Recherche

Recension Histoire

L’invention des réfugiés

À propos de : Naïma Ghermani, Le Droit des exilés. Généalogie du droit d’asile au XVIIe siècle, Puf


par Delphine Diaz , le 12 mai


Download article: PDF EPUB MOBI

En proie aux conflits religieux, l’Europe moderne a forgé au XVIIe siècle un droit inédit pour protéger les personnes persécutées pour leur foi. Démêlant les débats juridiques que l’accueil de ces exilés a suscités, l’historienne Naïma Ghermani met au jour leurs témoignages et leurs récits.

Tandis que « l’asile » a longtemps été associé au droit pénal, offrant aux inculpés dans une affaire judiciaire d’obtenir une protection – garantie peu à peu remise en question par le pouvoir royal à la Renaissance –, le XVIIe siècle conduit des juristes comme Hugo Grotius (1583-1645) à aborder le droit des exilés (jus exulum). Plus précisément, ce dernier théorise le droit des exilés « misérables » qui méritent la commisération, par opposition au droit d’asile donné depuis le Moyen Âge aux exilés « blâmables », qui cherchent à échapper à une condamnation judiciaire. C’est à cette période, décisive pour la reconnaissance, dans l’Europe moderne, du droit des exilés persécutés et innocents de trouver un refuge loin de chez eux, que s’intéresse l’historienne Naïma Ghermani dans Le Droit des exilés.

Twee Salzburgse emigranten, 1732 - 1732 - Rijksmuseum, Netherlands - Public Domain.

Des migrations confessionnelles

La naissance de ce nouveau droit pour les exilés « innocents » est à mettre au compte des amples mouvements de population provoqués par les guerres de religion. Le livre se penche ainsi sur la séquence longue de deux siècles – 1550-1750 – durant laquelle des milliers de personnes sont obligées de fuir leur État pour des raisons confessionnelles, affluant vers le Saint-Empire romain germanique et la Confédération helvétique, principaux observatoires ici retenus par l’autrice.

Le pari de ce livre consiste ainsi à croiser ingénieusement l’histoire du droit d’asile naissant et l’histoire de ces migrations confessionnelles, en restituant le point de vue des exilés eux-mêmes. À cette fin, l’autrice convoque un riche matériau, écoutant tout à la fois « ce que disaient les exilés […] de leur propre expérience » – à travers les correspondances privées, les mémoires, les sermons – et […] examin[ant] les réponses des autorités urbaines et princières devant l’arrivée massive de migrants religieux » (p. 20). L’autre source à laquelle puise Naïma Ghermani est constituée des dissertations de juristes spécialisés dans la discipline du droit des gens (jus gentium), dispersées dans les fonds de plusieurs bibliothèques allemandes. Cette branche naissante du droit, que le chancelier d’Aguesseau avait qualifiée de « droit entre les nations », visait à étudier les relations s’établissant entre les peuples, un droit venant compléter en quelque sorte la régulation des lois naturelles.

La fabrique européenne des exilés

Le Droit des exilés ne s’en tient pas à une analyse intellectuelle des textes laissés par les juristes européens, ici méthodiquement rassemblés et comparés. L’ouvrage cherche à croiser des matériaux rarement associés ou combinés : sources juridiques et théologiques d’une part, archives de l’autre. Parmi celles-ci, on trouve notamment les délibérations des conseils de ville – puisque cet asile se jouait et s’octroyait le plus souvent à l’échelle urbaine –, les registres des bourses charitables qui octroyaient des secours aux exilés, et les nombreuses suppliques que ceux-ci ont adressées aux autorités pour obtenir une reconnaissance. Enfin, les écrits du for privé sont également mobilisés, permettant de restituer des récits d’exil plus personnels encore que ceux produits, souvent dans une intention pragmatique, dans les suppliques.

L’un des nombreux mérites de cet ouvrage est de ne pas s’en tenir à l’étude d’un seul groupe d’exilés confessionnels dans cette Europe des années 1550-1750, marquée par de puissants mouvements migratoires. Faisant écho à la précieuse synthèse de Mathilde Monge et Natalia Muchnik sur L’Europe des diasporas : XVIe-XVIIIe siècle [1], le prologue de ce livre nous fait entrer dans cette « fabrique des exilés » qu’est l’Europe, dès la fin du XVe siècle en réalité. Il évoque ainsi l’exil des vaudois, chassés des vallées alpines dès 1475, sans oublier de mentionner les bien plus amples déplacements provoqués par la fin de la Reconquête en Espagne – expulsion des Juifs d’Espagne, puis du Portugal, qui ne sont néanmoins pas étudiés dans l’ouvrage.

