Recensé : La révolte de la prison de Nancy, 15 janvier 1972, photographies de Gérard Drolc, Élie Kagan et Martine Franck, peintures de Gérard Fromanger, documents et propos de Michel Foucault, Jean-Paul Sartre et de militants du Groupe d’information sur les prisons, édition établie et présentée par Philippe Artières, Paris, Le Point du Jour, 2013, 168 p., 29 €.
La fin de l’année 1971 et le début de l’année 1972 ont été marqués par de nombreux mouvements de contestation dans les prisons françaises. Parmi eux, la révolte de la prison de Nancy :
« Le 15 janvier [1972] au matin, au lendemain d’un action des prisonniers à Écrouves, ce fut au tour de [la prison] Charles III de s’enflammer. Au cours du petit-déjeuner dans le réfectoire commun, des détenus se plaignirent de la mauvaise qualité du café, la discussion s’envenima et très vite l’émeute se déclencha et se généralisa : en moins d’une heure, les trois cents détenus qui composaient la population de la maison centrale se mutinèrent. Les détenus en cellule libérés par ceux des dortoirs prirent le contrôle de l’ensemble des bâtiments, bureaux administratifs compris. Là, un tract fut imprimé sur la ronéotypeuse de l’établissement. Ce tract, qui énonçait les principales revendications des détenus, fut remis à l’administration, qui, dans un premier temps, avait voulu reprendre le contrôle par la force, puis, devant l’ampleur du mouvement, y avait renoncé. Mais ces revendications des prisonniers ne furent pas entendues : les négociations, à peine ouvertes, furent bloquées et, assez vite, il fut décidé de faire intervenir les gardes mobiles. Les détenus occupèrent alors les toits de la prison jusqu’en toute fin d’après-midi, moment que le préfet choisit pour faire intervenir les forces de l’ordre, épaulées par un hélicoptère. Le soir du 15 janvier, l’ordre régnait à Charles III. » [1]
La révolte de la prison de Nancy, 15 janvier 1972 s’inscrit dans la lignée du travail de publication des archives de ces mouvements, initié en 2003 par la publication de Groupe d’information sur les prisons, archives d’une lutte, 1970-1972 [2]. En concentrant l’attention sur une révolte et ses suites, ce livre diversifie le type de documents publiés et forme un dossier qui donne à voir et à lire différentes manières, photographique, picturale, militante, policière et judiciaire, de saisir la singularité de cette journée.
Échec d’une révolte
Philippe Artières rappelle pourquoi cette révolte est un événement dans l’histoire des luttes et des images des luttes des prisonniers. Depuis le XIXe siècle, les images des prisons sont nombreuses, mais elles portent surtout sur l’architecture. Sauf exception, « la prison photographiée est donc majoritairement déserte jusqu’aux années 1980 » (p. 8). D’autre part, les enjeux liés à l’incarcération deviennent des questions politiques importantes à différents moments de l’histoire contemporaine : au moment de la Commune, sous l’Occupation, durant la guerre d’Algérie ou en Mai 68. Mais il s’agit, chaque fois, de questions liées au statut politique des personnes détenues. Les contestations des prisonniers de droit commun demeurent sans image, sans visage et sans mémoire.
La situation se transforme au début des années 1970, parce que les prisons sont secouées par des révoltes et parce que de nouveaux acteurs militants, notamment le Groupe d’information sur les prisons, se réunissent pour relayer ces actions et les revendications qu’elles permettent d’exprimer. Comme le dit Michel Foucault, « les détenus insurgés entre dans le champ du regard » (p. 9). La prison de Toul s’est révoltée début décembre 1971. Dans un texte préparé pour une conférence de presse, dont le livre reproduit le manuscrit, Foucault note l’importance tactique de l’occupation du toit « d’où on peut être vu et entendu de l’extérieur, d’où on peut manifester » (p. 17). « Les détenus, en montrant leurs visages et en produisant un discours collectif, font événement : ils brisent d’un coup une représentation figée dans la pierre » (p. 9).
