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Micro-histoire d’une migration forcée

À propos de : Catherine Gousseff, Échanger les peuples. Le déplacement des minorités aux confins polono-soviétiques (1944-1947), Fayard


par Ségolène Plyer , le 26 avril 2017


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Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, plus d’1,5 million de personnes furent déplacées entre la Pologne et l’Ukraine, dans un climat d’abus et de violences. Entre étude multi-scalaire et histoire connectée, cet ouvrage permet de comprendre le « démêlage des populations » en Europe de l’Est.

Recensé : Catherine Gousseff, Échanger les peuples. Le déplacement des minorités aux confins polono-soviétiques (1944-1947), Paris, Fayard, 2015, 414 p., 22 €.

Spécialiste des migrations dans l’espace soviétique et est-européen, Catherine Gousseff (chercheure au CNRS) publie ici sa thèse d’habilitation sur l’échange polono-ukrainien qui concerna près de deux millions de personnes entre 1944 et 1947. Plus d’un million de Polonais quittèrent l’Ukraine, tandis que 650 000 Ukrainiens partaient de Pologne (p. 20). Le transfert fit plusieurs dizaines de milliers de victimes. Il fut le seul des nombreux déplacements de population, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, à résulter d’accords de transfert entre l’URSS et la Pologne, signés à partir de septembre 1944 et globalement respectés malgré l’inégalité des biens à échanger entre les Polonais, plus riches, et les Ukrainiens souvent pauvres, et les irrégularités dans leur décompte.

Du transfert à la migration forcée

Dès ses origines, l’échange porta la marque des violences qu’il avait pourtant pour mission d’éviter. À l’été 1942, les occupants allemands et environ 12 000 auxiliaires ukrainiens exterminèrent la population juive de Volhynie (entre l’actuelle Ukraine et la Biélorussie), soit environ 200 000 personnes. Cela créa-t-il un précédent dans une région destinée à être germanisée, où les Allemands attisaient les tensions entre groupes slaves ? Toujours est-il qu’en 1943 des attaques d’Ukrainiens visèrent la faible minorité polonaise, dont une partie s’enfuit vers l’Ouest. L’Armée rouge, reçue en pacificatrice, se convainquit aisément qu’il serait facile d’achever cette « évacuation » (p. 36) et qu’elle était indispensable pour pacifier les rapports désormais exécrables entre Ukrainiens et Polonais.

Mais, au sud en Galicie, les relations interethniques étaient restées meilleures et les Soviétiques apparurent comme des occupants même aux yeux des Ukrainiens, de sorte que le transfert, conçu selon un schéma simple et mécaniste par Moscou, se subdivisa en réalité, selon les contextes locaux, en une multitude d’opérations parfois contradictoires. Dans l’enthousiasme de la Libération, 80 000 Ukrainiens pauvres furent prêts à partir en février 1945 de la région de Chelm (elle aussi en proie à des troubles depuis 1943), mais leur départ se heurta à la « pénurie criminogène » de moyens de transport (p. 101). Les familles, campant près des voies des semaines dans l’attente d’un train, furent la proie de bandes de brigands. Lorsque les autorités polonaises imaginèrent de soumettre les Ukrainiens qui n’étaient pas candidats au départ aux réquisitions de l’Arma krajova, l’Armée de la Résistance, l’Armée rouge vint à leur secours car elle se sentait proche d’eux, avant que le responsable en Pologne du NKVD, la police politique chapeautant le transfert vers l’URSS, ne l’en empêche, puisqu’il fallait bien suivre le plan et faire partir les Ukrainiens (p. 133-134).

À l’été 1946, l’URSS fit de la fermeture de ses frontières sa première priorité. Officiellement, le transfert s’acheva en novembre. Mais, d’une part, jusqu’à la fin des années 1950, des Polonais tentèrent de quitter l’URSS (où, déportés au début de la Seconde Guerre mondiale, ils étaient retenus contre leur gré pour travailler). D’autre part eut lieu l’action Wisła au printemps 1947 (p. 275 sq.). Cette effroyable campagne soviéto-polonaise contre les restes de la minorité ukrainienne, argumente l’auteure, devrait être considérée dans la continuité du transfert comme une opération visant à assurer la frontière « à la soviétique », en la rendant déserte, les populations susceptibles d’entretenir des liens transfrontaliers étant déportées ou réduites à l’insignifiance.

