C’est aussi une bataille mémorielle qui se livre entre la Russie et l’Ukraine. Quelle est la part de l’histoire dans la reconstitution d’un sentiment national ukrainien depuis l’indépendance recouvrée en 1991 ?
C’est aussi une bataille mémorielle qui se livre entre la Russie et l’Ukraine. Quelle est la part de l’histoire dans la reconstitution d’un sentiment national ukrainien depuis l’indépendance recouvrée en 1991 ?
Malgré une indépendance retrouvée en 1991, l’émergence d’un nouveau sentiment national en Ukraine a été longue, parfois ambiguë et souvent difficile. Dans sa volonté d’apparaître comme une force motrice dans le processus de réconciliation nationale, l’État ukrainien a dû trouver un chemin entre des mémoires divergentes pour espérer atteindre son but initial : incarner une souveraineté retrouvée, et affirmée. Cette nécessité est d’autant plus justifiée qu’elle est au centre d’une bataille mémorielle qui l’oppose à la Russie. En effet, depuis la Révolution Orange de 2004, la mémoire et la construction nationale ukrainienne sont associées de façon péremptoire et réductrice dans la propagande russe à l’extrême droite quand ce n’est pas au « fascisme ». Cette stratégie de discrédit qui s’est intensifiée avec la guerre n’a d’autre finalité que de réduire l’histoire ukrainienne à la simple expérience de la collaboration et aux horreurs de la Solution finale en Europe orientale pendant la Seconde Guerre mondiale. Plus que jamais aujourd’hui, cette mémoire apparaît en filigrane des ambitions politico-stratégiques russes qu’on retrouve à travers le discours de « dénazification ».
Devoir impossible ou construction à marche forcée ne profitant qu’à quelques acteurs issus des marges du champ politique ? Nous proposons à travers cet article d’explorer l’origine et les enjeux de construction de cette mémoire ukrainienne pour comprendre les succès et les impasses de l’éclosion du sentiment national ukrainien contemporain. C’est après plusieurs siècles de domination que l’Ukraine décide, après avoir gagné son indépendance en 1991, de s’engager dans la reconquête de sa mémoire nationale. Autrefois confisquée sinon occultée, cette mémoire retrouvée fut néanmoins imparfaite. Cherchant à acter une séparation définitive avec la Russie et valoriser la résistance séculaire d’une nation, l’Ukraine s’est ainsi emparée de figures et symboles forts propres à son histoire tourmentée. Si elles sont considérées comme héroïques, certaines figures n’en restent pas moins polémiques. À l’image de Stepan Bandera, leader du mouvement nationaliste ukrainien, celles-ci se heurtent à des mémoires jusqu’alors minimisées par rapport aux horreurs du communisme ou considérées comme étrangères comme ce fut le cas pour la Shoah ou la Grande Guerre patriotique. Entrant ainsi en concurrence, ces mémoires font le jeu de la Russie qui, non contente de mettre en scène une nouvelle mémoire faisant l’éloge de l’URSS et de sa victoire sur le fascisme pour susciter la ferveur populaire, s’emploie depuis 2014 à l’utiliser dans une optique de reconquête et de domination d’une Ukraine autrefois arrimée à sa sphère d’influence.
Lors de l’indépendance de l’Ukraine en 1991, la question d’une histoire officielle distincte de la Russie est au cœur des enjeux mémoriels. Une doctrine de renaissance nationale commence à se dessiner, avec la volonté d’ukrainiser la législation, les institutions et l’identité pour sortir de l’influence russe et unifier la population ukrainienne (Yurchuk, 2017, p. 113). À cet effet, l’Ukraine, bien que marquée par l’historiographie officielle soviétique, cherche à développer un récit national se détachant de celui de la Russie, en insistant davantage sur les souffrances subies tant par les régimes d’Hitler que de Staline (Kravchenko, 2015) et en réhabilitant des événements qui permettent de singulariser l’histoire nationale : l’horreur des crimes commis par l’URSS et la résistance ukrainienne face à ses oppresseurs historiques.