La première partie du livre est constituée par le reportage réalisé le 15 janvier 1972 par Gérard Drolc, correspondant du Républicain lorrain. La publication de ces images pour la plupart inédites fournit une extraordinaire narration de cette journée. Le reportage s’ouvre lorsque les prisonniers, montés sur le toit, sont devenus visibles pour un observateur extérieur. Un attroupement s’est formé sur la place voisine, contenu par les forces de l’ordre. Les prisonniers se saisissent de ce moment unique d’interaction directe pour dire la gravité de leur situation, en commençant par le plus simple : « On a faim », écrivent-ils sur un drap qu’ils montrent à la foule. Les forces de l’ordre prennent position pour reprendre le contrôle de la prison. Les prisonniers jettent les tuiles du toit pour entraver leur progression. Les gardes mobiles leur envoient des gaz lacrymogènes, puis entrent dans la prison dont ils reprennent le contrôle. Le reporter photographie l’intérieur dévasté de la prison, puis la place, vide.
Il est difficile de parler de ces images sans perdre ce qu’elles ont de plus précieux : composer sans mot un récit à la fois limpide et plein de mystère : on sonde sans fin les visages de ces jeunes hommes, pour saisir un peu plus de ce qu’ils vivent sur ce toit et les regards surpris de la foule assemblée, hésitant sans doute sur le parti à prendre. On cherche la colère qui a motivé la rébellion contre les mauvaises conditions de détention, les brutalités, l’arbitraire. On trouve aussi la joie de ce moment rare, des discussions sur la marche à suivre, parfois aussi les regards simplement perdus vers l’horizon de ces hommes habituellement cantonnés à leur cellule et à leur cour de promenade.
Une photographie est particulièrement bouleversante. Elle montre un tout jeune homme, presque un enfant, au regard qu’on imagine de peur et de tristesse, semblant mesurer d’un coup ce qu’il va lui en coûter de s’être révolté. Comme le raconte un prisonnier dont le GIP a sollicité le témoignage, des détenus ont ensuite « eu droit à la réception d’honneur : mise à nu, raclée de coups de pieds du greffe jusqu’aux cellules ». Et, dès « le 17 janvier, c’était pire qu’auparavant : 6 par cellule, pas de chauffage, un seau pour tout faire : ses besoins, sa toilette, la vaisselle » (p. 117).
« Certains éléments subversifs »
Le livre montre la manière dont les pouvoirs publics se saisissent de l’événement. Leur première opération est d’en écrire l’histoire, comme la manipulation de la majorité des prisonniers par quelques meneurs. René Pleven, garde des Sceaux, explique ainsi dès le 15 au soir : « La mutinerie qui a éclaté ce matin parmi les détenus de Nancy ne repose sur aucune cause sérieuse de mécontentement. Il est clair que certains éléments subversifs s’efforcent actuellement d’utiliser les détenus, qui risquent d’en supporter les conséquences, pour provoquer ou relancer une agitation dangereuse dans divers établissements pénitentiaires » [3]. Cette version oriente le travail des policiers et des magistrats. L’enquête vise à trouver rapidement les responsables : cinquante détenus sont interrogés, avec la volonté de les poursuivre pour les infractions prévues par la loi « anticasseurs » récemment votée.
Les autorités essaient également de montrer que la révolte a voisiné avec des formes d’actions plus violentes, dont la plus emblématique est la prise d’otage. Durant la journée du 15 janvier, pourtant, « aucune violence n’avait été faite au personnel pénitentiaire, la prise d’otages ayant été écartée d’emblée » (p. 20). D’après le récit d’un prisonnier, lors d’une discussion la veille au soir, l’idée de prendre des otages « a été repoussé[e] par un ancien de Clairvaux » (p. 116). Clairvaux a en effet été, quelques mois plus tôt, le cadre de la prise d’otage menée par Claude Buffet et Roger Bontems, et tragiquement conclue par la mort des deux otages. Cette action est un spectre à éloigner, ce que les détenus font d’emblée. Cela n’empêche pas le président du tribunal, lors du procès, de revenir plusieurs fois à la question : « Qui a parlé de prendre des otages », « Et les otages, qui en a eu l’idée ? ». À quoi répond un prisonnier jugé : il n’en a « jamais été question » (p. 125).
