Recensé : Antony F. Heath et Roger Jeffery (dir.), Diversity and Change in Modern India. Economic, Social and Political Approaches, The British Academy, Oxford University Press, 2010, 309 p.
Depuis plus d’un demi-siècle, les chercheurs en sciences sociales ne cessent d’interroger les transformations économiques, sociales et politiques de l’Inde à l’aune des théories de la modernisation calquées sur l’expérience des pays occidentaux. Décrite dans les années 1950 comme une société essentiellement rurale structurée par le système des castes – considéré hâtivement comme un obstacle au développement économique –, l’Inde dispose aujourd’hui de secteurs technologiques et industriels de pointe qui la situent aux avant-postes de la globalisation [1]. L’ouvrage édité par Antony F. Health et Roger Jeffery rassemble onze essais écrits par treize chercheurs reconnus dans leur discipline, et dont l’ambition est de rendre compte de la complexité des transformations de la société indienne, au regard notamment des modèles de développement des pays industrialisés.
Une croissance sans emploi
Jusqu’aux années 1980, rappelle Vijay Joshi, l’économie de l’Inde, soumise à un strict contrôle de l’État, était une des plus fermées au monde. La politique de libéralisation des marchés et les facilités accordées au secteur privé, à partir des années 1990, ont occasionné un doublement du taux de croissance annuel qui est passé de 4 % dans les années 1950-1980 à plus de 9 % en 2005-2008. La baisse de la pauvreté est réelle : en 1973-1974, on comptait près de 55 % de la population en dessous du seuil de pauvreté (défini comme le revenu minimum assurant une consommation de 2100 à 2400 calories par jour selon le milieu urbain ou rural), contre 27,8 % en 2004-2005). Sur la même période, en chiffres absolus, le nombre de personnes extrêmement pauvres a diminué de près de 20 millions, passant de 321 à 303 millions. À ce dernier chiffre, il faut toutefois ajouter la masse des semi pauvres qui survivent juste au-dessus du seuil de pauvreté, mais que Joshi ne chiffre pas. Ces estimations et les indicateurs qui les appuient sont l’objet de controverses entre les économistes indiens.
Les progrès accomplis, que tous reconnaissent, sont à mettre au crédit des réformes engagées depuis une vingtaine d’années, mais ces réformes sont loin d’être suffisantes pour remédier aux déséquilibres structuraux et rompre avec les paradoxes de la croissance. Le premier déséquilibre oppose, d’un côté, le secteur dit informel qui regroupe 92,5 % de la main d’œuvre (ouvriers du monde rural ou employés dans le secteur de la petite industrie) et, de l’autre, le secteur organisé, protégé par l’État et les législations du travail. Le second déséquilibre caractérise les parts respectives des secteurs primaire, secondaire et tertiaire en termes de production et d’emplois dans l’économie. Le secteur primaire contribue pour 22 % de la richesse produite, mais rassemble 60 % de la force de travail, tandis que les services produisent 51 % de la richesse et n’emploient que 23 % de la main-d’œuvre. Entre les deux, le secteur industriel, particulièrement déficient, ne produit que 21 % des biens et regroupe 19 % seulement de la main-d’œuvre. Le paradoxe le plus préoccupant est que la croissance de l’économie indienne a été peu productrice d’emplois dont, en outre, seul le secteur informel a bénéficié. Le transfert du surplus de la main-d’œuvre rurale vers l’industrie, qui a caractérisé la révolution industrielle en Europe, ne s’est pas produit en Inde, alors même qu’on observe cette évolution un peu partout en Asie, en Chine et en Thaïlande notamment. La croissance du secteur des services résulte d’un investissement en capital et en qualification, non en main-d’œuvre. Le secteur des technologies de l’information, pour novateur qu’il soit, occupe au maximum 3 millions de personnes, essentiellement des diplômés de l’enseignement supérieur. Or, entre 2005 et 2020, l’Inde doit trouver à employer 200 millions d’adultes peu qualifiés, qui entrent sur le marché du travail et l’économie des services ne permet pas d’absorber ce type de main-d’œuvre.
Un régime démographique contrasté géographiquement
Ce surplus de main-d’œuvre est un « bonus démographique », comme l’écrit Tim Dyson, qui résulte de la croissance passée de la population indienne. En l’espace de quatre décennies, le taux de croissance annuel est passé de 2,2 % entre 1961 et 1981 à plus de 1,9 % en 2001 (ce qui est au demeurant une évolution relativement modeste). Ce ralentissement de la croissance démographique, résulte de la baisse de la mortalité (9,3 p. 1000) et de la natalité (28,2 p. 1000), l’indice de fécondité s’établissant à 3,5 enfants par femme (chiffres du recensement de 2001). Mais cette moyenne masque une situation très contrastée entre, d’un côté, le sud de l’Inde où les États du Tamilnadu et du Kérala, par exemple, ont achevé leur transition démographique (indice de fécondité de 1,8 enfants par femme) et, de l’autre, les États du Nord où la fécondité ne recule que lentement : l’indice de fécondité varie entre 4 et 4,7 enfants dans les États les plus densément peuplés de la plaine du Gange, l’Uttar Pradesh et le Bihar, qui concentrent également les parts les plus importantes de population en dessous du seuil de pauvreté.