Au fil des années post-indépendance, l’histoire soviétique est progressivement présentée comme celle d’une occupation étrangère impérialiste dont l’Ukraine a été victime et ce, avant même la formation de l’URSS (Himka 2008). Mais un des traumatismes majeurs qui ressort particulièrement est celui de l’Holodomor de 1932-1933, ayant « la position la plus importante dans la martyrologie nationale ukrainienne » (Kravchenko, 2015, p. 459). Famine organisée par l’URSS, qualifiée d’« extermination par la faim », l’Holodomor a conduit à la mort de plusieurs millions d’Ukrainiens et vient cristalliser la mémoire d’un pays victime du totalitarisme soviétique, événement totalement passé sous silence – si ce n’est nié - par l’historiographie russe.
Face à cette histoire douloureuse, celle de la résistance à ces oppressions multiples permet de revendiquer la singularité historique ukrainienne. Deux cadres référentiels sont particulièrement mis en avant. Premièrement, la revendication de l’héritage cosaque qu’on peut retrouver jusque dans l’hymne national. Nébuleuse de peuples petits-russiens orthodoxes ayant fui la dureté de leur condition de paysans, les Cosaques représentent une société complexe reposant sur un système d’assemblées guerrières appelées Sitch. Ils vivaient et se voyaient en hommes libres. Ainsi, pour Maxime Deschanet (2014) « les Cosaques zaporogues vont effectivement cristalliser les mécontentements d’une population sous domination étrangère » (p. 31) en véhiculant l’imaginaire d’un peuple qui combat contre l’oppression extérieure. Leur projet politique de construction d’une forme d’État qualifié d’Hetmanat devient un idéal de protection de la paysannerie, de liberté et d’indépendance. Ce mythe particulièrement influent se retrouve notamment lors de la révolution de Maïdan de 2014 où l’organisation de la place était comparée à la sitch des cosaques zaporogues (Goujon et Shukan, 2015), les unités défensives qualifiées de sotnia (escadrons) et leurs combattants de sotnyky (idem ; Kasianov, 2015).
Deuxièmement, se pose la question controversée de la réhabilitation de figures nationalistes de l’entre-deux-guerres et de la Seconde Guerre mondiale : Stepan Bandera et, plus largement, les membres de l’Organisation des Nationalistes Ukrainiens et de l’Armée Insurrectionnelle Ukrainienne (OUN/UPA). Ces figures constituaient des forces de résistance à l’oppression soviétique. Toutefois, cette lutte les a conduits à collaborer avec l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste. Au moment de l’invasion allemande en 1941 (Himka 2013), ils ont ainsi participé aux exactions contre les populations juives et polonaises par d’importants massacres dans une logique de purification ethnique (Gomza 2015 ; Yurchuk 2017).
En contact depuis 1939 avec le Reich allemand, l’OUN entreprend une collaboration active avec celui-ci. L’idée, comme dans de nombreux pays qui croient en la victoire de l’Allemagne, est de préserver l’indépendance de l’Ukraine dans l’Europe nazie de demain. Le 22 juin 1941, encore euphorique d’une invasion allemande vécue comme une libération du joug stalinien, l’OUN-B proclame à Lviv un État ukrainien dirigé par Yaroslav Stetsko. Cette proclamation prend les Allemands de court, qui entendent coloniser l’Ukraine dans le cadre du Lebensraum. Le gouvernement est immédiatement dissous tandis que Stepan Bandera est déporté à Sachenhausen d’où il sera libéré fin 1944. Alors que l’Ukraine se trouve plongée dans la folie meurtrière nazie, est formée en 1942 dans la région de Volhynie l’Armée Insurrectionnelle d’Ukraine (UPA). Dirigée par Dmytro Klyachkivsky et Roman Choukhevytch, ce mouvement-guérilla compte environ 200 000 hommes et entreprend de protéger les villages ukrainiens des atrocités allemandes. Bien que résistant à l’occupant nazi, l’UPA procède au nettoyage ethnique du nord-ouest de l’Ukraine dans la région de Volhynie où résidait une importante minorité polonaise. Fruit d’une rivalité aussi bien entretenue par les régimes polonais, soviétique que nazi, ces massacres feront 100 000 victimes. Face à l’avancée soviétique en 1943, l’armée allemande cherche à renouer avec l’OUN et l’UPA. Courtisé au lendemain de sa libération, Stepan Bandera refuse toute compromission croyant la défaite allemande inévitable. Seuls quelques collaborateurs soutiennent l’Allemagne jusqu’aux derniers jours du régime à l’exemple de la SS Galicie, formée de volontaires ukrainiens qui, loin de forcément adhérer à l’idéologie national-socialiste, cherchaient à bâtir à terme une nouvelle armée nationale. Luttant de manière autonome face aux Soviétiques, l’UPA cesse ses activités en 1950 date à laquelle Roman Choukhevytch est assassiné à Lviv par un agent du NKVD. Quatre ans plus tard, Stepan Bandera connaît le même destin à Munich. Malgré leur histoire chaotique et leur itinéraire pour le moins complexe, l’OUN et l’UPA sont rentrées dans l’histoire ukrainienne. L’UPA est au même titre que les Cosaques un symbole fort du nationalisme ukrainien à travers la lutte armée pour l’indépendance, le miroir de toutes les tentations souverainistes exprimées depuis.
