La déshumanisation des migrants est rendue hyper-visible dans les images médiatiques. F. Mazzara propose d’y résister en explorant les démarches d’artistes et d’activistes entreprises dans l’île de Lampedusa et ses alentours.
À propos de : Federica Mazzara, Reframing Migration. Lampedusa, Border Spectacle and Aesthetics of Subversion, Peter Lang
La déshumanisation des migrants est rendue hyper-visible dans les images médiatiques. F. Mazzara propose d’y résister en explorant les démarches d’artistes et d’activistes entreprises dans l’île de Lampedusa et ses alentours.
Au cours des vingt dernières années, plus de 20 000 personnes ont péri noyées dans le canal de Sicile. Le mois d’octobre 2013 a marqué un tournant médiatique dans ce drame. Il correspond à la disparition de 368 Érythréens au large de l’île de Lampedusa et au début de la spectacularisation des morts en Méditerranée que l’anthropologue Nicholas De Genova (2015) a qualifiée de « Spectacle de la frontière ». Le récent ouvrage de Federica Mazzara, spécialiste de la communication interculturelle à l’Université de Westminster, dépassionne le débat en le plaçant dans la perspective de cette petite île italienne et en examinant les stratégies inventées par des activistes et des artistes pour contrecarrer le sensationnalisme dominant. Pour Mazzara, il s’agit de celui qui est charrié par « L’imagerie relative à l’eau, aux noyades, aux cadavres flottants et échoués sur le rivage, et, bien sûr, aux bateaux en bois ou gonflables surchargés et non praticables qui ont saturé l’esprit des spectateurs exposés au spectacle de la frontière entretenu par les médias » (p. 16).
L’objet de Reframing Migration. Lampedusa, Border Spectacle and Aesthetics of Subversion est opportun, car il dépasse les critiques généralement adressées à la couverture médiatique de la « crise » pour présenter des approches visuelles alternatives. Sous la forme d’un prolongement matériel de son livre, l’autrice a donné à voir ces œuvres en organisant à l’occasion de la sortie du livre l’exposition Sink Without a Trace (Couler sans laisser de traces) avec l’artiste Maya Ramsay à la Galerie londonienne P21.
En ouverture, Mazzara dresse un portrait saisissant de Lampedusa. Minuscule portion de l’Union Européenne au large des côtes libyennes et tunisiennes, le quotidien de l’île se déroule de façon schizophrénique, entre les activités d’un paisible lieu de villégiature pour touristes et celles d’une colonie pénitentiaire pour migrants de passage. En s’intéressant au travail de terrain mené depuis 2009 par le collectif Askavusa pour résister au processus de militarisation de l’île, elle égratigne la position des humanitaires qui, malgré leur opposition au discours dominant, l’alimentent par leur usage des mêmes images victimisantes. Mazzara s’attarde en particulier sur les commémorations de la tragédie du 3 octobre 2013 organisées annuellement par les autorités locales. Celles-ci constituent un moment révélateur du déploiement du spectacle de la frontière. En 2014, pour la commémoration de la première année, les institutions italiennes ont mis en place un spectacle compassionnel sous les caméras de la RAI TV auquel ont participé le pape François, plusieurs célébrités, dont l’acteur hollywoodien Richard Gere, et l’équipe des garde-côtes. Lors du défilé et des discours officiels, on s’est bien gardé d’évoquer la négligence des autorités qui ne répondirent pas à l’appel de détresse lancé par un navire situé à 500 mètres de la rive. On n’a pas non plus convié à la cérémonie les véritables sauveteurs qui, sans succès, ont mis en cause la responsabilité des garde-côtes dans la catastrophe. Les funérailles organisées au lendemain de la tragédie ont également été l’occasion d’un apitoiement surjoué des autorités. Meron Estefanos et le père Mussie Zerai, deux Érythréens ayant aidé les familles des victimes après le naufrage et dont la parole a été portée par Askavusa, voient dans ces funérailles un « truc arrangé à la convenance des politiciens ». Ils ont témoigné au collectif le fait qu’aucun survivant n’a été autorisé à assister à la cérémonie alors que Zemede Tekle, ambassadeur d’Érythrée en Italie dont le régime a conduit les victimes au départ, a été reçu avec pompe, ne faisant qu’aggraver le chagrin des familles.
En s’appuyant sur l’analyse des processus de « visibilisation » et d’« invisibilisation » formulée par le philosophe Jacques Rancière (2008 ; 106), Mazzara s’efforce donc de reformuler le spectacle de la frontière en ménageant une tribune pour les contre-discours. Pour ce faire, elle consacre une large partie de son étude à l’examen de diverses approches artistiques rassemblées dans la notion d’« esthétique de la subversion ». Les œuvres qu’elle rassemble sous cette appellation ont pour vocation de renverser les représentations stéréotypées et « objectivantes » diffusées par les médias grand public. Mazzara emprunte également la notion d’« esthétique migratoire » à l’artiste et théoricienne hollandaise Mieke Bal (2007), pour désigner ce champ de la production artistique contemporaine.
Sans faire de distinction entre « esthétique de la subversion » et « esthétique migratoire », l’universitaire consacre l’essentiel de l’ouvrage au panorama des productions qu’elle a exposées à la galerie P21. Elle propose une typologie, reprise pour l’essentiel dans le chapitrage du livre, qui catégorise ces œuvres en plusieurs rubriques telles que « Contrecarrer le trajet », « Contre-commémoration » et « Contre-récits ». Les chapitres sont autant de compilations thématiques comme par exemple « L’art de recycler les restes des migrants ». Un large développement est également consacré à des œuvres qui cherchent à empêcher l’anonymat des disparus en Méditerranée. L’effort de description de ce champ esthétique est tout à l’honneur de Mazzara et la classification qu’elle opère rassemble pertinemment les œuvres recourant à des thématiques ou des procédés similaires. Cependant, à l’exception de l’artiste star Ai Weiwei, on regrettera que le corpus soit pour l’essentiel limité aux œuvres exposées par l’autrice elle-même sans les mettre en dialogue avec d’autres œuvres récentes qui reprennent des procédés ou des thèmes similaires.