Cependant, malgré un changement de son régime démographique, l’Inde (comme d’autres pays d’Asie), enregistre une dégradation du sexe ratio pour l’ensemble de la population, au détriment du sexe féminin. Le Panjab, État le plus riche de l’Inde, compte 114 garçons pour 100 filles, et l’Haryana, la région autour de Delhi, 116. Mais Tim Dyson passe très rapidement sur les facteurs historiques et sociaux de cette évolution, pourtant bien documentés [2]. De même, il ignore toute question relevant des comportements démographiques différentiels selon les groupes sociaux, phénomène sous-étudié par les démographes dont l’étude permettrait de comprendre la transition démographique indienne.
Le travail de Patricia Jeffery et Roger Jeffery, sur le fonctionnement du système de soins primaires dans un district de l’État de l’Uttar Pradesh, éclaire les dysfonctionnements qui rendent peu performants les services de santé publique, en particulier dans le nord de l’Inde. Ces services restent pourtant indispensables pour équilibrer une offre privée en expansion mais dont la qualité n’est pas nécessairement ajustée à son coût. Les centres de soins primaires se caractérisent par leur vétusté, le sous-équipement, l’absentéisme du personnel, la corruption (médicaments revendus), et des logiques comptables et bureaucratiques où semblent ne prévaloir que les résultats chiffrés (le nombre de stérilisations réalisées par les agents gouvernementaux, par exemple). En outre, le personnel de santé, éduqué et résidant en ville, considère souvent avec beaucoup de distance les populations villageoises, pauvres et peu alphabétisées, qu’ils ont pour charge de soigner et d’éduquer sur le plan sanitaire.
La caste dans le jeu politique démocratique
La science politique, dont relèvent cinq des onze articles rassemblés dans cet ouvrage, apparaît comme la voie privilégiée par les éditeurs pour comprendre les transformations de la société indienne. Olivier Heath et Yogendra Yadav analysent le changement de régime politique qui s’est opéré à partir des années 1970, en se fondant sur l’étude quantitative de sept enquêtes post-électorales conduites entre 1967 et 2004. L’offre politique qui était dominée depuis l’indépendance par le Parti du Congrès s’est progressivement diversifiée en raison de l’émergence, surtout dans le nord de l’Inde, de partis organisés régionalement sur la base de castes en ascension économique et sociale. En conséquence, depuis trois décennies, aucun parti n’a été en mesure d’obtenir la majorité des sièges au Parlement, à l’exception du parti du Congrès lors des élections qui ont suivi l’assassinat d’Indira Gandhi en 1984. Non seulement l’Inde connaît maintenant l’alternance politique, avec l’accès au pouvoir des nationalistes hindous en 1996-2004, mais elle expérimente aussi des gouvernements de coalition qui marquent la fin de la dominance du parti du Congrès. Les principales forces politiques ont vu leur base électorale se diviser et se reporter sur d’autres formations, le Congrès ayant en partie perdu le soutien historique des basses castes hindoues et des musulmans. De nouveaux réalignements s’opèrent : les classes populaires soutiennent maintenant des partis régionaux dont les discours et les programmes sont plus proches de leurs intérêts de castes et de classes.
Les théories politiques occidentales (principalement américaines) qui enregistrent un affaiblissement historique des clivages de classe dans les démocraties postindustrielles ne semblent pas adéquates pour comprendre la trajectoire de la démocratie en Inde. En effet, l’une des raisons des changements de rapports de forces dans le champ politique tient à la montée de nouvelles couches sociales porteuses de revendications que les élites au pouvoir ne peuvent plus ignorer, notamment parce qu’elles sont contraintes d’entrer dans des coalitions de gouvernement avec des partis qui soutiennent ces classes plébéiennes. La plus pressante de ces demandes, depuis le milieu des années 1980, a porté sur l’attribution de quotas aux blocs de castes regroupés officiellement sous l’acronyme OBC qui désigne les Other Backward Classes, ou Castes, les deux appellations étant d’usage courant. Pour comprendre ces luttes politiques, il faut articuler les deux échelles où elles se développent, celle de l’État fédéral d’une part, celle des États fédérés de l’autre.
