices heuristiques de l’étude est de mettre en évidence la centralité ouvrière, c’est-à-dire l’importance à la fois numérique et symbolique que prennent les ouvriers dans la société française des années 68, caractéristique de la période. Les ouvriers eux-mêmes, mais aussi divers partis politiques (communistes par exemple mais également catholiques) ou encore les intellectuels, se réfèrent au monde ouvrier, évoquent les conditions du travail… bref se montrent enclins à lui accorder une place centrale. Dans les années 1980, la configuration a changé : pour comprendre le déclin du mouvement ouvrier, il convient de prendre en compte ce facteur qui modifie le rapport de force entre la société dans son ensemble et le monde ouvrier, ce que ne pouvaient faire des études focalisées sur les aspects internes à ce monde.

De la même manière, s’intéresser aux ouvriers dans leur ensemble, et non plus seulement à une appartenance politique (maoïste, trotskyste, conservateur…) permet d’introduire le lecteur au jeu entre les différentes tendances propres à ce monde et aux négociations, compromis et stratégies qui résultent de cette diversité. L’application aux syndicats de la notion de champ, empruntée à la sociologie de Pierre Bourdieu, rend compte des divers positionnements et de leur évolution au cours de la décennie. Si les études antérieures étaient nécessaires à Vigna, qui n’aurait pu mener seul sa tâche, il a le mérite de les croiser, d’en faire la synthèse et de nous offrir une meilleure compréhension des diverses pratiques d’insubordination et des acteurs qui y participent. Ainsi son objectif d’écrire une histoire des points de vue ouvriers sur l’univers usinier est largement rempli, de même que celui d’une histoire des rapports entre syndicats et ouvriers à travers la question de l’insubordination.

Les formes de l’insubordination

Concernant l’actualité de l’ouvrage, il convient de relever quelques points. D’abord, le lecteur est intéressé par la largeur du répertoire d’action élaboré par les ouvriers. À l’heure de la pénalisation du moindre illégalisme politique, Vigna dresse le panorama d’un monde dans lequel les ouvriers pouvaient parfois séquestrer leurs patrons (le directeur de l’usine Sud-aviation de Bouguenais fut ainsi séquestré en 1968 par des ouvriers qui lui passèrent en boucle l’Internationale pendant 36 heures), ou mettre en œuvre des grèves productives, c’est-à-dire remettre les machines en route pendant une grève et écouler la production, forme d’insubordination inventée par les ouvriers de l’usine Lip. La mémoire des Lip est bien présente de nos jours, mais on oublie souvent que cette méthode de lutte s’était diffusée pendant la période, avant de disparaître à la fin des années 1970. Si Barthes dénonçait déjà en 1957 la mythologie de l’usager en colère, il convient de relever que les discours condamnant les luttes sociales et les formes d’action qui leur sont associées se sont considérablement durcis depuis la fin des années 1970.

Ensuite, alors que les principaux syndicats mettent actuellement en œuvre des stratégies de lutte ponctuelle, et prônent une certaine modération des luttes sociales, le citoyen soucieux d’efficacité et de progrès social se montrera attentif à ces mêmes orientations des centrales dans les années 1970 et à l’échec des ces positions. Sans prétendre apporter de solution aux processus en cours, Vigna montre la faillite de cette stratégie : rupture entre la base et les délégués syndicaux, désaffection des ouvriers, modification du rapport de force à la défaveur de ces derniers, sont les conséquences, selon lui, de ce désir de respectabilité affiché notamment par la CGT dans les années 1970, par la CFDT dans la deuxième moitié de la décennie. En outre, tandis que l’idée d’une étatisation de luttes était plausible dans le contexte des années 1970, quand la gauche n’avait jamais gouverné sous la Ve République, celle-ci l’est moins dans les années 2000, à l’heure où la gauche gouvernementale a accepté l’économie de marché et où la gauche révolutionnaire a perdu son crédit.

Enfin, il faut mettre en valeur la conception de l’histoire qui semble inspirer Xavier Vigna, selon laquelle le cours du monde ne procède pas d’une succession continue de moments ayant tous la même valeur, mais constitue une fonction discontinue, avec des ruptures, des moments clef et des phases de maturation. C’est dans cette perspective que se situe résolument Xavier Vigna en analysant la décennie 1968-1978 au travers du séisme des grèves de mai et de leurs répliques successives.

par Rémy Pawin, le 26 mai 2008

Aller plus loin

 Mai 68 en images, dossier proposé par l’INA

 Un site du CODHOS (Collectif des centres de documentation en histoire ouvrière et sociale) sur mai 68

 Un article de l’historienne Kristin Ross, auteure de Mai 68 et ses vies ultérieures (Complexe, 2005), sur les fraternisations entre ouvriers et étudiants, sur le Monde diplomatique

Pour citer cet article :

Rémy Pawin, « Ouvriers en révolte, l’autre visage de mai 68 », La Vie des idées , 26 mai 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Ouvriers-en-revolte-l-autre-visage

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.


Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet