Des mégalopoles immenses où les individus se perdent, des systèmes froids où les personnages sont de simples rouages, des métiers dans lesquels les hommes s’épuisent : Michael Mann pose un regard acéré et mélancolique sur le monde contemporain.
Des mégalopoles immenses où les individus se perdent, des systèmes froids où les personnages sont de simples rouages, des métiers dans lesquels les hommes s’épuisent : Michael Mann pose un regard acéré et mélancolique sur le monde contemporain.
Historien du cinéma, critique et documentariste, Jean-Baptiste Thoret est devenu une figure de la cinéphilie française, apprécié pour sa vigueur critique, ses partis pris tranchants et ses analyses séduisantes, qui s’appuient sur l’histoire des formes pour étayer un propos volontiers politique. S’il a su gagner le cœur de ses aficionados, c’est aussi par son style : sa veste Army, son débit de mitraillette et ses longues digressions inspirées qui finissent par devenir le cœur même de ses conférences, abondamment consultées et relayées en ligne. Spécialiste du Nouvel Hollywood [1], dont il analyse l’esthétique gore à la lumière des images du Vietnam et du Zapruder film [2], J.-B. Thoret a une prédilection pour les films de genre, dans lesquels il voit bien souvent à l’œuvre un retour du refoulé de l’histoire américaine, clé de lecture explicitement énoncée dans son collectif Politique des zombies (Ellipses, 2007). Son intérêt pour un corpus longtemps méprisé par la critique – qui a, depuis, largement trouvé sa place à l’université –, l’a également amené à travailler sur Dario Argento, et plus largement sur le cinéma italien, et à diriger depuis quelques années une collection de DVD intitulée « Make my day », remettant à l’honneur certains films oubliés ou mal aimés, sortis des tiroirs de Studiocanal.
C’est riche de ce bagage et d’une réflexion déjà ancienne sur Michael Mann (voir le beau numéro de la revue Panic qu’il lui a consacré dès 2006) que J.-B. Thoret publie un ouvrage foisonnant sur l’un des cinéastes américains les plus importants de ces trente dernières années, dont il souligne, au fil des 350 pages qui composent le livre, riche d’une iconographie soignée, l’extrême cohérence et une faculté unique à « documenter le contemporain ».
Telle est en effet une des qualités les plus précieuses de Mann aux yeux de J.-B. Thoret qui célèbre la capacité du réalisateur à prendre le pouls de son époque en captant les formes et les effets sur les individus du capitalisme tardif.
Cette volonté est manifeste dans les sujets abordés par le cinéaste (un cartel de drogue à l’ère de la mondialisation dans Miami Vice en 2006 ou les effets du piratage informatique dans Hacker en 2015), mais transparaît aussi plus profondément dans ses choix de mise en scène et ses partis pris formels. J.-B. Thoret montre ainsi comment le renoncement au 35 mm au profit du numérique à partir de Révélations (1999) ne relève pas chez lui d’une naïve volonté de modernisme, mais d’un choix motivé et signifiant. Les caméras numériques de l’époque offrent en effet à Mann à la fois une mobilité accrue mais aussi, dans l’imperfection même de leurs images, une forme magmatique étayant visuellement l’une des obsessions du réalisateur : l’engloutissement de l’individu dans un système englobant dont il ne parvient plus à s’extraire. J.-B. Thoret rappelle ici que le choix du numérique heurta à l’époque nombre de spectateurs et de professionnels rebutés par le grain de l’image, ce qui lui fait dire, avec Serge Daney qu’il aime à citer en toute occasion, qu’être à l’heure de son temps, pour un cinéaste, signifie en réalité être « toujours un peu en avance ».
La pensée de Mann s’écrivant dans et par les images, le rapport des personnages à l’espace y joue un rôle essentiel et le choix des décors s’avère, de ce point de vue, éminemment signifiant. Il en va ainsi des villes qu’il choisit pour servir de cadre à ses récits. À New York, ville verticale encore régie par l’opposition du centre et de la périphérie, le cinéaste choisit ainsi de substituer Los Angeles pour le tournage de Collatéral (2004). Cette ville horizontale, où il n’y a ni plus ni hiérarchie ni centre ni sommet, filmée « comme une mégapole presque futuriste, évidée de toute présence humaine », est en effet à l’image du réseau, par nature infini, dont le cynique personnage de Vincent (Tom Cruise) est une émanation glaçante, lui qui est décrit comme « une machine professionnelle, une sorte de Terminator en costume gris, un executive du crime » (p. 177).
