Il est des classiques que tout le monde connaît et que (presque) personne n’a lus. Et d’autres que peu de gens connaissent, mais que tout le monde devrait lire. L’ouvrage de Georges Liénard et Émile Servais faisait jusqu’à présent partie de la seconde catégorie, dans l’Hexagone du moins. Issu d’une thèse de sociologie effectuée en binôme, Capital culturel et inégalités sociales a en effet été publié en Belgique en 1978. Soit un an avant la parution de La Distinction de Pierre Bourdieu et huit après celle de La Reproduction de ce dernier avec Jean-Claude Passeron, vis-à-vis desquels il présente de fortes similitudes, tant sur le fond que sur la forme [1]. Cela n’est pas complètement fortuit, car comme le raconte Georges Liénard [2] dans un entretien publié en postface de cette nouvelle édition, les deux comparses avaient fréquenté le Centre de sociologie européenne alors dirigé par Bourdieu et longuement échangé notamment avec Jean-Claude Chamboredon [3], auteur avec Jean Rémy, leur « promoteur » [4], de la préface de l’édition originale. L’épithète de « salutaire » qu’emploie Stéphane Bonnéry dans la nouvelle préface qui accompagne cette réédition française, pour qualifier cette dernière n’apparaît à la lecture pas si emphatique, tant les analyses qui développent les auteurs gardent toute leur acuité et leur intérêt pour quiconque s’intéresse aux mécanismes fins de la reproduction sociale [5] près d’un demi-siècle après l’enquête sur laquelle elles prennent appui [6].
De la classe à la maison
La réédition numérique « augmentée » et en accès libre de cet ouvrage que propose aujourd’hui Bibliothèque idéale des sciences sociales arrive ainsi à point nommé pour réparer une lacune de la sociologie française de l’éducation, et au-delà pour alimenter le débat public sur cette thématique, trop souvent focalisé sur la seule institution scolaire. Là où Bourdieu et Passeron s’étaient eux-mêmes concentrés sur cette dernière, Liénard et Servais proposent en effet de déplacer la focale sur les familles, à partir de l’étude approfondie de 80 d’entre elles résidant dans la région de Liège, en Wallonie, auprès desquelles ils ont combiné entretiens approfondis, observations et passation de questionnaires pour saisir simultanément la structure familiale, l’organisation de la vie domestique et les pratiques éducatives.
L’ouvrage s’organise de manière apparemment assez classique en trois parties, qui se divisent elles-mêmes en trois chapitres chacune. La première expose ainsi le cadre théorique et méthodologique, dont les auteurs assument d’emblée le caractère bricolé (p. 26) [7], au sens lévi-straussien du terme [8]. De même assument-ils le fait d’être partis d’une question « pratique et/ou politique » posée alors par le Ministère de la Culture français aux laboratoires de sociologie et ainsi formulée : « étant donné qu’on admet généralement aujourd’hui que les inégalités devant la culture apparaissent dès la petite enfance, peut-on faire quelque chose et comment pour remédier aux handicaps que laisse subsister une politique de démocratisation culturelle ? » (p. 28). À défaut de se substituer aux décideurs publics, les apprentis sociologues ont pris au sérieux l’importance de l’éducation pré-scolaire comme pratique de transmission culturelle dont l’influence pouvait être aussi cruciale que durable dans le devenir social. Les auteurs reprennent à leur compte l’appareil conceptuel alors élaboré par Pierre Bourdieu et ses proches, en termes de capitaux, culture légitime, habitus, hexis [9] ou encore ethos de classe, pour ne citer que ceux-là, mais loin de se contenter de le plaquer sur leurs observations et les discours recueillis, ils les emploient pour analyser finement ces dernières, n’hésitant pas à s’attarder longuement sur une seule phrase ou expression employée par leurs enquêtés et à produire tableaux, diagrammes ou schémas minutieux pour restituer la cohérence de la structure familiale sur plusieurs générations ou de l’organisation spatiale du logement au regard des stratégies éducatives. Ils résument ainsi leur démarche :
Ainsi donc, en misant d’une part sur une observation minutieuse du quotidien et du quotidien familial et en s’obligeant d’autre part à interpréter les observations en les reliant non seulement entre elles, mais aussi à leurs conditions sociales de possibilité pour en dégager les principes qui les sous-tendent indépendamment de la conscience qu’en ont ceux dont elles émanent, on échappait sans doute un peu à la tentation d’instaurer le subjectivisme des agents ou du sociologue comme principe d’explication. (p. 32)
