Jardin du Luxembourg, 26 octobre 2025 (photo AS)

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Où va la pauvreté en France ?
Entretien avec Axelle Brodiez


par , le 31 octobre


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L’idée de pauvreté, telle qu’elle est aujourd’hui comprise, résulte d’une construction qui a une histoire. L’historienne Axelle Brodiez souligne l’importance prise par certains publics particulièrement défavorisés, et esquisse les réponses à ce fait social.

Axelle Brodiez-Dolino est historienne, directrice de recherche au CNRS, au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains. Elle travaille sur l’histoire de la pauvreté-précarité, de la fin du XIXᵉ siècle à nos jours.

Ses recherches portent sur les associations de solidarité, quelle que soit leur matrice : communiste comme le Secours populaire, catholique comme Emmaüs, œcuménique comme ATD Quart Monde, ou sur des associations protestantes ; de façon plus spécifique, sur le sans-abrisme. Elle a aussi travaillé sur les politiques publiques et les politiques sociales, et dirige la revue Le Mouvement social. Elle est membre d’un certain nombre d’instances associatives ou gouvernementales, comme le Conseil national de lutte contre les exclusions.

Elle a notamment publié : Combattre la pauvreté : vulnérabilités sociales et sanitaires de 1880 à nos jours, Paris, CNRS Éditions, 2013 ; Des sans-logis aux sans domicile. Le Foyer Notre-Dame des Sans-Abri à Lyon depuis 1950, Saint-Étienne, Presses universitaires de Saint-Étienne ; Notre part de solidarité, Paris, Belopolie, coll. « Penser, décider, agir », 2022 ; ATD QUART MONDE une histoire transnationale La lutte contre la pauvreté, d’un bidonville à l’Onu, Paris, Puf, 2025.

Prise de vue & montage : A. Suhamy.

Transcription de l’entretien

La Vie des Idées : Comment définissez-vous la pauvreté ?

Axelle Brodiez-Dolino : En tant qu’historienne, je ne la définis pas, j’essaie de regarder comment les acteurs la définissent au fil du temps. Ce qui apparaît, c’est que c’est une notion qui a l’air très simple et qui est en fait très compliquée. En tout cas, beaucoup plus compliquée qu’elle en a l’air.

Pendant très longtemps, il n’y a pas eu de définition de la pauvreté. On parlait des indigents, des miséreux, on traitait des mendiants et des vagabonds. Ce n’était donc pas une catégorie très importante en soi, en tout cas pas autant qu’aujourd’hui. C’est seulement depuis les années 1960 que c’est devenu une catégorie centrale.

On a d’abord essayé de définir la pauvreté. Ces tentatives ont été faites en Angleterre, à la fin du XIXᵉ siècle et au début du XXᵉ, de façon absolue : en se disant qu’est pauvre une personne qui n’a pas de quoi survivre, au point de vue alimentaire, vestimentaire, logement — un minimum de besoins de survie. On a essayé de quantifier des seuils, en particulier Charles Booth et Benjamin Rowntree, qui ont travaillé sur les villes de Londres et de York, et qui ont montré qu’au tournant du XIXᵉ et du XXᵉ siècle, il y avait à peu près 30 % de la population anglaise dans ces villes qui étaient pauvres.

Mais ça, c’était avec les besoins de base. Parallèlement, au même moment, d’autres types de définitions apparaissent, comme celle du philosophe et sociologue Georg Simmel, en Allemagne, qui définit la pauvreté de façon plus relative. Ils disent : la pauvreté dépend du groupe social dans lequel on est, du moment de l’histoire, de la société dans laquelle on vit. Les besoins ne sont pas toujours les mêmes, il faut donc la définir de façon relative, et surtout dans la relation entre l’individu et la société. Être pauvre, c’est être assisté, dépendant, c’est avoir des pratiques qui peuvent être humiliantes, provoquer la honte, la dépendance. Cette définition est très importante parce qu’elle renvoie à ce que la société projette et à ce que les individus ressentent.

Un troisième type de définition, adoptée par la France et l’Europe, est une définition relative. Pendant très longtemps, la France ne s’est pas souciée de savoir ce qu’était la pauvreté ni combien il y avait de pauvres, parce que ce qui comptait, c’était d’assister les personnes âgées, les travailleurs, le monde rural, les handicapés. L’essentiel, c’était qu’ils soient assistés. Cette approche est venue tardivement, à la fin des Trente Glorieuses.

À la fin de cette période, il n’était plus nécessaire de quantifier la pauvreté de façon absolue, donc on a opté pour une définition relative. Elle a mis du temps à se forger, mais elle correspond à 50% du revenu moyen au début, puis 50% du revenu médian, et depuis les années 2000 à 60% du revenu médian. Cette définition intervient en 1975, et le premier seuil européen et français est forgé en 1980.

