La Terreur était-elle inscrite dans le projet révolutionnaire ? Non, répond B. Manin : les Constituants de 1789, loin de croire en la toute-puissance du peuple, entendaient défendre la liberté par la séparation des pouvoirs.
La Terreur était-elle inscrite dans le projet révolutionnaire ? Non, répond B. Manin : les Constituants de 1789, loin de croire en la toute-puissance du peuple, entendaient défendre la liberté par la séparation des pouvoirs.
La Terreur, cette « forme politique » qui régit les dix-huit mois de la Révolution française entre mars 1793 et la chute de Robespierre en juillet 1794, était dans les années 1990, période où Bernard Manin, disparu cette année, écrivit ces pages, encore une énigme. Elle l’est restée aujourd’hui, faisant toujours l’objet d’interrogations de la part des historiens. La persistance du mystère qui entoure cette période sert le livre posthume de B. Manin. La Terreur vue par B. Manin est à la fois une période d’exception (et en cela il rejoint les historiens) mais aussi un ban-test pour les concepts opératoires dans l’histoire constitutionnelle française. Et plutôt que de livre posthume, il conviendrait de parler de livre-socle, tellement les interrogations qui nourrissent la réflexion de B. Manin sur la Terreur informent, en réalité, sa théorie sur le gouvernement représentatif, et ce du début des années 1980 à la publication de son opus magnum, Principes du gouvernement représentatif (Calmann-Lévy, 1995).
Un voile sur la liberté, expression empruntée à Montesquieu (1689-1755), est d’abord un bonheur de lecture. Qu’on s’intéresse (ou non) à la Terreur, on sort reposé et aiguisé des pages que B. Manin lui consacre, —ce livre étant de méthodologie autant que de traitement d’un sujet particulier. Il y a un style B. Manin, tout en limpidité et souplesse dans la rigueur qui déploie une façon de penser où la logique et la cohérence de la démonstration sont reines. Aucune place à l’émotion quand il s’agit de raisonner, de s’efforcer de raisonner juste.
Redoutable prose que celle qui expose avec honnêteté la pensée des autres pour, à la fin de l’envoi, pointer et toucher une vulnérabilité qui l’effondre. Rien là qui ressorte de la confrontation idéologique, ou de désaccords politiques. Seule la faiblesse interne du raisonnement intéresse B. Manin qui immerge son lecteur jusqu’à lui faire toucher des yeux la faille logique l’autorisant à penser autrement ; à conclure différemment malgré la formule qui, pour être brillante, n’en dit pas moins faux. Il faut lire B. Manin deux fois. Si on s’intéresse à la Révolution française, certes, mais peut-être aussi quand on ne s’y intéresse pas plus que ça, tellement ce livre apprend à penser au moins autant qu’à connaître.
Impossible, ainsi, de valider Marcel Gauchet dans son analyse de l’inévitable dérive autoritaire de la Révolution, supposément inscrite dès la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789, avec comme justification ultime la « faute à Rousseau », à savoir l’application de l’idée de la souveraineté illimitée de la volonté générale incarnée par la loi (fût-elle injuste et privative de libertés fondamentales). Légicentristes, les Constituants de 1789 n’en sont pas moins des libéraux, contre-argumente B. Manin, mais à la manière de Montesquieu. Ils défendent par le règne de la loi, non la suprématie d’une volonté générale appelée à devenir oppressive en 1793, sous la Terreur, mais une autre conception de la liberté fondée sur le principe de la limitation du pouvoir des gouvernants et de la séparation des pouvoirs, entendue comme non cumul des fonctions législative et exécutive. Rousseau, à qui un chapitre est spécifiquement dédié (le chapitre III), n’est pas, contrairement à ce qui est trop souvent dit, la référence théorique ultime de la Terreur. Pour paraphraser Edgar Quinet (1803-1875), que cite B. Manin, le Contrat social (1762) n’est pas « le livre de la loi » de la Révolution (p. 125).
