Recensé : Claire Rodier, Xénophobie business. À quoi servent les contrôles migratoires ?, Éditions La Découverte, Paris, 2012, 200 p., 16 €.
Au delà des recherches sociologiques dans le champ espace-frontière [1], Claire Rodier, juriste au Gisti (groupe d’information et de soutien aux immigrés) et cofondatrice du réseau euro-africain Migreurop, révèle les liens tacites entre l’économie, la géopolitique, l’idéologie et les contrôles migratoires. Ces derniers sont analysés à l’aune de la mondialisation, à l’heure où la mobilité internationale est plus forte que jamais ; troublant paradoxe, constate l’auteure, puisque les techniques modernes de télécommunication ont complètement pulvérisé l’effet-distance et fait disparaître un certain nombre d’attributs des frontières. L’auteure étudie ces contrôles d’une manière scientifique malgré engagement militant au GISTI (groupe d’information et de soutien aux immigrés). Le propos du livre va au delà de la dénonciation, mais cherche à rendre compte des mécanismes et enjeux qui se cachent derrière les contrôles des frontières. Les contrôles migratoires sont en nette progression tandis que depuis les années 1960, le nombre de migrants a triplé à travers la planète. Les barrières qui sont dressées face à eux sont à la fois réglementaires (visas), physiques (murs) et virtuelles (radars, capteurs de mouvements). C. Rodier explique les dispositifs de contrôle de la manière suivante : « tout se passe comme si, au lieu d’apporter la sécurité promise, chaque nouveau dispositif de contrôle mis en place n’avait pour utilité que de révéler les failles et les lacunes des précédents, et pour finalité de justifier les suivants » (p. 11). Au niveau méthodologique, l’accès à des données chiffrées fiables est complexe en raison de la charge idéologique qui pèse sur les questions migratoires. Le recensement des décès fait par les ONG est, à ce jour, la seule source disponible pour prendre la mesure d’un phénomène qui s’amplifie à mesure que les contrôles se durcissent. L’auteure appelle à la constitution de données sur les incidences économiques de l’enfermement.
La sécurité : un gâteau à partager
Les entreprises du secteur de la sécurité privée, de l’externalisation des services et de la gestion de l’immigration tiennent une place de plus en plus importante. Plusieurs facteurs concourent à ce phénomène : dans de nombreux pays industrialisés, la réduction des budgets et des effectifs de la défense a reporté vers le secteur privé des missions assurées jusqu’alors par l’armée, créant ainsi de nouveaux marchés. Un des avantages de la privatisation des missions de sécurité pour les États est le fait qu’elle favorise l’opacité et la dilution des responsabilités en cas d’accident au cours des interventions et rend plus difficile la mise en cause des institutions mandataires. Ces entreprises para-privées agissent en quelque sorte comme des mercenaires (Bigo, 2003). De fait, la course à la rentabilité, dans laquelle la fin justifie les moyens, conduit à des prises de risque et à des incidents qui peuvent aller jusqu’à la mort du migrant.
La surveillance des frontières est devenue un véritable gâteau à partager. Le marché européen de la sécurité frontalière est alimenté par la redéfinition des frontières qui marque le début du XXIe siècle ; redéfinition géographique (élargissement successif de l’UE), politique (l’externalisation du contrôle des migrants), technologique (développement des frontière virtuelles). La technologie toujours plus perfectionnée a un prix, d’autant que le recours à la technologie de pointe est en soi un facteur d’obsolescence rapide du matériel utilisé, donc de nécessité de son renouvellement. Malgré une technologie toujours plus perfectionnée et toujours plus envahissante aux frontières, l’histoire récente montre que les « verrous posés ici ou là ont surtout pour conséquence de déplacer et de multiplier les routes et les points de passage empruntés par les migrants. Mais ne serait-ce pas là un des buts ? Au jeu du chat et de la souris, le chat n’a pas forcément intérêt à éliminer sa proie » p. 45).
L’industrie du drone est caractéristique de ce processus de transfert de technologie militaire vers des usages civils, qui permet aux fabricants d’armement de profiter des financements de la recherche dans ce domaine pour développer leurs capacités. La complexité des montages associant des organismes privés et publics de recherche aux industriels en pointe dans le secteur, comme la proximité des débouchés, favorisent la porosité entre les applications civiles et militaires. Coup double pour les marchands d’armes : nouveau créneau pour la technologie de la sécurité, la lutte contre l’immigration clandestine vient aussi soutenir le développement de l’industrie de l’armement militaire.
