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Recension Économie Histoire

Les économistes au charbon

À propos de : Antoine Missemer, Les Économistes et la fin des énergies fossiles (1865-1931), Classiques Garnier


par Gabriel Lombard , le 11 juillet 2018


Entre 1865 et 1931, les économistes s’interrogent déjà sur le charbon et sur l’exploitation des énergies « épuisables ». Leurs analyses permettent-elles d’éclairer la crise environnementale actuelle ?

Angleterre, 1865 : un siècle et demi après la diffusion des premières machines à vapeur, l’empire est au sommet de sa puissance politique et commerciale. Au milieu de la fête capitaliste, une voix discordante s’élève. Dans The Coal Question, An Inquiry Concerning the Progress of the Nation, and the Probable Exhaustion of our Coal-Mines, le jeune économiste et logicien W. Stanley Jevons souligne la dépendance de l’économie victorienne vis-à-vis du charbon, la limitation des réserves nationales, et le déclin d’influence qui suivra inéluctablement la hausse des prix. Cité par John Stuart Mill à la Chambre des communes, remarqué par le chancelier Gladstone qui met en place une commission royale sur la question, l’ouvrage suscite alors un débat inédit sur le futur énergétique du pays.

Antoine Missemer, chercheur au CIRED et auteur d’un ouvrage sur Nicholas Georgescu-Roegen, livre dans Les Économistes et la fin des énergies fossiles le fruit d’une thèse de doctorat ambitieuse, à même de donner une profondeur historique au débat contemporain sur les énergies fossiles. En effet, comme il le note en introduction,

Au tournant du XXe siècle, ce n’était pas le pic pétrolier, mais le pic charbonnier qui occupait tous les esprits. Cet épisode minier a forgé les représentations et les modes de raisonnement des économistes en matière énergétique, jusqu’à aujourd’hui. (p. 11)

A. Missemer entend retracer les principaux discours charbonniers, depuis The Coal Question de Jevons jusqu’à l’article de l’économiste états-unien Harold Hotelling, « The Economics of Exhaustible Resources », paru en 1931 et qui sert aujourd’hui encore de référence en économie des ressources non renouvelables.

Une périlleuse dépendance

Soucieux de « l’histoire des faits » (p. 15), comme il l’explique en introduction, A. Missemer met bien en lumière le système d’« imbrication et interdépendance » qui lie le destin de l’Angleterre victorienne à la houille (p. 26, 51-60). Une fois son extraction facilitée par la machine à vapeur, qui sert d’abord à pomper l’eau des mines, le charbon s’utilise non seulement pour chauffer et éclairer, mais il devient aussi essentiel au développement de la métallurgie et de « toutes les branches susceptibles d’utiliser des machines ». Son exploitation même est un cercle, car elle réclame toujours plus de machines ainsi que des réseaux ferroviaire et maritime fortement consommateurs. Entre 1775 et 1865, la production britannique passe de 8,9 à 102,3 millions de tonnes, suivant une tendance qui se poursuivra jusqu’à la Grande Guerre.

Dans The Coal Question, Jevons s’appuie notamment sur les travaux du géologue irlandais Edward Hull, qui a publié quelques années plus tôt une histoire des mines de Grande-Bretagne. Mais Jevons raisonne en économiste : la question matérielle de la quantité de charbon présent dans les sols le préoccupe moins que « le problème de coût et de rentabilité » (p. 39) que pose l’exploitation de plus en plus difficile d’un minerai de moindre qualité.

Tel est le sens premier de l’avertissement de Jevons sur l’« exhaustion  » des mines, terme qu’on retrouve dans le sous-titre de The Coal Question et qui, encore aujourd’hui, prête à confusion lorsqu’interprété de façon littérale et physique. La rentabilité des mines à long terme était alors un thème émergent, mais Jevons transpose de façon habile ces anticipations sectorielles sur le terrain de la réalité industrielle. C’est en ce sens qu’on peut parler avec A. Missemer d’une « émancipation du discours économique » (p. 42) vis-à-vis du discours géologique. Les questions commerciales, mais aussi démographiques et sociales liées à la hausse probable des prix deviennent alors centrales dans l’essai de Jevons.