La manière dont Manin travaille, de façon diachronique, d’une assemblée révolutionnaire à l’autre, l’usage de la référence « Rousseau », déconstruit le primat accordé au Contrat social —la vertu a les traits de La Nouvelle Héloïse (1761) ; l’éducation et l’instruction, ceux de L’Émile (1762). Mais B. Manin va plus loin. Qu’est-ce qu’une référence théorique dans le champ politique ? Pourfendeur de la logique représentative, Rousseau ne saurait dicter leur programme à des Jacobins qui en sont les plus farouches défenseurs. Sa théorie est littéralement inapplicable, et ce dès 1789, et encore plus en 1793 puisqu’elle repose sur un rapport au temps inédit.
Le mandat impératif que prône Rousseau ne se conçoit, en effet, que pour gérer une situation déjà et préalablement connue de ceux qui le reçoivent par l’élection. Or la guerre — « La Terreur est de tous côtés liée à la guerre » (p. 275) — déclenchée par la France en 1792, juridiquement pensée et organisée à partir du printemps 1793, bouleverse de fond en comble le rapport des révolutionnaires au temps, par l’imprévisibilité et l’urgence qu’elle induit. La pensée de Rousseau n’aide pas à penser cette déstabilisation majeure, mais en revanche, la référence à Rousseau permet aux Montagnards, à la gauche de la Convention pour dire vite dont Robespierre (1758-1794) et Saint-Just (1767-1794) sont des figures emblématiques, de légitimer une continuité d’inspiration : « Les républicains, écrit B. Manin, utilisent Rousseau comme autorité pour renforcer l’adhésion à ce qu’ils proposent », et encore : « Il s’agit de rhétorique au sens le plus profond du terme. Les acteurs vont d’abord chercher dans l’œuvre théorique une justification de ce qu’ils font, non un programme » (p. 173).
De là il résulte que : ce n’est pas Rousseau qui a fait la Révolution, mais la Révolution qui a fait Rousseau ; que la Terreur n’est pas « la faute à Rousseau », une référence circonstancielle dans la bouche de son porte-parole le plus populaire auprès des militants sans-culottes, Maximilien Robespierre.
« Robespierristes, anti-Robespierristes, de grâce cessez de nous parler de Robespierre » : telle pourrait être la demande (informulée, du moins en ces termes) de B. Manin qui fait de Joseph Sieyès (1748-1836) et Bertrand Barère (1755-1841), deux incontournables de la pensée révolutionnaire en acte sous la Terreur. Et ça, c’est du jamais lu. Au premier, auteur du célèbre pamphlet Qu’est-ce que le Tiers état ? (1789), B. Manin impute l’origine d’une pensée de l’exclusion radicale vouée à coexister avec l’universalisme révolutionnaire, paradoxe qu’il interprète comme « la spécificité de la Révolution française ».
C’est Sieyès qui, le premier, selon B. Manin, a mis hors du pacte social les « privilégiés » et a ainsi rendu théoriquement possible l’identification de l’adversaire politique à l’ennemi, légitimant, par anticipation, la guerre à l’ennemi intérieur, à tout opposant politique, impitoyable menée par et sous la Terreur. Quant à Barère, officiellement rapporteur du comité de Salut public, B. Manin démontre à quel point il détermine les choix politiques fondamentaux du gouvernement révolutionnaire instauré à l’automne 1793. En mars 1793, Barère joue un rôle de premier plan dans la mise en place de cet état d’exception inspiré non par la dictature, mais par la théorie du senatus-consulte ultime de droit romain, privilégiant l’instance collégiale de gouvernement dans la République en guerre : « Si l’on veut comprendre ce qui, en fait, a rendu la dictature de Salut Public intellectuellement acceptable aux yeux de ceux qui l’ont soutenue, il faut se tourner vers les schèmes mentaux de la guerre et de l’ennemi, non vers le Contrat social » écrit Manin (p. 195). Et admettre que Robespierre dit vrai quand, dans l’un de ses deux grands discours théoriques sous la Terreur, celui de décembre 1793, Robespierre dit : « La théorie du gouvernement révolutionnaire est aussi neuve que la Révolution qui l’a amené ».
Le « schème de l’exclusion de l’ennemi », principe fondamental de gouvernement de la Terreur, c’est par Saint-Just que B. Manin illustre sa théorie et sa mise en œuvre. En mobilisant les « discours » du leader Montagnard, celui que Jules Michelet (1798-1874) désignait comme « l’archange de la mort », il serait possible de reconstituer la « logique de la Terreur » qui n’est rien d’autre que la production permanente et indifférenciée de l’ennemi. À travers l’épuration des sociétés populaires, les militants sans-culottes s’épuisent littéralement à se conformer à une définition du Peuple qui n’existe pas, qui n’est que ce qu’ils ne sont pas à l’instant même où ils n’en sont plus : « Le peuple réel ne se constitue que d’exclure ses ennemis » écrit B. Manin (p. 262), qui remarque aussi l’adhésion volontaire à ce processus d’auto-épuration de ceux qui en sont les premières victimes. Quant aux procès politiques extraordinaires réservés aux « ennemis du peuple » qui alimentent la guillotine, il en est fort peu question : le mot « guillotine » apparaît une ou deux fois seulement en près de 300 pages, —et le tribunal révolutionnaire de Paris n’est pas beaucoup plus présent. Non que B. Manin ne connaisse l’un et l’autre, mais parce qu’il opère un déplacement, et privilégie une « voie d’accès : le discours politique » (selon le sous-titre du quatrième et dernier chapitre consacré à Saint-Just, p. 223-227)).
Si B. Manin défend une conception large du « discours politique », le considérant non pas exclusivement comme « un développement oratoire sur un sujet déterminé dit en public » (comme le voudrait le Larousse) mais comme une « politique en acte » —« Les discours sont en effet prononcés pour défendre ou proposer des mesures politiques concrètes », écrit-il¬ (p. 223)—, il ne tient suffisamment pas compte, de mon point de vue, d’une spécificité formelle du « discours » révolutionnaire qui est une parole enchâssée dans un dispositif. Le discours est un genre rhétorique inconnu de la Convention qui entend des « rapports », faits au nom d’un collectif : le comité de Salut public en ce qui concerne Saint-Just, toujours suivi d’un texte de loi, un projet de décret, selon la terminologie de l’époque.
La puissance de l’orateur se mesure au fait qu’il est en mesure de faire adopter, par l’Assemblée, le projet de décret qu’il présente tel quel, sans changement aucun, et qui, de fait, devient un énoncé performatif absolu : la loi étant toujours, sous la Terreur, munie d’une peine garantissant non pas tant son inviolabilité que son applicabilité immédiate dans l’esprit du Législateur. Témoin de cette démocratie discursive, lorsque, le 9 thermidor (27 juillet 1794), Saint-Just tente de court-circuiter le comité de Salut public en prononçant à la Convention, un texte qu’il avait promis de soumettre auparavant aux membres du comité de Salut public. Puisqu’il ne respecte pas sa promesse, il est interrompu et ne prononce donc pas l’intégralité de son « discours » [1]. Le seul qui, tout en parlant toujours au nom du comité de Salut public peut être considéré comme prononçant des « discours » est Robespierre, dont les « rapports » ne sont pas suivis de projet de décret. C’est peut-être là ce qui fait la singularité de sa parole, et l’unicité de sa position au sein du comité de Salut public. Pourquoi cette remarque n’est-elle (peut-être) pas que de pure forme ?
Penser le « discours » au sein de l’enceinte de la Convention comme une parole collective liée substantiellement au droit rend difficile d’admettre la conclusion de B. Manin concernant la Terreur : « Ce n’est pas seulement l’absence d’une loi au-dessus de la volonté souveraine [...] qui engendre la Terreur, c’est plutôt l’absence de toute loi car l’idée même d’une loi de la Terreur est contradictoire » conclut-il (p. 277). Or, la loi est consubstantielle à la Terreur puisqu’elle traduit simultanément en droit son message politique.
Aussi vague soit-elle, aussi dévastatrice soit-elle, la catégorie de l’ennemi du peuple n’est pas « un néant indifférencié ». Elle se décline en onze catégories à l’article VI de la loi du 22 prairial (10 juin 1794) « concernant le tribunal révolutionnaire ». Le primat accordé par B. Manin à la dimension purement rhétorique du discours politique aboutit ainsi à déconnecter la Terreur du droit, donc à en faire le règne de l’arbitraire pur et le territoire d’une violence d’état débridée.