Rematérialiser la frontière et désigner un ennemi
L’industrie carcérale constitue un carrefour stratégique où se rencontrent des intérêts privés et des acteurs publics susceptibles de les défendre. L’enfermement constitue par conséquent l’une des pierres angulaires de la logique du contrôle. Les intérêts privés des gestionnaires des centres de rétentions augmentent à mesure de l’allongement de la durée de la détention. Mais l’industrie de la sécurité n’est pas la seule à tirer profit des contrôles migratoires dont les retombées économiques ne suffisent pas à expliquer le développement. Indépendamment de leur efficacité, l’impact recherché par les gouvernements qui les mettent en place est aussi de nature idéologique. Dans un premier temps, il faut désigner les coupables, et dans un deuxième temps justifier les mesures prises. Le mur de Cueta et Melilla par exemple a une dimension symbolique en ce sens qu’il est construit au moment même où, sur l’autre rive de la Méditerranée, entrait en vigueur la convention Schengen qui abolissait les contrôles à l’intérieur de l’Union Européenne (UE) tout en renforçant les contrôles à ses frontières extérieures ; sorte de matérialisation de la différence entre le dedans et le dehors, dialogisme étudié par l’anthropologie (C. Lévi-Strauss, 1968 ; G. Balandier 1971). Telle est bien l’une des fonctions de ces murs migratoires : ces « membranes asymétriques » comme le dit Hedetoft (2009) viennent symboliser la fracture Nord/Sud. En un sens les murs ne servent qu’à faire apparaître la frontière entre deux pays.
Depuis que la Roumanie et la Bulgarie ont fait leur entrée dans l’UE en 2007, les conditions pour expulser ses ressortissants sont devenues très retreintes. Pourtant, la France continue à annoncer des expulsions massives ; simple effet d’annonce car en réalité les expulsions sont factices. L’aide au retour humanitaire a permis de gonfler fictivement les chiffres d’étrangers éloignés du territoire français. À ce tour de passe-passe, s’en ajoute un second : les retours humanitaires n’empêchent a priori pas de revenir ceux qui en bénéficient lorsqu’ils sont ressortissants de l’UE, ce qui contribuent à faire augmenter artificiellement les chiffres des expulsions.
L’OIM affirme la primauté de la protection des États face à la réunification familiale et au droit à obtenir une protection contre les persécutions. Plutôt que de remettre en cause leur rapport au reste du monde, les gouvernants ont préféré livrer à une population traumatisée par les attentats du 11 septembre 2001 une solution simple, et électoralement plus rentable : faire croire qu’on va la protéger en verrouillant les portes. Lorsque l’opération permet de faire peser la suspicion sur des groupes identifiables — en l’occurrence, les personnes de confession musulmane — c’est en quelque sorte coup double. Et « si de surcroît elle vient opportunément légitimer les orientations d’une politique en mal d’assise, c’est la cerise sur le gâteau » (p. 102). L’auteure parle d’un amalgame potentiellement explosif : « Le fait d’associer terrorisme et immigration, spécialement quand l’ombre de l’islamisme vient se glisser entre les deux, sert à légitimer bien plus que les contrôle aux frontières. Il traduit aussi la représentation binaire de la société occidentale porteuse de valeurs universelles et menacée par les terroristes étrangers, ennemis de la démocratie et de la liberté » (p. 104). Cette image qui place le bien, la liberté et la norme d’un seul côté de la frontière, exclut l’hypothèse que ceux qui sont désignés comme des agresseurs pourraient défendre la liberté ou les valeurs d’autres peuples vivant ce rapport de force comme une oppression.
Des « petits arrangements entre voisins »
Ils sont monnaie courante : « côté pile, l’Union européenne cherche à assurer la sécurité et la stabilité de la zone géographique dont elle se veut le centre en établissant des partenariats privilégiés avec ses voisins, notamment le partage de valeurs communes. Côté face, ce partage de valeurs a un prix » (p. 107). L’Europe veut affirmer sa supériorité : en imposant à ses alliés de jouer pour elle le rôle de garde-barrières, elle conserve une main héritée de la période coloniale sur la définition des frontières. En face, les dirigeants des pays sollicités savent généralement tirer profit des attentes de l’Europe à leur égard. L’inclusion d’une « clause migratoire » comme condition du soutien apporté par l’Union aux pays qui l’entourent date de 2004. C’est à cette époque qu’a été lancé la « politique de voisinage », un processus destiné, au moment de l’élargissement de l’UE, à établir une relation privilégiée avec les nouveaux voisins sur la base d’un « engagement réciproque en faveur de valeurs communes ».