Ces définitions sont différentes. La Banque mondiale a repris le seuil absolu, en l’adaptant dans les années 1990, tout comme les États-Unis. Par contre, la France et l’Europe utilisent des seuils relatifs. Tout cela montre que la pauvreté est une construction : elle n’existe pas en soi. On peut l’appréhender de différentes façons.

Elle est monétaire, mais elle n’est pas que monétaire. C’est la grande nouveauté des approches depuis les années 1990. On mesure aussi la pauvreté en conditions de vie, par le degré de privation matérielle et sociale, en France et au niveau européen. On mesure aussi la pauvreté subjective : qui se sent pauvre, à partir de quel seuil on se sent pauvre, etc. C’est la pauvreté ressentie, la pauvreté subjective.

Depuis peu, l’INSEE mesure la grande pauvreté, qui croise le seuil monétaire et les privations matérielles et sociales. Enfin, peut-être le plus important : la définition de la pauvreté par les personnes pauvres elles-mêmes. Cette définition est arrivée très récemment, elle n’est pas complètement figée. C’est ATD Quart Monde qui a pris cette initiative, en travaillant avec l’université d’Oxford, et qui a publié un rapport et un article dans la revue Nature pour définir ce qu’ils appellent les dimensions cachées de la pauvreté.

C’est une approche pluridimensionnelle, qui met l’accent sur des dimensions comme l’humiliation, la honte, la maltraitance institutionnelle et sociale, mais aussi le pouvoir d’agir et la capacité d’empowerment des personnes. C’est une approche plus vaste, plus englobante, qui correspond mieux à ce que les personnes en situation de pauvreté ressentent elles-mêmes.

La définition de la pauvreté n’est donc pas unique : il y en a plusieurs, elles sont complexes, mais complémentaires.

La Vie des Idées : Quelles sont les évolutions récentes ?

Axelle Brodiez-Dolino : D’abord, pour comprendre les évolutions récentes de la pauvreté, on peut regarder qui sont les personnes pauvres aujourd’hui. Les principales catégories sont : les inactifs (étudiants, personnes handicapées, personnes éloignées de l’emploi : 37 % sont pauvres) ; les chômeurs (36%) ; les familles monoparentales (35%) ; les personnes immigrées (32%).

On a donc une grosse catégorie dont environ un tiers des membres sont pauvres. Ce sont des évolutions qui remontent à loin, mais continuent aujourd’hui encore : la proportion de personnes pauvres dans ces catégories ne cesse toujours pas d’augmenter.

On a aussi des catégories moins exposées, mais qui le sont quand même : les moins de 18 ans, c’est-à-dire les enfants et les adolescents (22% sont pauvres), et les travailleurs pauvres, notamment les micro-entrepreneurs (19%). Ce sont donc des phénomènes à la fois démographiques et économiques.

Il n’y a pas un déterminant unique de la pauvreté, ni un type unique de pauvreté, mais plusieurs déterminants et plusieurs types. Deux déterminants sont fondamentaux : le chômage et la précarité de l’emploi. Le premier levier pour sortir de la pauvreté, c’est le travail. Sinon, aux minima sociaux, on reste sous les seuils de pauvreté.

Le chômage avait beaucoup augmenté entre les années 1975 et 1990. Il a ensuite un peu baissé, puis a réaugmenté avec la crise des subprimes de 2008. Il est en baisse presque continue depuis 2015. Les choses vont mieux du côté du chômage. Mais il ne suffit toujours pas de « traverser la rue » pour trouver un emploi. Au plus fort de la crise, il y avait un emploi pour 28 demandeurs. On était descendu au maximum à 1 pour 5 et aujourd’hui, il y en a environ un pour sept. Tout le monde n’a donc pas accès au travail.

Il existe en plus des freins : les modes de garde, les transports, les problèmes de santé. Ce n’est pas parce qu’on veut retrouver un emploi qu’on en retrouve un. Les 60 % de Français qui considèrent que les chômeurs ne travaillent pas parce qu’ils ne le veulent pas se trompent : cette idée est fausse.

Autre problème : la précarité de l’emploi. Elle est en hausse continue depuis les années 1980 et continue de s’accélérer et se transforme. On a un peu moins de temps partiel, mais plus d’intérims, d’emplois « ubérisés », des CDD de plus en plus courts. L’emploi devient donc un facteur de pauvreté. Il faut donc déconstruire l’idée ancienne selon laquelle les pauvres seraient des chômeurs “fainéants”.