À titre d’exemple, Mazzara cite le procédé du cyanotype tel qu’expérimenté par l’artiste slovaque Tamara Kametani. Selon la spécificité de ce procédé photographique, en l’absence de fixateur, les images disparaissent progressivement à la lumière du jour pour laisser place à des monochromes bleus qui rappellent la couleur de la mer.
Le plasticien Émeric Lhuisset l’a également exploré à l’occasion de la série photographique L’Autre Rive. Les 43 cyanotypes qui composent la série ont été réalisés depuis l’Irak et la Syrie, pays de départ des exilés, jusqu’à leurs pays de destination en Allemagne, au Danemark et en France. La série a fait l’objet d’une monographie éditée en 2017 aux éditions André Frères et de nombreuses expositions notamment à la Biennale de la photographie de Brighton. Lhuisset a dédié la série à son ami Foad, mort noyé en Méditerranée.
Pour ce qui est des regroupements thématiques, le corpus de l’exposition aurait pu être mis en perspective avec d’autres œuvres contemporaines traitant de sujets similaires. On pensera par exemple à la grande installation de l’artiste colombienne Erika Diettes, Relicarios (Reliquaires), qui aurait aussi pu être mentionnée de façon transversale pour la façon dont elle commémore les disparus (la « contre-commémoration ») en magnifiant des objets quotidiens qui leur ont appartenu (« l’art de recycler les restes »).
En matière de recyclage, Mazzara revient donc sur les créations d’Ai Weiwei qui a fréquemment réutilisé les gilets de sauvetage abandonnés par les rescapés dans des œuvres monumentales telles que l’enveloppement des colonnes du Konzerthaus de Berlin à l’occasion de la 66e édition du festival international de cinéma. Y voyant davantage des productions de nature ornementale que subversive, Mazzara observe qu’elles se contentent de réitérer le sensationnalisme des images médiatiques et viennent renforcer le « spectacle de la statistique » déjà véhiculé par les gouvernements. L’expression renvoie à celle de « spectacle de la frontière » empruntée à De Genova. Bien qu’elle reprenne l’expression dans le titre de l’ouvrage, l’autrice se contente de la définition citée plus haut (p. 16), reprise sans plus d’approfondissements et de façon quasi identique à la page 195. Or, certaines œuvres du corpus de « l’esthétique de la subversion » utilisent précisément comme support des restes de « bateaux en bois […] qui ont saturé l’esprit des spectateurs », des corps, par exemple Leave or Remain de Maya Ramsay ou Distant Neighbours-T06114 de Lucy Wood.
Toutefois, Mazzara s’intéresse à des projets artistiques qui offrent une voix et des visages aux migrants. Elle cite en particulier le film Exodus réalisé en 2016 par James Bluemel. Ce documentaire est composé d’une série de témoignages captivants, filmés par des migrants de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan à l’aide de simples téléphones portables durant leur parcours vers l’Europe. Mazzara fait une analogie entre Exodus et des actes d’émancipation des exilés qui, en 2009, 2011 et 2016, ont protesté au sein des centres de détention de Lampedusa contre les conditions d’emprisonnement inhumaines dont ils font l’objet. Dans le prolongement de ces « actes de citoyenneté », la chercheuse évoque la nouvelle échelle de lutte imaginée par ses collègues londoniens de l’Université Goldsmith au travers du groupe Forensic Oceanography. Charles Heller et Lorenzo Pezzani, les membres fondateurs, adressent depuis 2011 un « regard désobéissant » sur les violations des droits de l’homme commises par les États membres de l’espace Schengen en Méditerranée. Ils ont lancé la plateforme cartographique en ligne Watch the Med qui localise les zones de recherche où ont lieu les traversées des migrants et dont les autorités ont la responsabilité.
On le voit, en matière de migration, la frontière est mince entre recherche académique, création artistique et activisme. Aussi, quelques lignes auraient pu être consacrées aux questionnements éthiques soulevés par les actes artistiques qui assument d’offrir une commémoration aux personnes disparues.
Malgré ces quelques réserves, l’ouvrage de Federica Mazzara constitue une excellente introduction aux diverses approches artistiques qui s’efforcent de renouveler le champ visuel trop restreint servi par les médias. La diversité des œuvres étudiées et la riche bibliographie dont l’ouvrage est assorti constituent autant de pistes pour prolonger sa réflexion. Dans la mesure où ces images dominantes influent sur la construction de frontières autant mentales que physiques, le livre ouvre une fenêtre salutaire pour régénérer nos imaginaires engourdis.
par , le 29 janvier 2021
• Bal, Mieke, « Migratory Aesthetics », Another Publication, Francfort : Revolver Publishing, 2007, p. 13-19.
• De Genova, Nicholas, « The Border Spectacle of Migrant Victimisation », Open Democracy, 20 May 2015, [Consulté le 30 novembre 2020].
• Rancière, Jacques, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008.
Elsa Gomis, « Lampedusa dans l’œil de l’art contemporain », La Vie des idées , 29 janvier 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Mazzara-Reframing-Migration
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