Ce sont ces différentes références historiques qui alimentent fortement le récit d’indépendance et d’autonomisation vis-à-vis de la Russie. Cette perspective d’unité nationale n’est pas sans rappeler le « résistancialisme » post-guerre de la France. Après la Seconde Guerre mondiale en Ukraine, une partie de l’opinion publique ukrainienne s’inscrivait d’ailleurs déjà dans cette démarche, et l’historien Alexander Motyl (2010) l’évoque sans détour :
Le mouvement de résistance nationaliste d’après-guerre a bénéficié d’un vaste soutien parmi la population ukrainienne de l’Ukraine occidentale précisément parce qu’elle représentait l’opposition au stalinisme et symbolisait la cause de la libération nationale […] La diabolisation des nationalistes par les Soviétiques a favorisé et créé une l’image d’une bande de sauvages égorgeurs sans aucun programme politique ou idéologique sauf pour la mort et la destruction (p. 8).
Dès lors, dans l’Ukraine post-soviétique, si la politique officielle de la mémoire menée sous les présidences Kravtchouk (1991-1994) et Koutchma (1994-2005) se veut prudente en associant un pouvoir resté entre les mains de l’ancienne élite communiste à une façade de symboles nationaux promus par les groupes nationaux-démocratiques, les années Ioutchtchenko (2005-2010) ont cependant accéléré la « bandérisation » de la mémoire nationale. En soulignant son patriotisme, sa solidarité nationale, son abnégation et son engagement idéaliste envers des valeurs et des objectifs communs (Riabchuk, 2010), l’administration Iouchtchenko a nommé à titre posthume « Héros de l’Ukraine » Stepan Bandera ainsi que les principaux membres et théoriciens de l’OUN. En 2006 est également lancée une campagne visant à reconnaitre officiellement, par le biais d’un vote au Parlement, l’Holodomor comme génocide tout en cherchant à détruire tous les symboles du passé soviétique (Kasianov, 2015). Ces mesures sont certes symboliques, mais démontrent les logiques du nationalisme en Ukraine sur des questions mémorielles sensibles jugées prioritaires. La révolution du Maïdan et la guerre contre le séparatisme du Donbass n’ont fait que parachever cette réappropriation de la mémoire. Dans ces contextes, l’histoire de la collaboration avec l’Allemagne nazie devient un enjeu majeur des politiques mémorielles nationales.