La force du livre est de montrer le développement d’une autre parole que cette vision judiciaire. Le 17 janvier, des militants du Groupe d’information sur les prisons, menés par Michel Foucault et Jean-Paul Sartre, tiennent une conférence de presse place Vendôme. Ils sont expulsés par la police et poursuivent leur action dans les locaux de l’agence de presse Libération. L’élément fondamental de ces prises de parole est de restituer à la révolte des motifs et des expressions politiques contre l’« entreprise systématique de déformation de la vérité qui a été celle de la radio, de la télé et des journaux » (p. 82). Foucault explique ainsi que, les mois précédant la révolte, la prison de Nancy a connu des grèves de la faim, en protestation contre l’absence de chauffage, les violences des gardiens, l’impossibilité d’accéder à des soins médicaux (p. 80) et que des tentatives pour exprimer des revendications ont été sanctionnées par un envoi au mitard (p. 81).
Foucault montre également que la révolte s’est accompagnée d’un travail de formalisation des revendications pour demander « protection légale et juridique à l’intérieur de la prison », notamment par l’écriture d’un tract : « Ce tract, ils l’enveloppaient autour de cailloux et le lançaient. Des policiers ont eu pour tâche de ramasser tous les cailloux sur lesquels il y avait des tracts, pour que personne ne soit au courant de ce que voulaient les détenus » (p. 81). Le livre publie à la fois ces textes et les photos prises par Élie Kagan tout au long de la manifestation. Ces images sont connues mais elles prennent une force nouvelle, replacées dans la série d’événements qui commence le 15 janvier : la parole des prisonniers, qui se tait pour un temps, à la suite de la reprise en main par les gardes mobiles, est relayée par d’autres qui vont la porter au plus près des lieux de gouvernement, puis dans une agence autonome de production d’informations.
Le moment du procès
Le procès est un moment de confrontation entre ces versions de la révolte. Le rapport de police judiciaire a identifié « trois instigateurs, six meneurs et dix-sept déprédateurs » et la justice a renvoyé six personnes devant le tribunal. Le GIP prépare l’audience en menant des entretiens avec des détenus révoltés puis libérés. En leur faisant raconter leur vie, il entend « retourner la charge de l’accusation » et « passer des causes de la révoltes aux causes de la détention », en donnant à lire le parcours de ces jeunes hommes, fils d’ouvriers majoritairement poursuivis pour des vols (p. 114). La justice présente de façon routinière le parcours de ces clients habituels, dont le destin semble écrit malgré la pointe de moralisme qui suggère que l’« avertissement » de la justice aurait dû suffire à les faire changer de vie (p. 124) :
Président : « Vous êtes sans profession, à part le métier de garçon de bar que vous avez exercé une semaine. Vous avez mauvaise réputation, vous êtes d’une famille qui, elle aussi, a mauvaise réputation. [...]
En 69, vous êtes condamné à un mois avec sursis.
En 69 toujours, vous êtes condamné à 6 mois avec sursis plus un mois.
En 1970, malgré cet avertissement, vous êtes condamné pour vol à 4 mois de prison plus à nouveau 6 mois pour vol toujours.
En 1971, 1 an pour vol.