L’auteur propose une hypothèse de lecture complémentaire pour mettre en valeur l’apport de The Coal Question  : Jevons aurait également libéré l’économie de l’emprise du discours optimiste des ingénieurs (p. 42 sq.). L’amélioration des machines étant permanente, on pouvait alors espérer qu’elles retardent l’échéance de l’épuisement. Mais c’était prendre le problème à l’envers et ignorer le phénomène aujourd’hui bien connu sous le nom de « paradoxe de Jevons », ou « effet-rebond ». L’essentiel du développement industriel, commercial et démographique de l’Angleterre est justement lié à ces économies dans l’usage du charbon, explique Jevons. Le profit tiré de procédés plus efficaces attire du nouveau capital et pousse à une multiplication des usages qui surcompense les gains d’efficacité ; de plus, l’innovation sur une machine se diffuse dans toutes les branches interdépendantes et portées par une demande croissante. Ainsi, avec Jevons, pour la première fois, « le progrès technique apparaît comme une partie du problème de l’épuisement, non comme une solution » (p. 42).

Apaisement et rationalisation

Missemer étudie la réception et l’évolution de ces débats énergétiques au sein du courant conservationniste états-unien notamment. Il s’agit, pour son représentant emblématique Gifford Pinchot, chef du Département fédéral des forêts sous la présidence de Theodore Roosevelt (1901-1909), de penser l’exploitation des ressources sur le long terme, sans toutefois se sacrifier au nom des générations futures. Un changement d’atmosphère majeur intervient par la suite, selon A. Missemer : la découverte de nouvelles réserves charbonnières de par le monde et l’exploitation croissante du pétrole états-unien relèguent au second plan les craintes sur la fin des énergies fossiles. Les accents déclinistes en Angleterre, ou pré-écologistes aux États-Unis, qui caractérisaient les discours sur les mines avant la Grande Guerre, laissent place, selon A. Missemer, à une rationalité économique beaucoup plus sereine sur l’avenir.

A. Missemer détaille la façon dont la théorie de la rente, issue des réflexions sur l’agriculture, s’adapte à l’objet nouveau que constituent les ressources non renouvelables, chez des auteurs comme Alfred Marshall, John Bates Clark ou encore Luigi Einaudi, le futur président italien. Il voit dans l’article de Hotelling le point d’aboutissement d’une longue réflexion sur l’arbitrage financier entre une vente immédiate et une vente future à un prix plus élevé. L’Américain Lewis C. Gray est l’un des premiers à prendre en compte le taux d’intérêt dans le raisonnement du propriétaire de la mine. Hotelling intègre cette règle (qui, exprimée mathématiquement, sera appelée « loi de Hotelling »), mais va plus loin. D’abord, en dégageant clairement son objet : les « exhaustible ressources », c’est-à-dire l’ensemble des ressources au stock fini. Surtout, en proposant une modélisation des différentes situations d’exploitation : monopole, duopole, concurrence, niveaux variables d’intervention de l’État, etc. Sa conclusion : la concurrence maximise ce qu’il appelle la « valeur sociale », c’est-à-dire la production au moindre coût. En cela, il se démarque du courant conservationniste qui préconisait la mainmise de l’État sur les mines pour freiner l’exploitation des ressources précieuses. Pour Hotelling, au contraire, le monopole ne fait qu’augmenter les prix aux dépens du consommateur.

Une mise en scène problématique

De Jevons qui conclut son étude en évoquant le « choix historique » devant lequel est placé l’Angleterre, entre « une grandeur de brève durée et une médiocrité plus longue » (Jevons 1866 p. 376), à Hotelling formalisant mathématiquement cet arbitrage du point de vue de l’exploitant individuel, on peut voir une certaine continuité. Si tous deux pensent l’optimisation temporelle d’une ressource, ce sont pourtant les différences de contexte et de conceptualisation qui frappent, plus que cette vague similitude de raisonnement. De ce point de vue, le récit proposé par A. Missemer semble parfois trop homogène, et enfermé dans des bornes contestables.