L’enjeu de la mémoire de la Shoah : une reconnaissance progressive
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, l’Ukraine a été le théâtre du massacre des Juifs notamment dans ce qui a été appelé la « Shoah par balles ». 1,55 million de Juifs ukrainiens ont été exterminés entre 1941 et 1944 (Ackerman et de Lara, 2018) et entre 30 000 et 40 000 Ukrainiens auraient pris part à ces meurtres (Dieter Pohl, cité par Himka, 2013). Cette participation à l’entreprise génocidaire nazie est minimisée par la mémoire officielle qui doit poursuivre un effort nécessaire pour « faire face au passé » (Yurchuk, 2017, p.108). En effet, une frange traditionnaliste du récit national refusait de reconnaître la responsabilité de l’Ukraine dans la Shoah afin de ne pas entacher l’histoire du pays. Toutefois, face à eux, leurs opposants se sont investis dans cette réhabilitation mémorielle. Plusieurs politiques ont été instituées, notamment sur le site de Babi Yar où 33 771 Juifs ont été tués les 29 et 30 septembre 1941. Au lendemain du Maidan, dans un contexte de guerre, les lois Symonenko dites de « décommunisation » de 2015 ont donné un nouvel exemple de cette volonté de sortir du joug mémoriel russe en condamnant les crimes totalitaires à la fois du nazisme et de l’URSS, en interdisant aussi bien leurs symboles que certaines organisations qui se réclament de cet héritage comme le Parti Communiste d’Ukraine.
Ainsi, la Shoah n’est pas niée par le récit national ukrainien, mais tend à être placée sur une même échelle que les crimes subis par l’URSS. Une telle équivalence peut surprendre, surtout dans les États d’Europe occidentale qui n’ont pas connu le communisme et ses horreurs. Comme le rappelle Emmanuel Droit : « La mémoire de la Shoah représente un critère d’inhumanité auquel se réfère la conscience moderne, chaque fois qu’elle craint de s’égarer. De l’autre, les nouveaux membres est-européens de l’Union européenne mettent en avant la mémoire douloureuse de l’occupation soviétique incarnée par le Goulag qui constitue leur étalon de mesure. L’Occident considère la Shoah comme le souvenir central de l’Europe, tandis que cette perspective est critiquée par les Européens de l’Est qui pensent que les occidentaux relativisent le communisme. En retour, les Occidentaux dénoncent l’antisémitisme des Européens de l’Est, car la remise en cause de la singularité de la terreur nazie est jugée comme une relativisation de la Shoah » (2007, p.120). Se considérant à la fois comme victime du nazisme et du stalinisme (Kravchenko, 2015), l’Ukraine se retrouve dès lors sur deux fronts mémoriaux. À défaut de privilégier l’un d’entre eux, elle les inclut dans un seul et même continuum de catastrophes nationales dont les crimes staliniens seraient l’acmé. On remarque à cet effet que ces lois ont été critiquées par plusieurs spécialistes de l’histoire ukrainienne parce qu’elles n’allaient pas assez loin dans la désignation et l’interdiction des mouvements extrémistes ukrainiens. Toutefois, la responsabilité de l’Ukraine et l’importance de sa collaboration ont été fortement extrapolées par le récit russe pour alimenter l’idée d’une Ukraine historiquement fasciste. Cela en s’appuyant sur cette idée que l’Ukraine nierait cette partie de son histoire. Dans un long fil twitter datant du 18 mars 2022, Anna Colin Lebedev explique pourtant que « la très grande majorité des soldats ukrainiens ont combattu les nazis au sein de l’Armée rouge (plus de 4 millions). Environ 200 000 ont combattu aux côtés de l’Allemagne nazie. Ça fait maximum 5 % de pro-nazis parmi les combattants ». Elle dénonce l’extrapolation selon laquelle l’Ukraine entière serait collaborationniste et rappelle que « le débat intellectuel est ouvert en Ukraine, la société travaille sur son passé ». Cet effet d’amplification permet à la Russie de mobiliser un récit antifasciste de la Grande Guerre patriotique en usant abusivement de l’épisode de la collaboration pour venir justifier l’injustifiable : l’invasion massive de l’Ukraine.
Face à un récit mémoriel ouest-européen qui donne une place centrale à la mémoire de la Shoah et la lutte contre sa négation, et un récit mémoriel est-européen (y compris ukrainien) aspirant à faire reconnaître les atrocités commises tant par l’URSS que par le nazisme, l’histoire officielle russe insiste, elle, sur le récit de la « Grande Guerre patriotique » qui revendique le monopole de l’antifascisme (Galai 2019). Ce récit héroïque de la Seconde Guerre mondiale d’une URSS pourfendeuse du nazisme permettait à partir de l’époque du Haut-Stalinisme (1945-1953) d’insister sur la supériorité de son système politique tout en n’autorisant aucune critique (Yurchuk 2017, p. 108). Il contribuait ainsi à une double occultation. D’abord celle de ses crimes, dont la terreur d’État et l’Holodomor. Mais également celle de la multiplicité ethnoculturelle de l’URSS : les soldats de l’armée rouge étaient soviétiques avant tout, de même que les victimes du nazisme. Avec l’avènement de Vladimir Poutine et le renouveau du nationalisme russe à l’issue de l’annexion de la Crimée, ce discours fait à nouveau partie intégrante du narratif russe contemporain. Narratif qu’elle dirige contre l’Ukraine.