Les Other Backward Classes sont dites « autres » au regard des deux catégories officielles que sont les Scheduled Castes (SC), castes (ex-Intouchables) répertoriées, et les Scheduled Tribes (ST), tribus répertoriées. La définition de ces deux dernières catégories relève de l’État fédéral et la liste des castes y appartenant est fermée. Depuis l’Indépendance, ces castes bénéficient de quotas d’emplois dans l’administration publique et dans l’enseignement supérieur, à hauteur respectivement de 15 % et de 7,5 % des postes. En revanche, jusqu’en 1990, la catégorie des OBC relevait exclusivement des États fédérés, malgré les demandes répétées de ces groupes pour que des quotas leur soient réservés dans les institutions fédérales, comme le proposa la Commission Mandal dès 1980, alors en vain.
Mais en 1990, à la faveur d’une alternance politique, le gouvernement non-congressiste de V. P. Singh, fort du soutien des Other Backward Classes, donna une première satisfaction à leurs revendications en leur concédant 27 % des postes dans la fonction publique fédérale. Et, en 2006, le Parti du Congrès, de retour au pouvoir, étendit ces « réservations » à l’ensemble des institutions d’enseignement supérieur relevant de l’État fédéral (notamment les universités centrales et les prestigieux Indian Institute of Technology). Au total, ce sont donc 49,5 % des postes des institutions fédérales, qui sont attribués aux trois grandes classes d’État que sont les Scheduled Castes, les Scheduled Tribes et les Other Backward Classes, les 50,5 % restants étant réservés pour la catégorie dite générale, hors quotas.
Ces nouvelles dispositions suscitèrent des luttes sur trois fronts, qu’analyse Zoya Hassan. D’abord sur le front social, la contestation est menée, notamment dans les écoles d’élites de médecine et d’ingénieurs, par les étudiants issus de hautes castes et hostiles aux quotas ; sur le front politique, la droite nationaliste du Bharatiya Janata Party organise le rassemblement des opposants ; et enfin sur le front judiciaire, des amendements de la Constitution introduits par le gouvernement pour rendre légales les nouvelles dispositions ont provoqué plusieurs recours pour inconstitutionnalité auprès de la Cour suprême.
Ces débats engagent plusieurs types d’enjeux qui portent sur la définition du groupe des bénéficiaires et sur la « grammaire des droits » (grammar of entitlement) que cette politique engage. L’identification des Other Backward Classes a suscité des luttes de classement qui sont aussi anciennes que ces politiques elles-mêmes [3]. Pour tenir compte des différenciations économiques et sociales internes à ces groupes, la Cour suprême a déclaré que les fractions de classes les plus évoluées de la société, désignées sous le nom de « creamy layer of the society », définies légalement, devaient être exclues du bénéfice des quotas. Le débat public porte maintenant sur l’extension de cette dernière notion aux trois catégories constituées, Scheduled Castes, Scheduled Tribes et Other Backward Classes. L’État doit-il favoriser la formation et la reproduction de ces élites issues des groupes défavorisées, ou chercher à étendre ces droits aux fractions de classes qui n’en bénéficient pas encore [4] ?
Par ailleurs, en définissant les Other Backward Classes sur une base d’appartenance de caste, l’État exclut de fait les groupes confessionnels qui sont hors du système des castes sans être pour autant dans une situation économique et sociale privilégiée. Alors que la catégorie est conçue en principe pour prendre en compte toutes les classes, en pratique les non-hindous en sont largement exclus, les musulmans au premier rang.
S’agissant de la « grammaire des droits » qui informe l’action des groupes en compétition pour l’appropriation de biens rares (ici en matière d’éducation), on peut regretter que Zoya Hassan n’aborde pas les modalités concrètes de ces politiques compensatoires, qui sont pourtant disputées. Car les Scheduled Castes, les Scheduled Tribes et les Other Backward Classes ne disposent pas seulement, à résultats scolaires égaux, de sièges réservés dans l’enseignement supérieur. Pour être éligibles, les membres de ces groupes bénéficient encore d’une décote sur les notes obtenues aux concours d’entrée de tous les établissements supérieurs. Sièges réservés, bourses, pédagogie adaptée, abaissement de la barrière scolaire requise sont souvent combinés pour aider les groupes les plus défavorisés, de manière variable et plus ou moins consensuelle, selon les établissements, mais leur examen sort du cadre que s’est fixée Zoya Hassan.