Avant même le grand départ des huguenots, la guerre de Trente Ans (1618-1648) a provoqué d’intenses mouvements de population : protestants du royaume de Bohême et de Moravie réfugiés dans la Saxe électorale luthérienne, puis protestants autrichiens arrivés dans les villes du sud de l’Allemagne. Les exilés français de la révocation de l’édit de Nantes représentent enfin le plus important exode – 150 000 à 200 000 personnes – parmi ces mouvements qui se prolongent dans le temps, avec la fuite des luthériens de Salzbourg, notamment, en 1731-1732.

Les huguenots français persécutés après la révocation de l’édit de Nantes sont accueillis par le prince d’Orange, estampe, 1686

Échelles et milieux

En dressant ce tableau d’une Europe parcourue par des groupes d’exilés aux multiples identités confessionnelles, Naïma Ghermani nous fait ainsi entrer dans le concret d’une autre « crise de l’asile [2] » vécue par le continent il y a quatre siècles. Mais c’est sans doute le chapitre liminaire, consacré à l’expérience du franchissement des frontières, qui fait comprendre au lecteur toute l’actualité de cette recherche sur l’exil à l’époque moderne. Le passage de la frontière fait l’exilé ; cette épreuve ne se réduit pas, néanmoins, à la traversée d’une ligne (d’autant qu’elle n’est souvent pas bien matérialisée dans l’espace à cette époque), puisque la « frontière épaisse » s’étend à l’intérieur même des territoires : « contrôle à chaque ville, patrouilles, passeports, législation restrictive qui interdit l’entrée à tel ou tel groupe social » (p. 46).

L’échelle urbaine s’avère encore essentielle pour comprendre l’adoption de politiques de secours à destination des exilés « religieux » : leur arrivée massive suppose des aides d’urgence, parfois pérennisées pour venir au secours d’une partie de ces populations étrangères. Celles-ci revendiquent parfois leur pauvreté, acte militant et acte de foi, preuve de constance religieuse. Les caisses destinées à la charité pour les réfugiés sont peu à peu tenues par d’anciens exilés eux-mêmes, et elles jettent parfois les fondements de systèmes d’assistance appelés à une certaine pérennité, comme à Ratisbonne. Ces caisses, qui entretiennent les exilés (en les distinguant bien des pauvres « locaux »), servent aussi à la poursuite du voyage, une expérience de circulation d’un pays à l’autre qui réussit davantage aux aristocrates, pourvus de lettres de recommandation et déjà dotés d’un habitus de la mobilité.

L’appartenance sociale se révèle aussi décisive pour comprendre qui est autorisé ou non à rester dans les villes-refuges : les plus pauvres des exilés parvenus à Genève, Berne, Zurich, se voient incités au départ ou tout bonnement expulsés à la fin du XVIIe siècle, tandis que les plus riches peuvent prétendre au droit de bourgeoisie. D’autres statuts sont aussi recherchés : la naturalisation individuelle (très parcimonieusement octroyée à Genève aux huguenots, par exemple), ou encore, en Angleterre, la denization (adoption sans versement de taxe, mais assortie de droits limités) ou la naturalisation collective, offerte en 1709 par la reine Anne à tous les réfugiés religieux, avant que la décision soit annulée par le Parlement deux ans plus tard.

La voix des exilés

En refermant ce livre, on ne peut qu’être surpris de son étonnante actualité au regard de ce que l’on sait du franchissement des frontières par les migrants, les exilés et les réfugiés dans le temps présent [3]. Les exilés confessionnels des XVIe et XVIIe siècles ne cessent de traverser des frontières pour se mettre à l’abri, recourant à des artifices, comme le travestissement, pour éviter les contrôles et les rejets. Ils doivent se munir de papiers, passeports ou laissez-passer, précieux sésames pour pouvoir circuler. Les hommes ne sont pas les seuls protagonistes de cette histoire de franchissement et de fuite, comme en témoignent les récits de femmes ici restitués – ainsi de la huguenote Suzanne de Robillard, fille d’un chevalier du Poitou qui justifie a posteriori sa fuite, entreprise à l’âge de dix-neuf ans depuis La Rochelle en 1687, en invoquant « la liberté de sa conscience ».