Lignes de reproduction
Le troisième chapitre rend particulièrement bien compte du travail de bénédictin apporté au traitement des données recueillies par questionnaire à une époque où n’existaient pas tous les outils informatiques disponibles aujourd’hui, mais qui constitue avant tout un travail de cadrage et de classification des familles étudiées en fonction des différentes espèces de capitaux qu’elles détiennent et des déplacements sociaux intergénérationnels. Le cœur de l’analyse se situe en effet les pratiques fines de transmission à l’échelle des générations actuelles. La deuxième partie de l’ouvrage propose ainsi successivement la monographie de trois familles considérées comme typiques respectivement des classes supérieures, moyennes et populaires en analysant leurs pratiques éducatives au prisme de leurs conditions d’existence. Chaque portrait de famille débute par la présentation de la lignée économique et culturelle du groupe avant d’en venir aux modes de vie et d’éducation. La famille de classe supérieure se caractérise ainsi par son « aisance sociale » dont les pratiques relationnelles se caractérisent par le principe suivant : « être entre soi avec les siens, conseiller et aider les gens de position moyenne, payer et se payer des gens de position inférieure » (p. 74). Ces pratiques d’élection/sélection qui consistent à marquer la frontière entre les siens et les étrangers se traduisent par une mise en scène permanente de son « excellence sociale » qui irrigue l’ensemble des activités, y compris de loisir. Connivence vis-à-vis de ses semblables et commandement à l’égard des « étrangers », considérés implicitement comme inférieurs, résument la teneur des relations à l’égard de l’extérieur, y compris l’école, investie à partir de l’association des parents d’élèves.
C’est en reconstituant ensuite l’ensemble des activités qui structurent le quotidien de cette famille, jusqu’aux plus anodines, que les auteurs proposent ensuite de mettre à jour l’ethos, autrement dit un « système des principes implicites sous-tendant les pratiques » (p. 441), partant du principe que « l’ensemble des habitudes que l’enfant incorporera par un long travail de familiarisation, dans des domaines aussi apparemment différents que le manger, les récompenses, les punitions, les services qu’il lui plaît de rendre, les tâches qu’il doit accomplir, le port des habits, la possession d’une plante, la natation et la connaissance de son corps et du corps sexué des autres, laisse apparaître leur raison et manière d’exister lorsqu’on essaie de découvrir, en les intégrant dans la structure des interactions sociales du milieu de vie et en les reliant aux conditions de vie du groupe familial, leur fonction de transmission des pratiques et des valeurs de classe spécifiques aux fractions supérieures des classes supérieures » (p. 109). Dit autrement, c’est en reliant ces pratiques qui isolément peuvent paraître innocentes ou « gratuites », comme les conversations-repas ou les olympiades familiales, que l’on peut saisir leur cohérence et leur intégration dans un système d’apprentissage des hiérarchies sociales et de sa position dans ces dernières.
Le même exercice est répété à propos d’une famille de classe moyenne en (petite) mobilité ascendante, dont l’attitude est résumée ici par l’expression de « vertu sociale ». Conscients de leurs manques en termes relationnels, culturels et économiques, les parents travaillent d’arrache-pied à les combler, non sans calculs permanents, ce qui s’accompagne de l’incorporation d’un « ethos de rentabilisation des efforts fournis » (p. 192) et d’une « morale de l’effort méritoire » (p. 193). Sur le plan relationnel, cela se traduit par la construction d’un réseau minimal auquel on s’accroche, tandis l’on s’en remet à l’école pour l’avenir des enfants, ce qui passe par une socialisation sans réserve à la discipline, tant familiale que scolaire, et à l’esprit de sérieux où toutes les pratiques domestiques sont tournées vers l’acquisition de compétences en simili. Il s’agit en somme d’apprendre la subordination afin de pouvoir prétendre, comme le résument les auteurs.