La Russie mobilise abondamment ce narratif antifasciste pour contester toute velléité d’éloignement de l’Ukraine de sa sphère d’influence. Dès 2004, la révolution Orange et le leadership ukrainien étaient qualifiés de « fascistes » (Yurchuk 2014, 2017). Motivé par des enjeux de distinction dans le champ politique et aspirant à un apaisement des tensions avec la Russie, la Présidence ukrainienne de Ianoukovitch (2010-2014) a ainsi été marquée par un retour vers ce mythe en opposition aux politiques mémorielles ukrainiennes précédentes. Le président a ainsi affirmé que l’Holodomor n’était pas un génocide et a voulu retirer les titres de Héros de l’Ukraine à Bandera et Choukhevytch (Kasianov 2015). Finalement, à la suite de sa destitution en 2014, ce récit antifasciste a largement influencé la perception des séparatistes, reprenant ouvertement la rhétorique du Kremlin. L’association du pouvoir ukrainien au fascisme devient un outil majeur de déstabilisation du pays attaqué. L’idée de lutte contre un « génocide » qui serait perpétré dans le Donbass et l’objectif de « dénazifier l’Ukraine » sont des échos directs à ce narratif de la Grande Guerre patriotique afin de manipuler l’opinion et justifier son agression. Or, la confrontation de l’armée de Poutine à la résistance ukrainienne montre aujourd’hui aux forces russes qu’elles ne viennent pas libérer le pays qu’elles attaquent. On est loin de l’imaginaire des scènes de liesse de la libération de la Seconde Guerre mondiale. Cela montre ainsi tout le décalage entre l’instrumentalisation de la mémoire par les autorités russes, avec la croyance que tout ce qui soutient un mouvement d’autonomie en Ukraine est fasciste, et la réalité politique du pays qu’elles attaquent. Ce qui est finalement nié par la Russie, c’est l’existence même d’une identité et d’une nation ukrainiennes (Arel 2022).
Ainsi, pour appuyer son discours de dénazification, le Kremlin procède aux mêmes raccourcis que ceux assimilant la collaboration de la Seconde Guerre mondiale à l’Ukraine entière en exagérant l’importance de l’extrême droite radicale ukrainienne contemporaine. Cette importance est largement fantasmée et constitue cette « goutte de poison » dont parle Anna Colin Lebedev (2022) dans une Ukraine qui se construit dans un pluralisme politique vif. Surtout, le nationalisme ne peut être rattaché qu’à l’extrême droite et revêt, dans ces contextes historique et contemporain, une pluralité de sens, éloignés de celui qu’on pourrait lui accorder de manière générique dans nos sociétés occidentales.