C’est sans doute dans cette même quête visuelle d’une « surmodernité » (selon la formule de Marc Augé) que Mann se tourne ensuite vers les métropoles asiatiques dans un film, Hacker, qui présente justement l’individu comme un simple rouage dans un système de flux qui le dépasse. J.-B. Thoret rappelle ici que, si Michael Mann répugne en interview à conférer à ses films une quelconque dimension politique, le cinéaste n’en a pas moins un passé de militantisme, qui l’a amené dans les années 1970 à quitter son pays pour le Royaume-Uni par refus de s’engager au Vietnam (mais aussi pour y faire une école de cinéma) et qu’il a été un lecteur de la French theory. La bibliothèque de son personnage de hacker, où figurent Foucault, Lyotard, Derrida et Baudrillard, constituerait en ce sens un « coming out idéologique presque trop évident » (320).
Si les films de Michael Mann se coulent toujours dans le moule inoffensif des genres : films d’action (Le Solitaire, Heat, Collatéral, Miami Vice), film historique (Le dernier des Mohicans), film de procès (Révélations), biopic (Public Enemies, Ali), la compréhension du monde qu’il offre à ses spectateurs suppose en effet une mise à nu pessimiste des rapports de domination entre les individus, alliée à une défiance viscérale à l’égard des institutions (pénitentiaire, juridique, sociale, etc.) dont J.-B. Thoret voit les origines dans le Thoreau de Résistance au gouvernement civil (120).
Pour autant, le cinéma de Mann n’a rien de didactique ou de militant et la critique du système capitaliste qu’y décèle l’essayiste y emprunte des voies détournées, celles de grosses productions rutilantes réalisées au cœur de la machine hollywoodienne, dont les budgets confortables sont indispensables à ce cinéaste perfectionniste aux exigences techniques et esthétiques très poussées. Si Mann cible un large public, auquel il a l’habitude de s’adresser, ayant travaillé de longues années pour la télévision, c’est à la manière de ces « contrebandiers » célébrés par Scorsese, qui d’ailleurs ne font pas toujours mouche, comme l’a montré la frustration de nombreux spectateurs face au mélancolique Miami Vice de 2006. Les films de Michael Mann sont en effet pleins d’épiphanies déceptives, dont un exemple emblématique est l’escapade de Sonny Crockett (Colin Farrell) et Isabella (Gong Li) à La Havane, qui ressemble dans un premier temps à une échappée belle, hors du temps et loin des sordides trafics, mais qui se solde par la révélation désespérante, opérée par la jeune femme elle-même, que ce petit paradis appartient en fait, comme le reste, au baron de la drogue Jesús Montoya.
Cette aspiration à un au-delà, qui s’avère toujours illusoire, se traduit de façon récurrente par la présence d’images fantasmatiques relevant d’une esthétique publicitaire mais aussi et surtout par des plans mélancoliques de personnages de dos face à la mer, « plans océaniques », auxquels le fidèle chef opérateur de Mann, Dante Spinotti, a conféré cette profondeur si singulière par le travail sur la couleur bleue. De tels plans livrent la clé des personnages créés par le cinéaste, mais produisent aussi, par leur retour insistant, un effet de signature, ce qui en fait de « véritables blasons de l’esthétique mannienne » (p. 103).
