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Recension Histoire

Les uchroniques

À propos de : Q. Deluermoz et P. Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et possibles non advenus, Seuil


par Emmanuelle Loyer , le 27 août 2018


L’histoire contrefactuelle s’écrit avec des si. Et si les Alliés avaient perdu la Seconde Guerre mondiale ? Et s’il n’y avait pas eu de traite atlantique ? Deux historiens français analysent les vertus de connaissance de cet usage du passé, depuis longtemps appréciées du monde anglo-américain.

Il est des ouvrages d’historiographie qui promettent beaucoup et accouchent d’une souris. Il en est d’autres qui annoncent beaucoup et… donnent suffisamment – mais pas nécessairement là où on les attendait : Pour une histoire des possibles est une enquête fondée sur un séminaire, une bibliographie, une expérience pédagogique et une mise à l’épreuve. C’est donc un dossier ambitieux et, ajoutons, courageux car les deux auteurs ne se contentent pas d’indiquer les riches horizons de la science historique à venir : ils s’y confrontent.

De quoi s’agit-il ? De l’histoire dite « contrefactuelle », également dénommée dans les pays de langue anglaise où elle a grand cours « What if History  », ou bien encore « uchronie », « récits alternatifs », « histoire avec des si », etc. Peu goûtée et assez peu pratiquée en France jusqu’à une date récente, elle occupe pourtant, et depuis longtemps, un espace important de l’écriture et de l’usage du passé, entre histoire et fiction, partout dans le monde, surtout aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans les espaces autrefois impériaux, dominions, colonies de Sa Majesté. C’est un genre littéraire qui s’est épanoui au XIXe siècle, puis s’est transporté au XXe siècle dans un type d’historiographie populaire très en vogue (et si Napoléon avait gagné à Waterloo ? Et si les Alliés avaient perdu la Seconde Guerre mondiale ?), dont seuls les historiens étatsuniens et anglais ont perçu les vertus de connaissance. Pour une bonne part, le propos de Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, tous deux historiens spécialistes du XIXe siècle, consiste en un rattrapage national : prendre au sérieux cette histoire apparemment pas sérieuse et convenir que l’histoire contrefactuelle est un bon levier pour « interroger les cadres de production du savoir de la discipline ».

Réflexion sur les causalités

Le premier enjeu du livre, et le plus explicite, est donc épistémologique. Il témoigne de l’enthousiasme historiographique qui règne en ce moment en France dans la discipline : une ébriété programmatique exprimée par une génération d’historiennes et d’historiens français, raisonnant large, parlant les langues étrangères, lisant la bibliographie internationale (surtout anglophone pourtant) manifestant une appétence réflexive et une ambition théorique et s’interrogeant sur leurs pratiques d’écriture. Ils réagissent pour le mieux à la forme de démobilisation qui a caractérisé la fin du XXe siècle, après une saison d’éclat dans les années 1970-1980, marquée par l’incapacité des historiens à parler au grand nombre ou à se faire entendre dans l’espace public. Depuis quelques années, grâce à l’imagination et à l’audace de ces jeunes hussards, la tendance est, semble-t-il, en train de se retourner, proposant une alliance entre l’histoire la plus exigeante et l’inscription la plus volontaire dans le débat civique.

À la lecture, nous sommes rapidement convaincus de la valeur et de la pluralité des usages et des niveaux d’échelles de l’application d’un raisonnement contrefactuel : imaginer qu’une autre issue aurait pu avoir lieu amène à s’interroger directement sur les types de causalités mises en branle, sur leur hiérarchie, et finalement, sur la contingence pure – horizon indépassable, quand bien même la discipline travaille depuis deux siècles à l’effacer. La science historique, telle qu’elle se construit à la fin du XIXe siècle et dans la grande partie du XXe siècle, vise à faire apparaître les lois du développement historique sur un modèle analogue à celui des lois de la nature. Le hasard, le grain de sable qui fait dérailler, n’y devraient avoir aucune place. En fait, des raisonnements contrefactuels ponctuels sont bien à l’œuvre chez Fernand Braudel (« supposons que les mines du Nouveau monde d’accès facile » eussent été ravies à la Castille, alors…) ou dans ce que les auteurs appellent les « contrefactuels cachés » (car non explicités), qui ne sont rien d’autre que des préjugés historiographiques (comme, par exemple, la supériorité occidentale ou le cadre mental évolutionniste). Hygiène réflexive, le raisonnement contrefactuel, engagé sur une courte durée, permet de faire saillir « les contraintes, les mécanismes de reproduction et les routines qui organisent les mondes sociaux ». Finalement, il renouvelle le programme de la micro-histoire en nouant autrement les notions de causalités et de contingence, en expliquant, comme Roger Chartier pour la Révolution française [1], qu’elle aurait pu ne pas être, tout en enserrant les évolutions socio-culturelles, politico-économique, dans des logiques d’intelligibilité qui en rendent raison.