La construction nationale est restée compliquée dans le strict cadre ukrainien. Dominée par l’influence et la répression russes après l’occupation allemande, l’Ukraine a peiné à bâtir une communauté culturelle suffisamment forte pour voir émerger en son sein une conscience temporelle et territoriale. C’est en ce sens qu’Ivan Rudnytsky (1963) qualifie l’Ukraine dans « The Role of Ukraine in Modern History » de nation « non-historique » ou que Taras Kuzio (2002) parle de « colonie » et ce d’autant plus que les élites polonaises, russes puis soviétiques, encouragèrent les Ukrainiens à adopter avec passivité leur identité et leurs valeurs à force d’acculturation et de répression. Compte tenu du poids de l’histoire et de ces influences extérieures multiples, le nationalisme ukrainien se déclinait jusqu’en 2014 en quatre tendances majeures : une première, chauvine, défendue par l’extrême-droite et fondée sur l’appartenance à une « ethnie » ukrainienne. Une deuxième, post-soviétique et néo-impériale, ancrée dans une vision pan-slave proche de celle défendue en Russie par le mouvement néo-eurasiste d’Alexandre Douguine des origines et le parti Libéral-Démocrate de Vladimir Jirinovsky. Une troisième, centriste, héritée de la période Kuchma où la nation est civique, mais dotée d’un particularisme ethnique sur lequel les oligarques se sont appuyés pendant sa présidence de 1991 à 2005. Et enfin, une version occidentale et civique, tournée vers l’Europe et la démocratie. Avant le déclenchement de la guerre dans le Donbass, ce découpage s’enracinait dans une division interne du territoire ukrainien où l’on observait à l’Ouest, un pôle pro-ukrainien de confession gréco-catholique et engagé dans la préservation de la langue ukrainienne ; à l’Est, un pôle orthodoxe et de langue russe, attaché majoritairement à son passé soviétique ; et au centre du pays, un « marais » tiraillé entre ces deux pôles. C’est d’ailleurs dans ce territoire que se mélangent en grande partie les populations et les nationalismes des deux pôles précédents.
Assimiler le nationalisme ukrainien à l’extrême droit est donc une démarche hâtive. Il est aussi protéiforme que l’ensemble du spectre politique ukrainien. Idée renaissante à la suite de l’effondrement du bloc soviétique, le nationalisme dans l’espace post-soviétique constitue un phénomène complexe et méconnu qui se décline en beaucoup de chapelles et de courants encore difficiles à inventorier. Selon Marlène Laruelle (2007), le nationalisme dans l’espace post-soviétique laisse apparaître « non seulement l’établissement d’une typologie et d’une terminologie propres à chaque auteur, mais également l’engagement politique sous-jacent de certains d’entre eux » (p. 1). Même si la chercheuse y voit un prolongement du nationalisme soviétique du XXe siècle, elle sous-entend que le degré de radicalité peut permettre de différencier les mouvances. Cette radicalité se définit selon la place qu’occupe « le thème national » et ainsi, citant P.-A. Taguieff, par l’importance de « l’auto-défense identitaire » (p.2) en son sein. Du poète Taras Chevtchenko (1814-1861), considéré comme l’un des pères spirituels de l’identité ukrainienne, ou de Stepan Bandera (1909-1959), perçu, selon les points de vue, comme un grand patriote ou comme un collaborateur des nazis, il existe toute une gamme de nationalismes.
Le nationalisme ukrainien est donc protéiforme, un kaléidoscope d’influences de références et d’ambitions. La guerre dans le Donbass, l’annexion de la Crimée et la création de nouvelles entités territoriales autoproclamées à l’Est (les Républiques Populaires de Donetsk et de Lougansk) l’ont encore plus complexifié. Ces événements violents ont mis en échec le projet de l’État central ukrainien de regrouper les membres d’une même nation. Ils ont libéré les nationalismes les plus divers, et transformé en profondeur le nationalisme ukrainien dans ses paradigmes. Celui-ci devient civique et non ethnique. En effet, au cours de la guerre et de la reconstruction de l’État, les barrières entre les nationalismes se sont rapidement érodées. Il n’y a plus de « bon » et de « mauvais » nationalismes. Par ailleurs, les partis politiques ukrainiens se sont recentrés sur un discours nationaliste avec pour but de fédérer et mobiliser le peuple et les électeurs autour de l’effort de guerre. Jusqu’alors monopole des partis d’extrême droit comme l’Union Panukranienne « Liberté » et Secteur Droit, le discours nationaliste a donc été repris par d’autres partis tels que Samopomitch, Bat’kivchtchyna ou même Ukrayins"Ke Ob’yednannya Patriotiv (UKROP). Ces derniers sont même allés jusqu’à proposer aux législatives de 2014 des candidats issus des rangs de l’armée et des bataillons de volontaires comme Aïdar avec Nadia Savtchenko. Il s’agissait pour eux de montrer qu’ils intégraient pleinement dans leur démarche politique la lutte contre les séparatistes et les Russes. Les idées nationalistes devenaient donc le fonds de commerce des partis traditionnels ukrainiens avec un risque de dénaturation des idéaux et de surenchère. Ceci était visible jusque dans une partie de la nouvelle gauche qui a orienté certains de ses positionnements vers des questions davantage d’ordre nationaliste qu’internationaliste (Ishchenko 2020) sans pour autant se séparer de ses aspirations libérales. Dans ce contexte d’agression, le discours nationaliste s’est disséminé dans le reste de la sphère politique et de la société civile. Ces idées sont progressivement devenues mainstream. Un socle commun ressort finalement : celui d’un nationalisme civique soutenu par un patriotisme défensif face à la Russie. L’invasion massive de l’Ukraine à partir du 24 février 2022 par l’armée russe a contribué à renforcer ce phénomène par l’unité d’une population autour d’un même désir de reconnaissance de la souveraineté et de l’existence nationale de l’Ukraine. Dans ce contexte où la nation ukrainienne doit être redéfinie, car elle est remise en question, des formations comme le régiment Azov avec leurs idées et leurs représentations issues de l’extrême droite ont tendance à être davantage visibles. Le cheminement d’Azov vers la politique paraît donc peu surprenant, mais pas moins difficile au regard du spectre très large de l’extrême droite ukrainienne et des nationalismes.
