À divers moments entre 1960 et 1996, la France a procédé à des essais nucléaires dans des territoires marqués par leur position périphérique par rapport à la métropole : l’Algérie (avant, mais aussi après l’indépendance, grâce à une clause des accords d’Evian), puis la Polynésie. L’ouvrage de Yannick Barthe, issu de son mémoire d’habilitation à diriger des recherches, étudie le processus par lequel ceux qui en sont venus à s’identifier comme les « vétérans des essais nucléaires », c’est-à-dire les soldats présents sur les sites pendant les essais, ont tenté de se faire reconnaître comme des victimes, au titre des risques sanitaires encourus et des conséquences sanitaires effectives, et d’obtenir des indemnisations.
L’auteur a assisté aux réunions de la principale association représentant ces anciens soldats, l’AVEN (association des vétérans des essais nucléaires), procédé à des entretiens avec certains de ses membres, travaillé sur des documents d’archives et également rencontré certains des acteurs qui gravitent autour de la cause (experts, militants, avocats, etc.). Le livre suit l’histoire de cette mobilisation contemporaine, marquée par les avancées vers l’obtention d’un statut officiel de victime, mais aussi par les nombreux obstacles et complications, du fait de l’impossibilité de prouver de manière certaine le rapport de causalité entre l’exposition d’un individu aux essais nucléaires et ses problèmes de santé actuels, du fait aussi des tensions internes à l’association et des contradictions apparentes dans les motivations des vétérans. Ce « récit qui s’appuie sur une enquête sociologique » (p. 10) se termine quelques années après le vote de la loi d’indemnisation et de reconnaissance des victimes, en 2010.
Une démarche « présentiste »
Cinquante ans après « Gerboise bleue », la première bombe atomique française testée le 13 février 1960 au Sahara, il semble aujourd’hui possible d’écrire l’histoire des essais nucléaires.(p. 15)
Telle est la première phrase du premier chapitre. Cependant, Yannick Barthe assume d’emblée que l’objectif du livre n’est pas de raconter cette histoire. L’étude de la mobilisation des vétérans, ou plus précisément du processus de « victimisation », par lequel des individus tentent d’accéder au statut de victime, se fait dans un cadre théorique radicalement « présentiste », selon le mot de l’auteur, qui est exposé avec une grande clarté dès l’introduction :
pour comprendre le processus de victimisation, c’est donc moins, en l’occurrence, vers l’histoire des essais nucléaires qu’il faut se tourner que vers les pratiques d’historicisation dont ces événements font l’objet au présent. Aussi, même si le fait d’aborder la victimisation sous l’angle d’un processus implique nécessairement la prise en compte d’une certaine temporalité historique, l’essentiel demeure d’étudier comment les acteurs eux-mêmes se saisissent de leur passé afin d’en produire l’histoire. C’est cette démarche présentiste, qui se veut fidèle à certains principes de méthode qui définissent la sociologie dite « pragmatique », que j’ai cherché à suivre dans cet ouvrage. (p. 12)
En d’autres termes, s’il y a bien une histoire relativement longue qui est contée dans le livre (quelques décennies), c’est celle des avancées et reculs vers l’obtention du statut de victime. Celle-ci se produit sous l’effet de deux catégories de personnages extérieurs : les « victimisateurs » (un mot entendu sans connotation morale péjorative) qui, mus par des causes plus générales (dénonciation de la politique coloniale de la France, opposition pacifiste aux armes nucléaires...), tentent de convaincre les vétérans de l’importance d’obtenir le statut de victime, et les « relativiseurs », qui s’appuient sur d’autres arguments (crainte d’ouvrir une boîte de Pandore, idée qu’il n’y a pas d’armée sans risque) pour leur dénier ce statut. Yannick Barthe ne juge pas nécessaire d’étudier l’histoire de l’expérience de ces vétérans lorsqu’ils étaient soldats, affectés aux sites d’essais nucléaires, pour comprendre les dynamiques de leur mobilisation aujourd’hui. Il est en revanche vivement intéressé par le « processus réflexif qui les a conduits à réviser leur histoire et par la même occasion l’histoire des essais nucléaires » (p. 222). Dans les entretiens réalisés, les moments où les vétérans racontent des épisodes remontant à la période des essais sont analysés par l’auteur non pas en tant qu’indices sur ce qui s’est passé à l’époque, mais au prisme de ce qu’ils disent sur les batailles argumentatives présentes dans lesquelles les vétérans sont engagés. « Le retour sur soi s’effectue du présent vers le passé, le “vif saisissant le mort” », écrit Yannick Barthe, en inversant la célèbre formule de Marcel Proust qui avait été revendiquée par Pierre Bourdieu.