Depuis 2015, le chômage diminue, mais la pauvreté continue d’augmenter, notamment parce qu’elle est alimentée par les travailleurs pauvres et par les personnes durablement éloignées de l’emploi.
La pauvreté n’est pas compréhensible sans la relier aux politiques publiques, qui en sont à la fois causes et conséquences. Les principales évolutions récentes remontent aux années 1980, 1990 et 2000, parce qu’elles n’ont rien de nouveau.

La première tendance lourde, c’est la rétraction de l’assurance chômage. Depuis 1982, de façons répétées à chaque décennie, et même parfois plusieurs fois par décennie, par exemple en 2019, en 2021, en 2023, etc., on restreint le périmètre de l’assurance chômage : les conditions d’accès, les durées d’indemnisation, les populations éligibles. Les chômeurs passent ainsi de l’assurance à l’assistance : une tendance très lourde de notre société est qu’elle fabrique des assistés.

La deuxième tendance, c’est la montée de l’urgence sociale : explosion depuis les années 1980 des aides alimentaires et de l’hébergement. Aujourd’hui, plus de 3 millions de personnes dépendent des aides alimentaires. Les Restos du Cœur, par exemple, sont passés en quarante ans de 8,5 millions à 170 millions de repas distribués par an. On est dans une société qui fabrique massivement du sans-abrisme : la population sans-abri avait augmenté de 50% entre 2000 et 2010, elle a doublé entre 2010 et 2023 : il y a plus de 330 000 personnes sans domicile en France. On y répond par l’hébergement, mais le plus souvent par du bricolage, sans traiter le fond du problème et donc on perpétue la pauvreté.

Une autre évolution depuis les années 2000, c’est le durcissement du regard social porté sur les personnes pauvres. Quand la conjoncture économique s’améliore, ce durcissement du regard est un mécanisme classique. Mais en l’occurrence, ce phénomène s’est renforcé même quand la conjoncture économique s’est dégradée, notamment après la crise de 2008. Depuis que le chômage baisse, ce regard s’est considérablement durci. La France est entrée, depuis 1995, dans une logique de lutte contre la fraude et de multiplication des contrôles. Depuis les années 2000, on développe les politiques d’activation, qui visent à pousser les gens à reprendre un emploi, parfois au détriment de la qualité des emplois. C’est le discours sur la stigmatisation des assistés, de la France des allocs, etc., mais qui ne correspond pas à la réalité du terrain.

Ce discours s’inscrit dans une droitisation de la vie politique, avec deux types de discours : un discours identitaire et un discours sécuritaire. Cela a des impacts sur deux populations particulièrement concernées : les personnes passées par la prison, et les personnes étrangères.

Le nombre de détenus en France a doublé depuis les années 1990, dans des conditions indignes. La France a été condamnée pour cela. On sait que l’incarcération touche de façon surreprésentée les pauvres, que la prison fabrique de la pauvreté et empêche la réinsertion. C’est une machine à produire de la pauvreté et de la récidive de façon aberrante.

Du côté des étrangers, la France en accueille de plus en plus, la démographie le montre, en raison des crises géopolitiques et environnementales, mais les accueille et les insère de moins en moins bien. Ils vivent dans des conditions de plus en plus indignes, souvent sans abri, et dépendent massivement des associations. Aujourd’hui, 53 % des personnes accueillies par le Secours catholique sont étrangères : c’est ça, la très grande pauvreté actuelle.

Malgré tout, il se passe des choses très belles du côté des associations. Trois types de politiques publiques, progressistes et intéressantes, leur doivent beaucoup :

 la lutte contre le non-recours aux droits, qui reste massif pour certaines prestations (jusqu’à la moitié des bénéficiaires potentiels) : à l’instigation des associations, les pouvoirs publics se mettent à faire beaucoup plus pour diminuer le non-recours ;
 le développement de politiques d’investissement social, qui visent à traiter la pauvreté à la racine et à éviter sa reproduction générationnelle (il faut en moyenne six générations pour sortir de la pauvreté en France et arriver au niveau moyen, ce qui est en deçà de la moyenne de l’OCDE) ;
 enfin, la promotion de nouveaux droits : droit à l’alimentation, droit à l’emploi.

Ce sont des idées progressistes qui peuvent faire avancer les choses de façon plus respectueuse pour la dignité des personnes.

Propos transcrits par Augustin Demurger.

par , le 31 octobre

Pour citer cet article :

Nicolas Duvoux, « Où va la pauvreté en France ?. Entretien avec Axelle Brodiez », La Vie des idées , 31 octobre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Ou-va-la-pauvrete-en-France

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