La famille ouvrière se caractérise quant à elle par une logique de la « survie sociale » marquée par un écrasement sous les nécessités de toutes sortes. Tandis que la mère calcule sans cesse pour équilibrer les dépenses aux entrées d’argent, les enfants ont incorporé la nécessité d’aller travailler dès 14 ans sous la forme d’un amor fati, mêlant rejet de l’école et imitation fantasmée du père et de sa liberté apparente d’aller et venir. Règne également dans ce foyer une définition des âges de l’enfance en étroite symbiose avec les tâches domestiques à accomplir, et dont l’« adolescence scolaire » ne fait pas partie. Cette intériorisation de sa position dominée n’empêche cependant pas de cultiver le sens de la dignité, qui passe par le souci de l’ordre et de la propreté à la maison et celui de « bien présenter » à l’extérieur, à travers sa tenue vestimentaire, son langage ou ses comportements. Un respect des convenances en toutes circonstances en somme.
Les formes élémentaires de la transmission
Dans la troisième partie de l’ouvrage, Georges Liénard et Émile Servais reviennent à un niveau plus global de l’analyse, en reprenant l’ensemble de leur échantillon afin d’ajouter un degré de complexité aux monographies précédentes. Dans un premier temps, les auteurs s’efforcent ainsi d’introduire une dimension dynamique en étudiant l’effet de la mobilité sociale sur les systèmes éthiques précédemment ébauchés. Pour ce faire, ils ont classé les familles enquêtées en fonction de leurs trajectoires intergénérationnelles pour isoler celles caractérisées par une certaine mobilité. Cette expérience se traduit ainsi par une fissure des évidences intériorisées au sein d’un milieu social homogène, dont les normes et valeurs apparaissaient jusque-là comme allant de soi. S’opère alors ce que les auteurs qualifient de « conversion culturelle », avec l’abandon d’anciennes pratiques au profit de celles de son groupe de destination, au risque de se retrouver en proie au doute et d’être étiquetés comme « parvenus ».
Les auteurs examinent ensuite les différentes formes d’exercice du « métier de parent » en fonction de la fraction – supérieure, moyenne ou inférieure – des classes populaires à laquelle la famille appartient. Ce faisant, les auteurs mettent en évidence de réelles variations dans la définition de soi et de ses pratiques, éducatives notamment, ainsi que dans les marges de manœuvre perçues et les projections vers l’avenir – et le passé –, selon le volume de ressources dont dispose la famille.
Enfin, le dernier chapitre est consacré à l’examen des manières dont l’utilisation du logement influe sur les pratiques pédagogiques. À l’indifférenciation des espaces au sein des foyers populaires, où s’intériorise la domination, répond la différenciation et spécialisation de ces derniers chez les classes moyennes, qui traduisent et permettent leurs stratégies de promotion tout en favorisant l’inculcation de la complexité du rapport à soi et au monde, tandis que, emblème de leur « excellence sociale », les demeures des classes supérieures mettent en scène leur raffinement et leurs capacités à innover en même temps qu’une subtile distinction entre espaces individuels et collectifs différenciés selon les statuts et les âges de chaque membre du foyer, signifiant à chacun son caractère unique et irremplaçable.
S’il est évidemment ici impossible de rendre compte de la richesse et de la finesse des analyses développées par Georges Liénard et Émile Servais, on se bornera en guise de conclusion à insister sur le fait que leur ouvrage présente un intérêt bien au-delà du jalon quelque peu oublié qu’il représente dans l’histoire de la sociologie de l’éducation. Nombre des analyses qui y sont développées présentent ainsi non seulement un caractère précurseur par rapport aux recherches ultérieures portant sur les pratiques éducatives et les canaux de reproduction sociale au sein de la famille [10]. Mais elles fournissent également un bon exemple de rigueur méthodologique et de réflexivité analytique pour les apprentis sociologues comme les plus confirmés, en faisant notamment preuve d’une attention remarquable aux nuances et variations intra-classes, ainsi qu’au fait que les inégalités de classes se jouaient aussi dans la fabrique différentielle et inégalitaire des subjectivités, et en particulier dans les rapports spécifiques à l’avenir selon les classes sociales [11], que la mobilisation actuelle contre la réforme des retraites est à sa manière aussi venue illustrer.
Georges Liénard et Émile Servais, Capital culturel et inégalités sociales. Morales de classe et destinées sociales, Paris, ENS Éditions, 2022, 495 p.