Contradictions internes
La force du livre tient à l’insistance avec laquelle il revient sur les contradictions apparentes qui animent les vétérans, et qui déchirent plus largement le mouvement des aspirants victimes des essais nucléaires. Les vétérans revendiquent à la fois le statut de victime des essais nucléaires et le « droit d’en être fiers » (titre du chapitre 6), en tant qu’humbles, mais indispensables participants à l’aventure atomique française ou à la défense de la nation. Tout comme les agriculteurs petits patrons empoisonnés par les pesticides, qu’ont étudiés Jean-Noël Jouzel et Giovanni Prete, ils se débattent avec l’idée selon laquelle ils ne pourraient s’en prendre qu’à eux-mêmes pour les risques qu’ils ont courus (en particulier lorsqu’ils étaient engagés volontaires). À une plus grande échelle, le mouvement des aspirants victimes doit composer avec sa forte hétérogénéité interne, qui voit coexister des militants anticolonialistes et pacifistes, des représentants des populations civiles polynésienne et algérienne, d’anciens ingénieurs du Commissariat à l’énergie atomique et d’anciens soldats. Les assemblées générales donnent lieu à débats houleux entre ces différents groupes.
Ces conflits ont des enjeux plus vastes. Ainsi, la stratégie promue par les militants anticolonialistes, qui a consisté à mettre avant les vétérans pour attendrir des responsables politiques plus sensibles à leur cause qu’à celle de populations coloniales marginalisées, se retourne contre ces dernières.
En octobre 2009, au moment où la loi d’indemnisation commence à être discutée au Parlement (...) pour la première fois, une assemblée générale de l’association se déroule sans les représentants des travailleurs polynésiens, lesquels n’ont pas été conviés. (p.200-201)
La loi d’indemnisation votée en 2010 occulte purement et simplement l’existence d’un préjudice subi par les populations non militaires, au grand soulagement de législateurs un temps pris de vertige à l’idée du « nombre de personnes qu’il s’agirait alors de prendre en considération » (p. 166) si les victimes civiles étaient reconnues. Sur ce point, on peut regretter que les gros enjeux financiers de ces plans d’indemnisation (et de leurs différentes moutures : fonds d’indemnisation, loi) ne soient jamais précisément discutés dans le livre, ce qui donne l’impression de débats un peu éthérés entre « victimisateurs » et « relativiseurs ».
Des injustices passées ?
La principale critique que l’on peut faire au travail de Yannick Barthe a trait à la posture « présentiste » qu’il assume. L’auteur explique l’engagement des vétérans dans la mobilisation pour la reconnaissance de leur statut de victime par l’action des « victimisateurs » qui gravitent autour de l’association, et le caractère plus ou moins convaincant et cohérent des argumentations dont ils se font les hérauts. Il suggère que les interrogations des vétérans sur la responsabilité et la justice auraient véritablement décollé avec la création de l’association : « ce qui a favorisé ce processus [de réflexivité], ce sont les activités de l’AVEN et leur visibilité médiatique » (p. 222). Cependant, on pourrait aussi faire une autre hypothèse, selon laquelle le degré d’engagement des vétérans s’expliquerait par le sentiment d’injustice plus ou moins fort qui leur est resté de leur expérience passée sur les sites d’essais nucléaires. Selon Yannick Barthe,
la plupart des vétérans des essais nucléaires affirment que les problèmes de santé qu’ils ont pu connaître au retour de leur séjour au Sahara ou en Polynésie n’ont pas entraîné chez eux de questionnement particulier sur les causes qui pouvaient en être à l’origine. (p. 74)
Pourtant, à la lumière de certains des matériaux mobilisés dans le livre, il semble que nombre d’entre eux avaient déjà commencé à se poser de sérieuses questions, qui ne portaient peut-être pas tant, de fait, sur les effets sanitaires des essais nucléaires, que sur les dysfonctionnements de l’institution militaire.
On peut s’arrêter par exemple sur l’accident du 1er mai 1962, lors duquel un nuage radioactif s’est échappé de manière imprévue d’un site souterrain à la suite de l’essai Béryl, dans le sud de l’Algérie. L’auteur sous-entend que c’est un exemple d’événement « qui ne faisait pas scandale hier » et qui est « jugé scandaleux aujourd’hui » (223), sous l’effet d’un changement d’époque, de « monde » dans ses termes, dans lequel il n’est notamment plus légitime de ne pas protéger les soldats d’un risque connu. Pourtant, l’un des vétérans qu’il rencontre faisait partie des 9 soldats du rang qui ont été abandonnés dans le nuage radioactif par leur hiérarchie, et le moins que l’on puisse dire est qu’il ne mâche pas ses mots sur le sentiment d’injustice qui a pu être le sien et celui de ses collègues, dès l’époque des essais :
à l’intérieur de notre groupe, au point de vue moral, on était extrêmement choqué, sur place, dans ce nuage, de voir qu’on nous avait laissés là-dedans. [...] même quarante ans plus tard, c’est encore moche, ce truc, ce n’est pas clair. (p. 97-98)
Cet épisode fait écho à d’autres, évoqués dans le livre : le suivi dosimétrique dont l’armée semble n’avoir que faire, au point d’oublier de reprendre les films pour en faire l’analyse ; l’unique paire de lunettes de protection distribuée pour chaque groupe de 40 soldats. L’injustice de ces événements est distincte de la question de leurs conséquences sanitaires effectives, et a fortiori du bien-fondé des tests atomiques. Comme le dit un autre vétéran rencontré par Yannick Barthe,
il s’agit simplement de reconnaître qu’on a fait une connerie il y a quarante ans, et qu’on la répare. C’est la réparation d’une faute. Mais c’est pas de dire : on n’aurait pas dû faire la bombe atomique. Ça, moi, à la limite je m’en tape complètement. (p. 165)
Ce genre d’extraits laisse penser que bien d’autres événements susceptibles de laisser penser aux acteurs que « quelque chose n’allait pas » auraient pu être débusqués, moyennant une véritable recherche historique sur l’expérience des soldats sur les sites d’essais.
Certes, l’auteur reconnaît lui-même qu’il n’y a « rien d’étonnant à ce que le thème de la “chair à canon” fasse quelquefois son apparition et que des parallèles soient tracés avec d’autres soldats dont la confiance et l’obéissance auraient été également abusées : les poilus de 14-18 ou encore les troupes coloniales engagées au cours des deux conflits mondiaux » (p. 96). Yannick Barthe ne nie pas le sentiment d’injustice des vétérans, qui dénoncent « le secret et la désinformation, l’insuffisance des mesures de sécurité, les absurdités de la bureaucratie militaire, l’inégale répartition des moyens de protection entre gradés et hommes du rang, entre militaires et civils, l’absence de suivi médical, etc. » (p. 90) Cependant, il en fait une affaire purement rétrospective. À le lire, la question de l’injustice dans l’exposition serait un « allongement de la chaîne de la causalité » opéré par les vétérans au moment où ils se rendent compte qu’ils ne parviennent pas à prouver le lien de causalité entre les essais et leurs maladies. Ils changent alors de stratégie, tentant de loger la faute dans l’exposition négligente, plutôt que dans ses effets, car l’exposition négligente est plus facile à prouver :
il n’est pas nécessaire d’être malade pour estimer avoir subi un préjudice, celui-ci résidant désormais dans le fait d’avoir été trompé et « mis en danger », quels que soient les dommages qui peuvent en résulter. (p. 99)
Et les vétérans ?
On suit volontiers Yannick Barthe lorsqu’il écrit qu’il faut être « à l’écoute des acteurs » (p. 13), « respectueux des acteurs » (p. 177) dans leur quête de sens, et leur tentative de « re-spécifier la cause » qui les meut. Cependant, après avoir refermé ce livre, on ne peut que s’étonner qu’il n’y ait pas cette même qualité d’écoute pour ce que les acteurs ont pu vivre et dire par le passé, et qui peut-être explique le présent, tout autant sinon mieux que les contraintes argumentatives imposées par les institutions dans leur rôle de garde-barrière de l’accès au statut officiel de victime. Contrairement à ce qu’annonce le titre, fort étrange pour un livre qui se dit « présentiste », ce ne sont pas tant les retombées du passé qui sont discutées, que l’agencement de la mobilisation en fonction d’un avenir projeté, contenu dans les notions de « victime » et d’« indemnisation ».
Cette frustration s’ajoutera à d’autres. Peu de place est laissée à la discussion des rapports coloniaux, en dépit du fait que le premier acte de cette histoire s’est déroulé dans des territoires précisément choisis pour leur situation périphérique par rapport à la métropole, et que le dernier acte a vu la « victoire » législative des seuls vétérans. Par ailleurs, Yannick Barthe met à juste titre l’accent sur l’incertitude qui entoure le lien de causalité entre exposition aux rayonnements et état de santé chez un individu donné, mais son texte peut suggérer par endroits que ceci tiendrait à l’incertitude plus générale quant aux effets sanitaires des faibles doses de rayonnement. Citer les résultats scientifiques qui démontrent la dangerosité de ces dernières aurait permis d’éviter cet amalgame possible. Enfin, le peu d’éléments sur l’histoire des vétérans des essais nucléaires rencontrés (souvent sans nom ni, parfois, prénom), par contraste avec l’intéressante biographie fournie pour le principal expert-militant, peut donner l’impression que le livre porte davantage sur les « victimisateurs » que sur les vétérans.
Recensé : Yannick Barthe, Les retombées du passé : Le paradoxe de la victime, Paris, Seuil, 2017, 256 p., 21 €.