Si Naïma Ghermani relève le défi d’entremêler ces différentes voix sur l’exil confessionnel, c’est aussi parce qu’elle montre bien les liens qui existent entre ces exilés et les juristes qui ont théorisé le jus exulum. Grotius, père du renouvellement du « droit des gens », rédige les règles pour accueillir les juifs sépharades dans les États de Hollande et de Frise occidentale en 1615, avant de connaître à son tour l’exil depuis Rotterdam vers Paris six ans plus tard. Christoph Daniel Klesch (né en 1658), qui a soutenu en 1680 une thèse sur le droit des voyageurs à l’université d’Iéna, dans le duché de Saxe, proposant une typologie des étrangers en déplacement, est lui-même un descendant d’exilé hongrois. Enfin, Emmer de Vattel (1714-1767), dans Le Droit des gens, publié en 1758, établit à son tour une typologie des personnes mobiles auxquelles les États doivent l’hospitalité : étrangers de passage, émigrants partis s’installer de manière pérenne dans un pays étranger, exilés et bannis.

Certains allers-retours de l’ouvrage dans la chronologie, d’un chapitre à l’autre, peuvent s’avérer difficiles à suivre pour le lecteur, de même qu’on se représente mal ces mouvements de population à grande échelle, qui ne font pas tous l’objet de cartes (deux cartes de localisation étant toutefois insérées dans les annexes). Mais l’une des grandes forces de ce livre tient incontestablement aux chapitres qui restituent la voix des exilés : lorsqu’ils racontent leur fuite désespérée, lorsqu’ils s’adressent au pouvoir, devenant des « suppliants », ces fugitifs qui « implorent la protection d’un souverain contre la nation ou le prince qu’ils ont quitté [4] ».

À travers leurs lettres, les exilés s’emploient à démontrer la légitimité de leur lutte, imputant leur détresse à un choix éthique. C’est aussi au détour de leurs écrits que se mesurent les conflits d’appartenance qu’ils traversent. Ainsi, les huguenots en exil que l’on appelle de plus en plus communément « réfugiés » après la Révocation sont-ils d’abord des sujets de roi de France, ou des exilés ? Doivent-ils fidélité aux villes et aux États qui les accueillent ? Qu’en est-il de leur appartenance religieuse une fois en exil, sachant qu’ils doivent souvent s’inscrire dans les registres d’une Église dès leur arrivée ?

En mêlant une approche intellectuelle et juridique de l’asile – le droit des exilés au prisme du jus gentium – et une approche par le bas, Naïma Ghermani parvient à faire naviguer son lecteur dans cette Europe moderne en crise. L’exilé, hérétique dans son pays, peut apparaître dans les lieux de refuge comme un chrétien par excellence, dont les souffrances justifient qu’on lui offre « non seulement un lieu de résidence, mais aussi des droits » (p. 354). C’est cette histoire de droit, et de droits au pluriel, qu’éclaire ce livre avec force.

Naïma Ghermani, Le Droit des exilés. Généalogie du droit d’asile au XVIIe siècle, Paris, Puf, 2023, 388 p., 25 €.

par Delphine Diaz, le 12 mai

Pour citer cet article :

Delphine Diaz, « L’invention des réfugiés », La Vie des idées , 12 mai 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Naima-Ghermani-Le-Droit-des-exiles

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Mathilde Monge et Natalia Muchnik, L’Europe des diasporas : xvie-xviiie siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2019.

[2Sur la crise de l’asile dans l’Europe du xxie siècle, voir Catherine Wihtol de Wenden, «  La crise de l’asile  », Hommes & Migrations, 2002, n° 1238, p. 6-12  ; ou encore «  La crise de l’asile européen  », Esprit, 2022/12.

[3Voir, au sein d’une vaste littérature, Yasmine Bouagga, «  Tactiques du franchissement des frontières : contournements et résistances face aux contrôles à Calais  », Champ pénal/Penal field, 22 | 2021, mis en ligne le 19 mai 2021  ; Anne-Claire Defossez et Didier Fassin, L’Exil, toujours recommencé. Chronique de la frontière, Paris, Éditions du Seuil, «  Couleur des idées  », 2024.

[4Emer de Vattel, Le Droit des gens, livre I, 1758.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet