L’Anthropocène est le nom d’un âge trop humain. Il indique, selon l’anthropologue Philippe Descola, une inversion radicale dans l’histoire longue de l’habitation de la terre par les humains : le temps ne serait plus à observer la façon dont les sociétés humaines aménagent progressivement la terre à leur avantage, mais à essayer de comprendre comment un type de société particulier, en bouleversant les grands cycles planétaires, rendrait celle-ci de moins en moins habitable pour les humains et pour bon nombre d’autres espèces vivantes [1]. Dans son dernier ouvrage, Sylvain Piron place cet usage superfétatoire de la Terre par une portion de l’humanité sous le signe de l’occupation du monde [2]. Clé de l’ouvrage, le terme polysémique d’« occupation » contient à lui seul l’hypothèse initiale de l’historien consistant à associer étroitement l’emprise physique de l’Occident sur le monde à une structuration particulière du champ de l’expérience humaine. Cette dernière se caractérise par la valorisation de l’occupatio en tant qu’elle désigne l’« état mental de celui qui n’est plus libre de ses pensées » (p. 15), au détriment de tout ce qui relevait dans le monde romain de l’« otium », autrement dit d’un temps de loisir propice à la vie intellectuelle. Par ce terme d’occupation, Sylvain Piron introduit en effet l’idée que la trajectoire anthropocénique est la marque de sociétés devenues insuffisamment réflexives du fait de la « sur-occupation » des individus, tout simplement absorbés par un « besoin frénétique d’activités » (p. 16). Parce qu’il encadre ce besoin autant qu’il l’encourage, le discours économique serait aujourd’hui le principal médium de cette emprise physique et mentale. L’Anthropocène serait ainsi le produit d’un monde occupé par l’économisme, c’est-à-dire un monde où l’économie n’incarne pas simplement le discours dominant dans les descriptions des phénomènes sociaux, mais imprègne les pratiques individuelles elles-mêmes, tout en réduisant la diversité des motifs de l’action humaine. C’est ce portrait sombre d’un collectif d’humains transformé en « peuple de la marchandise », brossé par les plumes croisées de Michel Houellebecq, d’Ivan Illich et de Marcel Gauchet (p. 73-96), qui constitue en quelque sorte le tableau initial de l’ouvrage de Sylvain Piron.
Comment comprendre la trajectoire historique qui conduit dans l’Anthropocène ? Où trouver des ressources théoriques permettant d’essayer d’en sortir ? C’est à ces deux questions que le livre veut répondre. Pour cela, Sylvain Piron donne une direction d’ensemble à son travail. De façon très générale, l’idée est en effet de tendre au monde occidental contemporain le miroir du Moyen Âge, afin qu’il s’observe et développe une compréhension plus fine de ses propres représentations et pratiques. Sa conviction est que ce regard spéculaire peut faire apparaître les rôles entrecroisés du christianisme et de la pensée économique dans l’avènement de l’Anthropocène.
À l’origine de l’Anthropocène : le Moyen Âge central
Pour Sylvain Piron, en s’emparant de la notion d’Anthropocène, les historiens de l’environnement ne lui ont donné le plus souvent qu’une profondeur historique de deux ou trois siècles, faisant de l’industrialisation de l’Europe occidentale le facteur décisif du basculement vers un régime d’exploitation intensive de la terre. Sans nier le « caractère explosif » de cet essor (p. 33), l’auteur entend néanmoins contester que le phénomène historique marque une rupture radicale dans l’histoire de l’Occident, en invitant à s’interroger sur les origines culturelles de ce décollage industriel. Selon lui, la thèse de la discontinuité ne résiste pas à l’enquête sur « ce qui a rendu possibles et désirables » les transformations des rapports sociaux et des rapports à la nature consécutives au développement du capitalisme industriel. En effet, derrière l’« illusion d’un surgissement moderne » (p. 42), l’ histoire intellectuelle mettrait en lumière une continuité reliant schématiquement le XIXe siècle industriel, non seulement au XVIe siècle scientifique, mais plus profondément encore à la théologie des XI, XII et XIIIe siècles. C’est pourquoi l’Anthropocène appelle en réalité une histoire de plus longue durée :
Pour prendre toute la mesure des origines de notre crise écologique, l’unité chronologique pertinente devrait englober la totalité du second millénaire de l’ère chrétienne. (p. 26)
Par là, l’auteur renoue explicitement avec l’hypothèse, aussi fameuse que critiquée, de l’historien américain Lynn White Junior sur les racines historiques de la crise écologique, dans un article paru en 1967 [3]. S’il est établi que la mise en avant par l’historien californien de la responsabilité du christianisme médiéval dans la crise environnementale est insuffisamment étayée, Sylvain Piron maintient que Lynn White avait vu juste d’un point de vue chronologique en situant les origines de la crise dans les premiers siècles du second millénaire chrétien. Tout l’enjeu, de ce point de vue, est de parvenir à apporter des arguments plus concluants que ceux de l’historien américain en vue de montrer comment :
[L]’arrière-plan théologique de la culture médiévale a fourni un encouragement puissant à l’exploitation intensive du monde naturel, placé à la disposition de l’activité humaine (p. 39).
Le rôle du christianisme
Comment attester l’emprise que le christianisme a exercé sur les pratiques matérielles, et en particulier sur les activités productives, à partir du début du second millénaire ? À l’appui de cette thèse, Sylvain Piron commence par mobiliser des textes classiques des sciences humaines et sociales. C’est en premier lieu L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme qui est réexaminé en vue de défendre l’idée que l’hypothèse de travail de Max Weber sur la dimension culturelle liée à l’émergence du capitalisme aurait dû logiquement le conduire à examiner l’affinité plus large entre celui-ci et le christianisme. Mais cette idée le conduit surtout en direction des travaux de Marcel Gauchet. Dans Le Désenchantement du monde, le penseur français soutenait déjà en effet que l’autonomisation du corps social, préparée par le christianisme, s’était accompagnée de sa constitution en corps productif, entièrement tendu vers un objectif d’« appropriation intensive de l’espace naturel [4] ». Or, menée à son terme, cette logique d’occupation du monde conduirait à la subordination du corps social aux impératifs, devenus dogmatiques, de l’efficacité et de la productivité économique, autrement dit à une nouvelle forme d’hétéronomie.
Toutefois, comme Sylvain Piron le reconnaît lui-même, ce détour théorique revient à adopter un niveau de généralité tel que la démonstration « demeure nécessairement hautement schématique ». C’est ici que l’apport de l’histoire intellectuelle annoncée par l’auteur en introduction doit faire ses preuves. Il la met alors véritablement en chantier en entamant une enquête historique qu’il conduit à grande vitesse au sein, non pas du second, mais du premier millénaire, afin de montrer comment les transformations institutionnelles et les réorientations intellectuelles du christianisme ont pénétré les sociétés occidentales et contribué à façonner progressivement des sujets chrétiens laborieux qui s’appliquent à exploiter intensément la nature.
La démonstration est érudite, mais rapide. L’auteur ne s’autorise le plus souvent qu’à indiquer des points qui appellent de plus longs développements (qui feront l’objet d’un second ouvrage annoncé par l’auteur) pour chacune des « sept bifurcations » du christianisme qui lui semblent pertinentes sous cet angle : l’inflexion paulinienne vers l’Ouest, la conversion de Constantin, l’augustinisme, l’effet du monachisme, l’humanisation du Christ dans les derniers siècles du premier millénaire, la réforme grégorienne et, enfin, la révolution franciscaine. Deux de ces bifurcations nous paraissent revêtues d’une importance particulière pour la démonstration. La première est l’apparition du monachisme. Sylvain Piron interprète la discipline ascétique comme une manière de « contrôler l’occupation du temps des moines » (p. 152), dont il entend montrer dans son travail ultérieur les effets de longue durée sur les sociétés tout entières. La seconde est la révolution franciscaine qui, en faisant des fidèles eux-mêmes, et non de la hiérarchie ecclésiale, les juges véritables du respect de la conformité à leur vœu, introduit une certaine liberté de conscience, en même temps qu’elle marque l’intériorisation des normes d’autocontrôle dictées par la discipline monastique. L’importance du franciscanisme est, par ailleurs, redoublée par le fait que, selon l’auteur, c’est en son sein qu’apparaît le second levier du basculement dans l’âge de l’occupation du monde avec la naissance de la pensée économique en tant que champ intellectuel qui s’autonomise.
Le rôle de la pensée économique
Le second fil que veut tendre Sylvain Piron entre le Moyen Âge et la période actuelle passe par l’articulation de la théologie chrétienne et de l’économie. Contre l’idée que la pensée économique aurait été inventée au XVIIIe siècle, l’auteur défend, en effet, la thèse de sa naissance précoce avec la parution au XIIIe siècle du Traité des contrats du penseur scolastique Pierre de Jean Olivi [5]. L’invention de cette réflexion économique se serait imposée comme une nécessité pratique, celle de devoir encadrer de règles les échanges marchands et financiers qui se développaient dans la bourgeoisie urbaine du Bas-Languedoc (p. 161). L’originalité de la réflexion d’Olivi est de défendre qu’il faut pour cela ouvrir un espace de pensée qui ne relève pas à proprement parler de la théologie, mais d’une « zone inférieure de moralité dans laquelle la justice divine n’est que faiblement impliquée » (p. 161). Cette posture, qui peut sembler paradoxale pour un intellectuel franciscain prend toute sa cohérence dans le Traité par l’inscription des relations d’échange dans le domaine imparfait de la socialité humaine. Olivi contribue ainsi à l’invention de l’économie en tant que champ intellectuel autonome en soustrayant les jugements sur les échanges marchands et financiers de l’exercice direct de la justice divine. À ce titre, l’exemple le plus convaincant développé par Sylvain Piron est la réflexion menée par le franciscain sur la détermination du juste prix dans un échange qui doit « faire face aussi bien à l’incertitude des estimations qu’à la variabilité des différentes circonstances qui déterminent la valeur des biens » (p. 166). Car, si cette incertitude est tolérable sur le plan théologique, c’est bien parce que le raisonnement économique est indifférent au jugement divin, qui lui ne saurait se montrer approximatif.
Mais il apparaît alors que l’analyse de l’économie des scolastiques donne un tour nouveau à l’argumentation de Sylvain Piron. Puisque ce qui s’invente, selon l’auteur, avec Pierre de Jean Olivi, c’est une conception modeste et non dogmatique de l’économie qui est à mille lieues de la science sûre d’elle-même et dominante que serait devenue la discipline. Autrement dit, l’intérêt majeur de cette plongée dans la pensée des scolastiques n’est pas tant d’y découvrir les prémices de l’économie moderne que d’y trouver des ressources théoriques permettant d’en faire la critique. Car, pour Sylvain Piron, s’ils ont bien inventé l’économie, ces « théologiens étaient conscients que les échanges et la détermination des prix ne relèvent pas d’une science divine, mais de ‘savoirs d’opinion’, variables et incertains, produits dans le temps de l’histoire humaine (p. 186) ».
Ainsi, l’économie néo-classique contemporaine hériterait bien de cette pensée des scolastiques, mais à travers une succession de filtres déformants, qui ont donné lieu ultimement à un renversement étonnant du geste inaugural des scolastiques. Puisque ce qu’évoque Sylvain Piron à partir de la description des réinterprétations successives de la réflexion d’Olivi sur la valeur, par la seconde scolastique, puis l’école protestante du droit naturel et enfin par les Lumières écossaises – qui témoignent, par ailleurs, de la « remarquable fortune souterraine » du texte (p. 184) –, c’est l’affirmation progressive de la prétention des économistes à incarner le point de vue surplombant de la divinité. L’analyse retrace ainsi en somme la conversion de l’économie, qui d’une « zone de moralité inférieure » s’élève vers une forme de théologie dogmatique. Pour l’auteur, c’est donc parce qu’elle invite la discipline à retrouver une certaine modestie que « la pensée des scolastiques peut assurément valoir comme critique de l’économie politique (p. 186) ».
Conclusion : les multiples voies d’un ouvrage
Au-delà de la seule présentation de ses travaux d’historien, Sylvain Piron lance dans l’ouvrage un appel général au développement d’une réflexivité plus grande au sein du monde occidental. Dans cette optique, celui-ci procède à une sorte de rassemblement des forces présentes et convoque au fil des pages une liste d’auteurs impressionnante traversant les champs disciplinaires. Mais, il aborde ce vaste corpus de deux façons différentes : la première consiste à le mettre au service de la consolidation de son intuition initiale sur les origines médiévales de la crise ; la seconde adopte une approche pluraliste, ou plutôt éclectique, visant à exposer de quelle façon tous les travaux cités apportent, en eux-mêmes, un gain de réflexivité aux sociétés contemporaines. Le livre tout entier porte la trace de cette dualité, en étant rythmé par l’alternance de la construction d’un fil directeur qui conduit au Moyen Âge, que nous avons retracé, et de digressions, qui prennent souvent le pas sur la progression principale [6]. Cette construction sinueuse est assumée. Sylvain Piron indique en effet à plusieurs reprises (p. 20, 39, 127, 188) à ses lecteurs que ce premier volume n’est en réalité qu’un travail exploratoire préparant un second tome.
Si cette large place donnée à l’expression d’un éclectisme savant est justifiée par l’auteur, elle soulève néanmoins plusieurs problèmes. En premier lieu, elle a nécessairement pour effet de diluer les thèses principales de l’ouvrage qui mériteraient assurément de plus longs développements. En outre, de façon quelque peu paradoxale, la présence de ces références multiples introduit une tension plutôt qu’elle ne la résout entre la conviction pluraliste affirmée par l’auteur et une stratégie argumentative qui accorde un poids considérable à l’une des voies d’explication de la crise en cours, qui mène au christianisme médiéval et aux scolastiques. Dans ce sens, la mention des sources de réflexivité externes à l’Occident, notamment issues de l’histoire globale et multipolaire ou de l’anthropologie, ne parvient pas réellement à contrer les effets de centrage que produit nécessairement la focalisation sur la trajectoire historique du « monde occidental » et que cultive trop souvent la notion d’Anthropocène [7].
Sur un plan épistémologique ensuite, le livre abrite deux types de travaux difficiles à articuler. Le travail fin et précis de l’historien, notamment sur le texte d’Olivi, cohabite en effet avec des analyses d’un niveau de généralité élevé parcourant les siècles à grandes enjambées dans un sens ou dans l’autre entre l’époque contemporaine et le Moyen Âge. Cette écriture, qui permet de souligner ce qui fait l’actualité de la pensée médiévale, court le risque de forcer le trait de la ressemblance, comme lorsque, remontant plus en amont encore, Sylvain Piron évoque la façon dont :
Une ligne directe mène des premiers moines du désert égyptien au IVe siècle, occupés à tresser jour et nuit des nattes de roseau, jusqu’à l’addiction au travail des cadres contemporains, incapables de se déconnecter de leurs réseaux, ou au besoin frénétique d’activités qu’il faut proposer aux touristes et aux enfants pour occuper leurs loisirs. (p. 16)
Revenons pour finir aux thèses centrales de l’ouvrage que nous avons décrites comme mettant en avant les rôles respectifs du christianisme et du discours économique dans l’entrée dans l’Anthropocène. Au terme de l’ouvrage, il apparaît que ces deux thèses donnent un sens différent, voire diamétralement opposé, aux références faites à la pensée médiévale pour comprendre la situation contemporaine. Suivant la piste de Lynn White Jr, la première cherche bien à identifier une forme de responsabilité causale du christianisme dans la crise écologique. Entre la fin du premier millénaire et le début du second, une façon particulière de se rapporter au monde, associée à la théologie chrétienne et observable dans les pratiques, se serait progressivement imposée. Selon cette thèse, nous ferions face aujourd’hui aux conséquences lointaines de ces transformations médiévales de la société. La thèse sur la conversion de l’économie en un discours hégémonique contribuant à nous maintenir collectivement dans l’Anthropocène se réfère, quant à elle, de façon très différente au Moyen Âge. Le regard porté par l’auteur sur l’économie des scolastiques ne le conduit pas à identifier un lien de causalité, mais à décrire au contraire ce qui forme un contrepoint historique, un moment où l’économie ne constituait qu’un discours parmi d’autres décrivant une portion restreinte de la socialité humaine. Les économistes scolastiques apparaissent sous la plume de Sylvain Piron comme l’image inversée des économistes qui « réchauffent la planète » que dénonce Antonin Pottier dans un ouvrage soulignant les effets performatifs du discours économique . Cette seconde piste nous semble la plus féconde et expose le versant proprement critique de l’ouvrage. Face aux enjeux écologiques actuels, elle appelle à la libération d’un espace de pensée permettant de sortir d’un mode d’occupation du monde qui se réduit à travailler inlassablement à la reproduction du corps productif.
Sylvain Piron, L’Occupation du monde, Zones sensibles, 2018. 140 p., 19 €.