Cette pratique de l’histoire contrefactuelle rompt avec son usage traditionnel de droite (néo-conservateur aux États-Unis) où le paradigme du nez de Cléopâtre impose la contingence et la liberté des acteurs comme l’Alpha et l’Omega de l’accomplissement historique. Elle rompt également avec un usage plus contemporain de gauche, particulièrement en vogue dans l’historiographie impériale : quel aurait été le sort de l’Inde en dehors de l’État colonial britannique ? Lorsque la question dicte la réponse, la productivité est nulle, l’apport trivial et purement idéologique : critique du colonialisme et de la suprématie occidentale. C’est ce que montre le chapitre « Tester l’empire » qui passe en revue, plus qu’il ne fait travailler, les différents types d’approches contrefactuelles en histoire impériale. C’est là le premier volet exploratoire du livre. Le deuxième, autour des journées de Février 1848, propose un usage plus ciblé et effectif du raisonnement contrefactuel, sans que les résultats soient tout à fait convaincants. Il y a là une question d’écriture et de mise en intrigue qui fait sans doute obstacle à la pleine mobilisation de cet outil, mais peu importe ici, car les auteurs assument le caractère expérimental de la démarche. D’autres prendront le relais.

Des passés bien vivants

Le deuxième versant du livre est presque plus étonnant. Il exhume une riche généalogie du genre contrefactuel (dans l’historiographie, de Thucidyde à Niall Ferguson et Robert Fogel, ainsi que dans la littérature), mais, surtout, introduit le lecteur à une histoire culturelle des usages du passé, en embranchant l’engouement actuel pour cette production sur une nouvelle sensibilité aux temps, ce que François Hartog avait appelé le régime d’historicité présentiste et dont Jérome Baschet, dans un nouveau livre passionnant, cherche à déployer toutes les implications [2]. Car il n’est que trop visible que ces rêves d’histoire alternative sont fils de leur temps : ils trahissent les frustrations d’un présent embrumé par les inquiétudes de l’avenir, sollicité et écrasé par la tyrannie immédiatiste où le passé est intensément recyclé sous des formes plurielles et parfois contradictoires, des mémoires douloureuses ou des pratiques participatives ou ludiques, passé commémoré, passé patrimonialisé, ou passé rejoué pour que rien ne soit encore joué.

Si l’on connaît en France le succès du Puy du Fou fondé en 1978 par Philippe de Villiers, on ignore (ou l’on méprise) le plus souvent la vitalité et l’extension de ces phénomènes de reconstitution historique aujourd’hui : aux États-Unis, les expériences de « Living History  » liées à la guerre civile représentent un budget d’1,4 milliard de dollars, soit le double des recettes annuelles de Broadway (p. 287) ! Le contrefactuel croise ce rapport au passé dans la mesure où à la restitution s’ajoute souvent l’issue inédite : le battle reenactment laisse la fin du combat ouverte à l’imagination des acteurs (comédiens professionnels ou, le plus souvent, amateurs regroupés en associations) libres d’en changer le scénario. De même, la pratique des jeux de rôles depuis les années 1970, ou l’univers du jeu vidéo – première industrie culturelle au monde – investissent largement l’univers historique ou fictivo-historique, comme le genre médiéval-fantastique (Heroic fantasy). Ainsi le célèbre jeu Civilization où le joueur prend la place d’un dirigeant emblématique – Moctezuma, César, Napoléon 1er – et doit conduire sa civilisation de l’âge de pierre à la conquête spatiale. L’expérimentation historique et l’hypertrophie pathologique de l’ego s’y unissent heureusement. Les psychologues définissent ces jeux contrefactuels comme « la version “adulte” des jeux d’enfants ». On ne peut mieux dire qu’il y a là, indéniablement, un symptôme d’infantilisme généralisé qui définit également notre époque.

Pourtant, le livre se clôt par une réflexion sur les usages pédagogiques de l’histoire contrefactuelle en restituant un atelier, tenu à Grenoble en 2011, où le public était invité, sous la houlette bienveillante mais ferme des deux historiens, à réfléchir sur deux scenarii alternatifs : l’absence de traite atlantique, d’une part ; la réussite de la fuite du roi Louis XVI en juin 1791, d’autre part. Le résultat est très productif, y compris pour ceux qui ne sont pas les coryphées obligés des nouvelles techniques pédagogiques. Le public, maîtrisant un certain seuil de connaissances tout de même, construit des hypothèses, réfléchit tout haut et collectivement d’une manière pertinente.

Au delà de l’intérêt heuristique, de l’usage possiblement pédagogique, nous comprenons, grâce à Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, la profondeur de l’actualité de cette histoire des possibles car, en faisant émerger ce « possible » qui a en partie disparu de nos radars sensibles, elle contribue à une tâche urgente : desserrer l’étau des temps – ce que Jérôme Baschet appelle autrement la « tyrannie du présent ». C’est pourquoi ce livre, malgré ses imperfections et ses possibles non advenus, est un beau livre d’histoire.

Recensé : Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et possibles non advenus, Paris, Seuil, 2016, 448 p., 24 €.

par Emmanuelle Loyer, le 27 août 2018

Pour citer cet article :

Emmanuelle Loyer, « Les uchroniques », La Vie des idées , 27 août 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Les-uchroniques

Nota bene :

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À lire aussi


Notes

[1R. Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 1989.

[2Jérome Baschet, La tyrannie du présent, Temporalités émergentes et futurs inédits, Paris, La Découverte, 2018.

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