C’est le cas notamment lorsque l’auteur affirme le « caractère fondateur » de The Coal Question pour « l’autonomisation » (p. 12, 43, 47, etc.) du discours économique sur le charbon. Les historiens de l’économie reconnaissent Jevons comme l’un des pères de l’économie mathématique. Faut-il en faire de surcroît « le signataire de l’acte de naissance de l’économie des énergies fossiles » (p. 12) ? Comme plusieurs chercheurs l’ont souligné, le lien de ses travaux mathématiques avec son livre sur le charbon est ténu [1]. Si l’on se tourne du côté des spécialistes des ressources ou de l’énergie, on constate que le statisticien Hotelling ne citait nullement Jevons ; qu’au sein de l’« energy economics », spécialité académique bien plus tardive, Jevons est peu présent et encore moins étudié. Même chez Leonard Brookes, ayant réactualisé l’effet-rebond dans les années 1980, la référence reste vague, les économistes modernes étant naturellement peu enclins à l’exégèse de textes si anciens (Brookes 1990). De Jevons, les manuels modernes sur l’énergie retiennent généralement sa prédiction — d’ailleurs exagérée — d’un épuisement des mines, ainsi que « l’effet rebond » dans son interprétation moderne.

Quelles ruptures ?

De même, A. Missemer s’efforce de mettre en évidence la « trajectoire » dont Hotelling constituerait la « concrétisation finale » (p. 49, 129). L’aventure intellectuelle « cheminant vers Hotelling » semble parfois presque trop belle pour être vraie. Où se situent, dans ce récit, les discontinuités, les ruptures de paradigmes ? Sur plus de 70 ans d’histoire intellectuelle, elles sont inévitables et nous intéressent a priori autant que les continuités.

Plutôt que par césures franches, l’histoire proposée par A. Missemer semble évoluer selon deux tendances principales. La première est au resserrement, d’une problématique « macroscopique » à la Jevons vers une approche « microscopique » (p. 15, 171). Il est en effet difficile d’échapper à ce constat. Comme le note Missemer, les « ressources » sont remplacées dans l’article de Hotelling par le terme « assets  » (p. 167), « actifs » ou parts de capital rentabilisables. L’enjeu proprement énergétique du problème, c’est-à-dire la manière dont une ressource affecte l’économie entière, voire le destin d’une société, a presque totalement disparu. Les préoccupations sociales, voire morales, dont témoignait le texte de Jevons [2] ainsi que les débats conservationnistes, ont laissé place à un savant calcul de maximisation du profit. A. Missemer semble parfois déplorer cette évolution, par exemple lorsqu’il dénonce à juste titre l’« illusion d’une préoccupation macrosociale » chez Hotelling (p. 173), ou plus généralement le « réductionnisme » des économistes mathématiciens (p. 90, 174). Il est néanmoins regrettable que cette transition ne soit pas analysée plus en détail [3].

La seconde tendance historique est celle d’un gain croissant de scientificité et d’objectivité : l’économie se constituerait peu à peu en « champ autonome » (p. 15). Son histoire semble parfois se résumer, sous la plume d’A. Missemer, à un chapelet d’« opérations intellectuelles » (p. 149), voire de « reconstructions » (p. 119), déconnectées de l’« histoire des faits » à laquelle l’auteur se montrait d’abord attaché. Or cette approche intellectualiste est contestable, ne serait-ce que parce qu’elle tend à évacuer la dimension inévitablement normative des discours économiques. Comment affirmer, par exemple, que Hotelling opère « une émancipation du discours économique par rapport au discours éthique » (p. 166), quand une note de la même page concède que le modèle véhicule les préjugés « utilitaristes » de son approche ?

Quels enjeux contemporains ?

En conclusion, l’auteur semble s’étonner : « Force est de constater que [les énergies fossiles décrites par Hotelling] n’ont en fait que peu de traits communs avec leurs siamoises des années 1860 » (p. 174, voir aussi p. 177, 121). On peut regretter que cette remarque n’ait pas servi de ligne directrice à l’ouvrage, ce qui aurait permis de montrer comment les discours sur le charbon se transforment au gré des configurations techniques, sociales et idéologiques où ils sont pris.