Une histoire connectée

Ce transfert présente donc majoritairement les traits d’une migration forcée. Échanger les peuples s’inscrit dans la tendance la plus récente des recherches sur un objet qui jouit d’un regain d’intérêt depuis ces vingt dernières années ; tendance qui, au travers des effets produits par de tels déplacements (modifications démographiques, réduction ou anéantissement d’un héritage culturel, massacres), en cherche le fondement dans les besoins de sécurité d’un État, le déplacement étant considéré comme une « opération chirurgicale » du corps social dont on escompte divers effets bénéfiques (par exemple le développement de régions reculées par les migrants).

Innervée par cette historiographie, cette étude multi-scalaire de l’échange polono-ukrainien en constitue le premier traitement exhaustif. C’est sans doute ce qui explique que les faits restent au premier plan – un parti pris qui oblige le lecteur à suivre attentivement l’auteure pour comprendre sa démonstration. Mais le résultat est un récit équilibré, jamais surplombant, qui accorde à tous les groupes, épisodes et espaces la même attention et quasiment la même importance, alors que l’épisode est inégalement documenté : par des archives ukrainiennes bien classées et récemment ouvertes, par les archives d’État et du Parti à Moscou, mais aussi par celles, plus maigres, de Pologne, à cause de la confusion qui régnait à l’Est.

Des témoignages, utilisés avec sobriété, permettent d’aller au delà des sources administratives pour aborder les effets du déplacement sur les personnes concernées (ainsi de l’expérience migratoire cumulée à différentes époques par des Polonais de l’Est). L’auteure sait croiser ces sources en différentes langues, malgré leur hétérogénéité, et trouver les exemples qui condensent les tendances profondes d’une situation. L’écriture maîtrisée, sans digression, est adaptée à un événement complexe, chargé aujourd’hui encore des deux côtés de la frontière de « rancunes tenaces » (p. 333).

Derrière l’énoncé des faits se déploie une histoire connectée qui montre l’évolution concomitante des deux déplacements de population où, bien souvent, la première réciprocité fut celle des abus. L’ensemble sait pourtant être nuancé, montrant que l’esprit libéral qui présidait, de façon surprenante, aux accords initiaux survécut parfois ; ainsi du droit d’option ménagé aux Ukrainiens en 1945, qui purent rester en Pologne à condition de s’assimiler (p. 334).

Autant que les sources le permettent, la marge de manœuvre des acteurs apparaît : le comité de Lublin, tout communiste qu’il fût, accordait un rôle primordial aux « porteurs de la culture et du savoir » polonais, même bourgeois, évitant de toucher aux « réseaux de solidarité, d’intérêt, de compétences dans l’organisation des départs et la planification des destinations » (p. 233), dont la disparition aurait pu compromettre la restauration nationale sur les terres prises aux Allemands 200 kilomètres à l’ouest. Les institutions culturelles de Lwów (Lviv en ukrainien) comme la Philharmonie et l’université, furent transplantées presque sans changement à Wrocław (l’ancienne Breslau).

Il est difficile d’émettre des réserves face à cette vaste entreprise menée avec tant d’intelligence, même si l’on peut regretter le lissage des débats historiographiques dont le lecteur aura parfois du mal à se faire une idée précise, ainsi que, par ailleurs, l’absence de présentation du corpus des interviews. Passons aussi sur le fait qu’il s’agit d’un sujet ardu pour un lecteur français. L’auteure a tout mis en œuvre pour le rendre accessible. Quelques outils éditoriaux y auraient contribué avantageusement. Si les cartes sont bien placées pour suivre le développement, aucune table ne les recense ; de même, l’ouvrage aurait besoin d’un index que sa numérisation partielle sur Internet ne remplace pas.

Apports et nouvelles pistes de recherche

Il n’en demeure pas moins que l’apport de ce livre est majeur dans l’étude du « démêlage des populations » en Europe de l’Est après 1945 et de sa logique proprement soviétique. À partir de la fin des années 1930, l’URSS, jusqu’alors champion de l’internationalisme, évolua vers l’assimilation de certaines nationalités à des groupes « socialement étrangers, politiquement hostiles » (p. 16). Pour ce premier déplacement de masse à l’extérieur de l’empire, Moscou montra ses capacités d’adaptation. Le transfert fut aussi exceptionnel par sa mise en œuvre décentralisée, déléguée aux dirigeants polonais et ukrainiens – pour être plus distant, le contrôle soviétique ne se relâcha pas.