Les militants font témoigner un éducateur qui raconte de la vie de misère de ces jeunes, « dont nombre viennent de l’Assistance publique » (p. 145), et un délégué syndical parle de la difficulté de retrouver un emploi pour les anciens prisonniers (p. 144). Le procès permet également, par moments, de faire dire à l’administration pénitentiaire l’ampleur des interdits qui pèsent sur les prisonniers. Ainsi, lorsque le surveillant-chef Pananto est interrogé par un avocat (p. 135) :
Avocat 1 : Y-a-t-il des séances de cinéma à Charles III ?
Pananto : Non.
Avocat 1 : Télévision ?
Pananto : Non.
Avocat 1 : Charles III est-il chauffé ?
Pananto : Non.
Avocat 1 : Y a-t-il du sport organisé ?
Pananto : Non.
Avocat 1 : Peut-on lire ?
Pananto : Les livres de la bibliothèque.
Avocat 1 : Dans les dortoirs, peut-on lire ?
Pananto : Non.
Avocat 1 : Écrire ?
Pananto : Non.
Avocat 1 : Fumer ?
Pananto : Non.
Ce qui n’empêche pas le directeur de la prison de répéter que « les garçons n’avaient aucune raison vraiment de se révolter » (p. 140). C’est que la justice ne se laisse pas facilement transformer en théâtre politique. Elle fait des efforts pour limiter l’ampleur du procès : Gilles Deleuze peut témoigner, mais il est rapidement interrompu. Le procureur dénonce le GIP comme un « groupe d’intoxication du public » (p. 122). Les échanges, « soigneusement consignés », trouvent alors un autre lieu de publicisation, sous la forme d’une pièce de théâtre, jouée par le Théâtre du Soleil et photographiée par Martine Franck, ce qui nous permet de les lire aujourd’hui.
Contestations et insubordinations après Mai 68
Les luttes contre l’ordre carcéral s’inscrivent dans un ensemble plus large de contestations qui émergent dans les premières années après Mai 68. Un numéro de La Cause du peuple, consacré aux révoltes des prisons et reproduit dans le livre, incarne ce moment de recomposition militante, tendu entre la lutte des classes et l’émergence de nouvelles formes d’insubordination dans les institutions disciplinaires plus ou moins fermées : usines, prisons, casernes, hôpitaux psychiatriques, foyers, etc. [4] Un trait commun de ces mouvements est de vouloir permettre l’expression politique de ceux que leur statut, leur âge, leurs délits ou leur maladie condamnaient à une éternelle minorité. C’est ainsi que le GIP a défini sa position par rapport à l’expression politique des prisonniers eux-mêmes :
« Le GIP n’a rien à désavouer des formes d’actions collectives que les prisonniers sont amenés à décider pour soutenir ou exprimer leurs revendications. Le GIP estime que les prisonniers sont bien assez grands. Le GIP n’est pas un tribunal intellectuel qui jugerait du bien-fondé de ces actions, pas plus qu’il n’est, comme le voudrait le ministère, un groupe subversif qui les inspirerait du dehors. Dès sa fondation, le GIP s’est proposé, non pas de parler pour les prisonniers ou en leur nom, mais de faire en sorte que les prisonniers et leurs familles puissent enfin parler eux-mêmes. On a dit d’abord dans les journaux et les radios que l’action des prisonniers de Nancy était une action sauvage, dénuée de toute revendications ; c’est faux, les prisonniers avaient des revendications précises qu’on a tenté d’étouffer » [5].
La Révolte de la prison de Nancy met ce geste politique en images. Le livre pourrait, par contraste, faire sourire sur la manière dont l’État part sempiternellement à la recherche de « meneurs » et d’influences extérieures, tout en niant toute légitimité aux revendications politiques exprimées. Mais il montre bien combien il faut une conjonction rare de contestations et d’engagements militants pour que de telles « déformations de la vérité » ne forment pas le tout, ou presque, du débat public lorsque des révoltes et émeutes se produisent. Il invite en ce sens à méditer sur la longue histoire des tentatives de prise de paroles politiques condamnées à la disqualification et réduites au silence.