Cette idée se vérifie jusqu’à l’époque contemporaine. Le titre choisi pour l’ouvrage suggère que nous n’en avons pas fini avec « la fin des énergies fossiles », encore disponibles en quantité, et à relativement bas prix, sur notre planète. L’auteur rappelle que les sombres prophéties de Jevons ont été démenties et avance que les « Cassandre » contemporaines de la pénurie énergétique font elles aussi « peut-être fausse route » (p. 179).

Le problème, pourtant, ne se pose-t-il pas aujourd’hui en termes différents ? Le charbon est pour nous autre chose qu’une source d’énergie épuisable. Il est devenu une cause de pollution mortelle aux particules fines, de déstabilisation géopolitique, de « guerres du climat » même, à long terme. Il ne s’agit pas tant de savoir à quel rythme l’exploiter, mais bien si nous voulons continuer à le faire au risque, notamment, d’aggraver le changement climatique global. Autrement dit, on peut contester que l’économie du XXIe siècle ait vocation à multiplier les raffinements mathématiques d’un modèle gestionnaire à la Hotelling, quand il lui reviendrait plutôt d’inventer des outils pour concilier notre soif légitime de bien-être avec l’exigence écologique — en luttant, par exemple, contre l’effet-rebond. De ce point de vue, l’ouvrage d’A. Missemer, tout en offrant un recul nécessaire et détaillé sur un pan méconnu de l’histoire intellectuelle, pâtit d’un économisme qui laisse le lecteur assez désarmé.

Recensé : Antoine Missemer, Les Économistes et la fin des énergies fossiles (1865-1931), Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque de l’économiste », 2017, 225 p., 28 €.

par Gabriel Lombard, le 11 juillet 2018

Aller plus loin

  Brookes, L., « The Greenhouse Effect : the Fallacies in the Energy Efficiency Solution », Energy policy, 18(2), 1990, p. 199-201.
  Illich Ivan, « L’énergie, un objet social », Esprit, 8, 2010, p. 211-227.
  Jevons, W. Stanley, The Coal Question. An Enquiry Concerning the Progress of the Nation, and the Probable Exhaustion of our Coalmines, Macmillan, 1866.

  Madureira, Nuno Luis, « The Anxiety of Abundance : William Stanley Jevons and Coal Scarcity in the Nineteenth Century », Environment and History, 18/3, 2012, p. 395-421.

  Pottier Antonin, L’économie dans l’impasse climatique : développement matériel, théorie immatérielle et utopie auto-stabilisatrice, EHESS, 2014.

  Schabas, Margaret, The Natural Origins of Economics, University of Chicago Press, 2009.

  Schabas, Margaret, A World Ruled By Number : William Stanley Jevons And The Rise Of Mathematical Economics, Princeton University Press, 2014.

  Sekerle Richiardi Pelin et Sigot Nathalie, « William Stanley Jevons et la “réforme sociale” : une théorie du bien-être sans postérité », Cahiers d’économie politique/ Papers in Political Economy, 64, 2013, p. 221-251.

Pour citer cet article :

Gabriel Lombard, « Les économistes au charbon », La Vie des idées , 11 juillet 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Les-economistes-au-charbon

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Notes

[1Antonin Pottier le souligne dans une thèse récente qui apporte un éclairage très utile, en français, sur les mêmes thèmes : voir Pottier 2014, p. 108 et 111-112.

[2La perspective de l’inéluctabilité de la hausse des prix du charbon soulève des questions «  d’ordre moral et politique  », d’importance «  presque religieuse  », écrit Jevons dans sa préface (1866, p. 14). Pour les aspects sociaux de la pensée de Jevons, voir Sekerle et Sigot, 2013.

[3Sur cette question, on peut notamment consulter les travaux de Margaret Schabas sur la «  dénaturalisation  » de l’économie, c’est-à-dire le détachement progressif de la pensée économique son substrat matériel. M. Schabbas est par ailleurs l’auteure d’une monographie sur Jevons.

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