Les Maghreb et l’Europe partagent des intérêts : ce rapport de forces visiblement inégal n’explique pas à lui seul que les pays du Maghreb adaptent aussi volontiers leurs calendriers et leurs priorités aux attentes européennes. Les enjeux stratégiques régionaux leurs fournissent des leviers pour la négociation. La bonne fin des négociations dépend des leviers, ou des « carottes », dont la Commission dispose, c’est-à-dire d’incitations suffisamment puissantes pour obtenir la coopération d’un pays.
Une stratégie à courte vue
Les aspects économiques, idéologiques et diplomatiques se mêlent le plus souvent pour faire des contrôles migratoires les outils d’un système complexe derrière lesquels les buts affichés de leur mise en place ont tendance à passer au second plan. Deux instruments emblématiques : la création, par l’Union Européenne, de l’agence Frontex, et la prolifération, à l’échelle planétaire, des lieux de détention des migrants en situation irrégulière. La première est en passe de servir de base européenne de lancement pour l’utilisation civile des drones, armes de guerre recyclée dans la surveillance des frontières. Les seconds, occupent une place de choix dans le processus d’externalisation, par les pays riches, des basses œuvres liées aux exigence de leur politique de mise à distance des indésirables. Frontex dessine donc le cordon sanitaire dont l’UE cherche à s’entourer pour protéger ses frontières. Si les opérations qu’elle mène, en verrouillant les points de passage empruntés par les migrants, produisent des effets immédiats, leur efficacité à long terme n’est pas prouvée. La véritable question est de savoir pourquoi les personnes arrivent si nombreuses ; interrogation visiblement écartée par les autorités publiques. Pourtant, les barrières mises en travers de la route de ceux que poussent hors de chez eux la crainte des persécutions ou la nécessité interrompent rarement leur voyage. Elles les obligent simplement à trouver d’autres itinéraires, en général plus longs et plus dangereux. Loin de tarir les flux, ce type de barrière les ont en réalité déplacés.
Double fonction de l’enfermement
Durée extensive de détention, voire détention illimitée, multiplication des centres d’enfermement, privation de liberté pour les demandeurs d’asile : telles sont les tendances marquantes du traitement des étrangers par les politiques migratoires. Les camps d’étrangers sont des messages à l’opinion des pays d’ « accueil » qu’on a nourris d’une idéologie de la peur, et qu’on rassure en donnant l’impression, par l’enfermement de ceux qu’on lui a désigné comme ennemis, qu’on a les choses en main. L’avertissement joue aussi un rôle parmi les multiples facteurs qui déterminent l’itinéraire des migrants. La multiplication des lieux d’enfermement pour étrangers chez les voisins qui collaborent à la politique d’immigration de l’UE, témoigne qu’elle fait son chemin. La sous-traitance de la détention, qui épargne aux États membres de l’UE la gestion des sans-papiers, présente un double avantage : d’une part elle éloigne du regard les mauvais traitement dont ces personnes sont souvent victimes dans les pays dont les standards sont moins élevés qu’en Europe, en permettant de s’affranchir des obligations que les lois européennes imposent ; d’autre part, elle participe du rapport de dépendance que l’UE entretient avec son voisinage proche, en nourrissant les marchandages.
Violence, viols, rackets, séquestration, faim et soif, maladie, exploitation sexuelle et travail forcé font partie du quotidien de toutes celles et de tous ceux qui, poussés à l’exil sont contraints de contourner les voies légales du fait de la multiplication des contrôles. Partant de ce constat, l’ouvrage fait un tour d’horizon des multiples enjeux géopolitiques, économiques et sociaux corollaires aux contrôles frontaliers. La politique-spectacle a une place prépondérante dans la question migratoire. L’amalgame entre les différents visages de l’ennemi constitue un des ressorts du discours gouvernemental. La récurrence d’un discours politique qui associe les immigrés, de près ou de loin aux classes dangereuses qui menacent la société, combinée avec l’injustice et la discrimination qu’ils vivent au quotidien, est un facteur d’exaspération et de révolte dont on ne saurait s’étonner qu’il conduise certains à des actes extrêmes. Les fantasmes ont la vie dure, surtout quand ils font marcher les affaires.