Introduites pour opérer un changement décisif par les rapports qui les précèdent, les lois de la Terreur ne réalisent toutefois jamais l’objectif d’inflexibilité absolue imaginé pour elles par le Législateur. Elles sont structurellement déceptives. Les lois se heurtent, dans leur application, au réel. Elles ne cessent de trier, de discriminer, de distinguer. Sinon, comment expliquer que 20% des « ennemis du peuple » soient finalement acquittés par le tribunal révolutionnaire lors de ce qu’il est convenu de désigner comme la « Grande Terreur », la période la plus répressive et censément la plus arbitraire de la Terreur, celle de l’été 94 ?
Animés par la volonté de gagner la Guerre, les révolutionnaires, sous la Terreur, sont aussi hantés par la « rétrogradation », la crainte politique du retour en arrière, qui compromettrait leur autre objectif fondamental : la fondation de la République. Perdre la guerre n’est pas perdre une bataille en l’an II, c’est enterrer la République contre laquelle sont coalisées les monarchies européennes. Or la République est fragile de l’intérieur. La loi censée lui assurer fixité et stabilité ne peut pas remplir l’office que lui attribue Montesquieu —et qu’explique B. Manin dans un développement lumineux du « dérapage du libéralisme » où il retrace l’histoire du concept de loi, de Montesquieu justement à Carré de Malberg (1881-1935). La loi révolutionnaire est pléthorique, souvent bâclée, peu souvent abrogée : Marat (1743-1793) était contre les « décrets d’enthousiasme » adoptés en rafale par une Convention survoltée ; Barère, était pour, tant il était convaincu que la loi était le bras grâce auquel le Législateur pouvait modeler le réel à sa guise. Mais à force de multiplier les bras dans le cadre d’une surproduction législative manifeste (22 lois adoptées en deux heures lors de la séance du 18 mars 1793 dans laquelle B. Manin voit justement l’entrée dans la Terreur), les lois non abrogées, non annulées, contenant des dispositions contradictoires, diffusées, mais avec décalage auprès des autorités constituées, se font la guerre entre elles. Est-on pour autant autorisé à déduire que, de fragile, la loi est devenue inexistante, et ne régit pas la Terreur, qui sombre dans l’incohérence et la folie meurtrière, devenant inutilement répressive puisqu’elle est victorieuse ? Au printemps 1794, le sort de la loi ne cesse de hanter le Législateur révolutionnaire, mais sous une forme nouvelle. Il ne s’agit plus de savoir si la loi incarne ou non la volonté générale, mais d’assurer la durabilité de la loi révolutionnaire en l’inscrivant dans une utopie codificatrice. Rousseau affirmait la nécessité de trois codes dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne (1782) —première République européenne dépecée en 1793—, Cambacérès (1753-1824), Merlin de Douai (1754-1838), Guillaume Locré de Roissy (1758-1840) en imaginent vingt-huit pour la République au printemps 1794.
Grâce aux victoires militaires, la paix devient alors concevable, et avec elle la fin de l’état d’exception instauré par le gouvernement révolutionnaire ; se renforce aussi, paradoxalement, un danger existentiel pour la République. Avec la gloire militaire, et la façon que Barère a de « faire mousser la victoire » à la tribune de la Convention (ce qui exaspère Robespierre), surgit le risque du césarisme. Et ce dernier ressuscite le spectre de la monarchie dont il convient d’éradiquer au plus vite toute trace dans l’appareil d’État. Dès lors, peut-on considérer comme incohérente l’intensification de la répression politique à laquelle on assiste ?
Pierre Bayard nous a montré Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? (Minuit, 2006). Reste à trouver comment poser des questions à un auteur que l’on ne rencontrera pas, et dont on eût tellement aimé connaître les réponses.
par , le 15 septembre
Anne Simonin, « Les raisons de la Terreur », La Vie des idées , 15 septembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Les-raisons-de-la-Terreur
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[1] Colin Jones, La Chute de Robespierre. 24h dans le Paris révolutionnaire, Fayard, 2024.