L’alternance politique, à l’échelle fédérale, contraste avec la longévité du front de gauche emporté par le Parti communiste indien, qui dirige l’État du Bengale depuis les élections régionales de 1971. Pour comprendre cette domination légitimée par les urnes, Mukulika Banerjee propose une enquête ethnographique des campagnes électorales menées par le Parti communiste sur la période 1996-2005. L’auteure a suivi les candidats sur le terrain, elle s’est entretenue avec les membres du parti, et elle analyse les modes pratiques de mobilisation des masses lors de ces moments décisifs du jeu démocratique que sont les élections. Sans s’attarder sur la fraude et les violences physiques comme pratique politique, Mukulika Banerjee décrit les méthodes de management mises en place par les cadres du parti pour fabriquer un consensus électoral des classes les plus défavorisées, encadrées au plus près sur le terrain. Toutefois, au moment de la parution de l’article, ce contrôle semble ne plus fonctionner. Le Parti communiste s’est effondré aux dernières élections nationales, et les politologues prédisent déjà la fin de trois décennies de gouvernement communiste au Bengale lors des prochaines élections régionales. En une phrase un peu lapidaire, Mukulika Banerjee prend acte de cette fin annoncée (mais pas encore réalisée), renvoyant à une analyse ultérieure les raisons de cet échec ; mais rien de son travail ne laisse pressentir les failles de cet encadrement de l’électorat populaire. Peut-être aurait-il fallu inclure dans l’observation ethnographique cet électorat pour entendre une autre voix que celle de la parfaite domination politico-bureaucratique du parti communiste.
Quelle mobilité sociale en Inde ?
Si les changements de rapports de forces dans le champ politique témoignent des transformations économiques et sociales que connaît l’Inde depuis trois décennies, peut-on prendre la mesure de ces évolutions en termes de mobilité sociale ? C’est l’objet de l’article de Divya Vaid, écrit en collaboration avec le sociologue britannique Anthony Heath. Pour mesurer le caractère novateur du travail de Divya Vaid [5], il suffit de mentionner que l’on ne dispose à ce jour d’aucun tableau de mobilité sociale pour l’Inde ou pour un État, ni même d’une étude de cas significative. Débattue dans la presse, discutée dans de nombreux essais, évoquée dans la littérature contemporaine de langue anglaise, la mobilité sociale n’est guère un sujet d’enquête pour les sciences sociales en Inde [6]. Pour pallier ce manque, Divya Vaid a utilisé principalement les résultats d’une enquête électorale nationale (National Election Study) de 2004. Cette enquête porte sur une population de 27 000 adultes âgés de 18 ans et plus, pour lesquels on connaît la profession et celle de leur père, outre les informations sur l’appartenance de caste et la confession. Proposant une catégorisation en termes de classes et de castes sur fond des catégories officielles, les auteurs ont reconstitué des quasi-cohortes auxquelles ils ont appliqué les outils classiques de l’analyse statistique des tables de mobilité.
Ce travail méthodique qui tire le meilleur parti possible de données déficientes met en évidence une stabilité de la structure sociale en termes de mobilité intergénérationnelle, à la fois pour les hommes et pour les femmes, avec cependant une sensible tendance à une mobilité ascendante. Cette relative mobilité s’inscrit dans la moyenne durée de la seconde moitié du XXe siècle, et elle ne peut être mise en relation directe avec les réformes économiques introduites dans les années 1980-1990. Dans cet exercice macrosociologique, les auteurs butent sur le caractère élémentaire des données secondaires utilisées, à un niveau pan indien qui n’a pas grand sens. Mais ce travail ouvre des voies de réflexions nouvelles à la sociologie de l’Inde, dans l’attente d’enquêtes plus cohérentes.
Le livre refermé, on a le sentiment qu’il n’apporte pas réellement ce qu’il promet en introduction : confronter les données empiriques aux théories de la modernisation. Ce fil conducteur se révèle souvent un exercice rhétorique artificiel, accolé à des matériaux parfois peu élaborés, proches de simples notes de terrain. Max Weber [7], éternellement cité à titre de repoussoir mais rarement lu par les sociologues de l’Inde, est encore convoqué pour ce qu’il n’a jamais dit sur les relations entre hindouisme et développement du capitalisme. Peut-être serait-il plus heuristique de monter en généralité en approfondissant les études empiriques, sans trop se soucier, a priori, de théories nécessairement datées et ignorantes des contextes indiens passés et présents. Mais l’ouvrage reflète aussi l’état des sciences sociales en Inde, dominées par l’économie et la science politique. Dans cet espace disciplinaire, la sociologie, plus axée sur l’étude des mouvements populaires de la société civile que sur les faits de structure sociale, peine à se redéployer sur de nouveaux terrains et à dépasser les clivages obsolètes entre approche qualitative et enquête quantitative, cette dernière suscitant toujours les réticences de nombreux sociologues indiens [8].