Sur le plan de la chronologie, Catherine Gousseff contribue à documenter la spécificité de ces « terres de sang » (Timothy Snyder) en proposant une périodisation originale du transfert, reflet des logiques locales d’insertion dans la guerre froide. Débuté en septembre 1944, il ne fut aucunement influencé par le 8/9 mai 1945, mais bien par la conférence de San Francisco créant l’ONU, et l’opération Wisła devient compréhensible même dans sa sauvage brutalité, si on la range dans la même séquence chronologique que le transfert, alors qu’elle eut lieu après sa fin officielle. À l’appui de cette thèse (cette « guerre dans la guerre » fit partie du transfert qui, lui, était chargé d’assurer la frontière occidentale de l’URSS), l’auteure s’appuie sur une déportation concomitante, celle des Ukrainiens tout juste arrivés de Pologne, qui furent envoyés loin de la frontière, aussi pour assurer la reprise de la collectivisation dans le reste de l’Ukraine (p. 323).

Sa reconstitution du transfert à plusieurs échelles critique enfin une vision trop simple de la « nationalité ethnique » comme critère exclusif d’action : ainsi sur la rivière San en Galicie, guérilleros ukrainiens et polonais finirent-ils par dépasser les ressentiments nationaux et s’allier pour s’opposer aux déplacements transfrontaliers. Au niveau national, l’accueil, souvent mauvais, des réfugiés par leurs compatriotes qui les considéraient comme des concurrents dans un contexte dramatique de pénurie, montre aussi les limites de la réactivation du sentiment national juste après la guerre (p. 249). Ces exemples finement documentés montrent que l’identité nationale est tout autant le produit d’une assignation « d’en haut » qu’une production (ou une absence de production, pour reprendre le thème actuel de l’ « indifférence nationale » propre à l’historiographie des empires) « d’en bas ».

Enfin, en ce qui concerne l’histoire des migrations, on arrivera à la conclusion que, pendant et après la guerre, les Européens de l’Est ont été considérés comme une main-d’œuvre déplaçable à volonté, et on comprend mieux la curieuse impression de déterritorialisation qui frappe les observateurs étrangers quand ils abordent la question de l’identité polonaise contemporaine.

L’auteure ouvre enfin un aperçu sur un champ intéressant qui fera sans doute l’objet de développements ultérieurs : celui de la mémoire de ces déplacements, ainsi que des oublis qui l’accompagnent, notamment celui du génocide juif, presque toujours ignoré dans les sources (p. 28). Très peu présente en Ukraine, qui a tu ces événements jusqu’à la perestroïka (p. 335), la mémoire du transfert existe en Pologne : des associations de déplacés polonais rencontrent des Allemands expulsés de l’Ouest, tandis que la minorité ukrainienne entretient ses églises orthodoxes et que des initiatives régionales en Pologne du Sud-Est, soutenues par des fonds européens, rappellent certaines minorités presque disparues comme les Lemkos (de langue ruthène et majoritairement gréco-catholique) qui vivaient en Pologne subcarpatique à l’est de Cracovie.

Reste à savoir si ces mémoires communiquent entre elles, à quelles échelles elles apparaissent (plutôt transnationales, plutôt locales), et si elles sont assumées sur le plan national. Ce n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage, qui fait penser au dépliage plein d’art d’un origami complexe, que d’inciter à poursuivre la réflexion.

par Ségolène Plyer, le 26 avril 2017

Aller plus loin

 Detlef Brandes, Holm Sundhaussen, Stefan Troebst (dir.), Lexikon der Vertreibungen, Vienne, Böhlau, 2010.
 Cœuré Sophie et Sabine Dullin (dir.), Frontières du communisme : mythologies et réalités de la division de l’Europe, de la révolution d’Octobre au mur de Berlin, 1917-1961, Paris, La Découverte, 2007.
 Douglas Ray M., Les expulsés, Paris, Flammarion, 2012.
 Ferrara Antonio, Niccolò Pianciola, L’età delle migrazioni forzate. Esodi e deportazioni in Europe 1853-1953, Bologne, Il Mulino, 2012.
 Reinisch Jessica, Elizabeth White (dir.), The Disentanglement of Populations. Migration, Expulsion and Displacement in Post-War Europe, 1944-49, Basingstoke, Palgrave-Macmillan, 2011.

Pour citer cet article :

Ségolène Plyer, « Micro-histoire d’une migration forcée », La Vie des idées , 26 avril 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Micro-histoire-d-une-migration-forcee

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