Vecteur principal de cohésion, l’histoire demeure importante dans l’élaboration et la structuration de l’idée nationale ukrainienne. En temps de crise, la mobilisation du récit historique comme référence commune à un peuple permet d’exalter son patriotisme en vue de surmonter les épreuves subies. Dès lors, malgré leur visage de Janus, c’est surtout parce que l’OUN et l’UPA ont été frappés de l’anathème soviétique qu’ils ont été réhabilités par le régime ukrainien. L’Ukraine s’est construite, non sans difficulté, par opposition à ce passé soviétique, réhabilitant tout ce qui a pu montrer cette force de résistance à son oppresseur historique. Sa responsabilité dans la collaboration n’est pourtant pas niée, malgré les accusations de la Russie. Mais l’histoire de la Shoah est placée sur la même échelle que les horreurs de l’URSS. Si la révolution du Maïdan n’a pas fait disparaître du jour au lendemain cette problématique difficile propre aux effets de structures mémorielles post-soviétiques, elle a marqué une accélération du rejet des stéréotypes propres au nationalisme des années 1990. Avec ses aspirations europhiles occidentales, elle est considérée comme une renaissance et même une redécouverte du sentiment national ukrainien. Aussi vit-on en 2014, parallèlement à l’affirmation de l’identité ukrainienne – par les couleurs nationales, la mise en avant de l’hymne national ou de slogans patriotiques -, la reprise du Leninapad (la destruction des statues de Lénine) même dans les régions orientales du pays. En réaction, les républiques séparatistes du Donbass avaient mis rapidement en place une contre-offensive avec une imagerie et une dialectique soviétiques construites autour du schéma d’un Donbass considéré durant toute l’URSS comme un paradis prolétarien bénéficiant du soutien des populations locales. Pour les séparatistes, cette propagande visait l’émergence d’une idée nationale distincte. En retour, l’État ne pouvait qu’adopter une démarche similaire pour fédérer l’ensemble des Ukrainiens, à travers des figures fortes qui symbolisent avant tout l’idée d’une résistance sur le long terme (antidotes à toute velléité de fragmentation). Comme le dit l’historien Eric Hobsbawm (1983), l’invention des traditions et des récits historiques, en établissant une continuité entre un passé, un présent et un avenir, permet de légitimer le pouvoir et le contrôle d’une nation et d’établir une cohésion sociale. Cette réappropriation de son passé contribue à faire comprendre que l’Ukraine écrit en ce moment même un chapitre décisif de son roman national.
par & , le 17 mai 2022
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• Zaitsev, Oleksandr « Fascism or Ustashism ? Ukrainian Integral Nationalism of the 1920s-1930s in Comparative Perspective », Communist and Post-Communist Studies, 48, 2015, pp. 183-193.
Bertrand de Franqueville & Adrien Nonjon, « Mémoire et sentiment national en Ukraine », La Vie des idées , 17 mai 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Memoire-et-sentiment-national-en-Ukraine
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