Mann inventorie ainsi, au fil de ses films, les effets de l’Histoire et des rapports socio-économiques sur tous les aspects de la vie, professionnels, amoureux, existentiels des individus. Il en va ainsi dans la saisissante ouverture de son biopic sur le boxeur Mohammed Ali qui entrelace brillamment dans une séquence de dix minutes un concert de soul de Sam Cooke, l’entraînement du jeune boxeur, un discours de Malcolm X, des souvenirs d’enfance de celui qui s’appelait encore Cassius Clay sur fond de ségrégation raciale, tout en donnant au spectateur, par les manchettes de journaux, des nouvelles du monde. Le montage de la séquence suggère que « si le boxeur de Louisville n’a alors que 22 ans, lui et cette Amérique qui bouillonne d’injustices et de rêves de changement sont sur le point d’exploser ensemble, comme en témoigne le regard concentré d’Ali, leitmotiv visuel de la séquence, qui fixe en même temps son ballon et, au loin, un point indéfini, le court terme (son match du lendemain) et cet horizon existentiel dont il ignore encore le contenu. » (p. 128).
Mais cette porosité des individus au monde extérieur prend bien souvent la forme d’un conflit entre ce que J.-B. Thoret appelle, après Vincent M. Gaine [3], le « programme vital » et le « programme existentiel » des personnages, cette opposition « entre ce qu’ils savent faire et ce qu’ils désirent » (p. 75). Si les personnages de Mann sont des « professionnels » (titre du chapitre 4 du livre), ces men at work qui excellent à ce qu’ils font (braquer une banque, traquer des bandits, pirater un système informatique) paient en effet le prix fort de ce « rapport quasi liturgique au métier » puisque ce dernier s’effectue toujours chez eux au détriment de leur « programme existentiel » (le couple, la famille). En cela, Mann est bien en rupture avec le cinéma classique américain, dans lequel l’individu parvenait à donner du sens à sa vie par sa compétence même (p. 189). Les héros du cinéaste s’épuisent au contraire dans des quêtes que l’on sait d’emblée vouées à l’échec, ce qui finit par rapprocher des figures apparemment opposées comme celle du policier (Al Pacino) et du gangster (De Niro) dans Heat, dont Thoret souligne les nombreux effets d’écho, de part et d’autre de la loi.
Le foisonnant ouvrage de J.-B.Thoret multiplie ainsi les angles d’approche pour penser l’œuvre de Michael Mann et en suggérer des pistes d’interprétation stimulantes. En historien du cinéma américain, l’essayiste montre notamment la filiation souterraine reliant le réalisateur au Nouvel Hollywood (auquel ce dernier n’a pas participé puisqu’il était alors exilé au Royaume-Uni), mais aussi la complexité de son rapport au classicisme. Mais J.-B.Thoret s’efforce également de penser la filmographie de Mann comme un tout cohérent, l’œuvre d’un auteur. Il embrasse donc toutes ses réalisations, y compris télévisuelles, et donne sa place à un film atypique et mal aimé comme La Forteresse noire (1983), hommage à l’expressionnisme allemand, dont le cinéaste partage la conviction que le style ne relève pas de l’habillage, mais porte au contraire une vision du monde qu’il s’agit de révéler au spectateur. Les nombreuses analyses de séquences qui émaillent l’ouvrage sont de ce point de vue essentielles pour saisir l’œuvre d’un styliste comme Mann et mettre en lumière les effets d’échos qui lient entre eux certains plans de ses films, mais également certaines de ses influences filmiques ou picturales. La démarche de J.-B. Thoret oscille dès lors entre une approche chronologique – retraçant le parcours d’un cinéaste qui a creusé son sillon d’un film à l’autre –, et thématique, passant à grands bonds d’un long métrage à un autre au gré d’une pensée qui se veut, à l’image, peut-être de l’univers de Mann, réticulaire.
par , le 13 juin 2022
Nadja Cohen, « Michael Mann ou la modernité mélancolique », La Vie des idées , 13 juin 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Michael-Mann-ou-la-modernite-melancolique
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[1] Le Cinéma américain des années 1970, Les Cahiers du cinéma, 2006.
[2] 26 secondes, l’Amérique éclaboussée, Rouge profond, 2003. Le film en question est le court-métrage amateur en 8 mm réalisé par Abraham Zapruder, qui capta accidentellement l’assassinat de Kennedy lors du défilé du président à Dallas le 22 novembre 1963.
[3] Vincent M. Gaine, Existentialism and social Engagement in the Films of Michael Mann, Palgrave Macmillan, 2011.