Quels sont les effets de l’œuvre d’art sur la conscience et sur la société ? L’art écologique renouvelle cette question de manière urgente, en appelant à l’amitié pour la nature mise à mal.
Quels sont les effets de l’œuvre d’art sur la conscience et sur la société ? L’art écologique renouvelle cette question de manière urgente, en appelant à l’amitié pour la nature mise à mal.
Les perturbations induites par l’activité humaine sur l’écosystème terrestre sont indéniables. Dans son ouvrage Un Art écologique. Création plasticienne et Anthropocène, l’historien de l’art P. Ardenne entend explorer les approches adoptées par différents artistes face à cette situation écologique dans le moment de « l’anthropocène », un terme actuellement en vogue dans les milieux de l’édition, mais avec lequel l’auteur se dit en réalité peu à l’aise [1].
Qu’est-ce que la création plasticienne peut apporter pour penser l’écologie et quelles sont les formes adaptées à son approche [2] ? P. Ardenne n’entend pas céder à l’appel de la fascination visuelle pour le morbide, auquel les arts plastiques sont trop souvent soumis. Le risque ? Que ces formes spectaculaires suscitent un simple effet cathartique sur le public, sans entraîner un réel engagement écologique. Dans son étude critique de la raison apocalyptique, Michael Foessel écrivait : « Le danger actuel ne réside pas tant dans l’apocalypse que dans l’apparition d’une nouvelle forme d’insensibilité. L’ascète dénué de monde organise sa vie autour du calcul et de la prévision afin de ne plus se confronter à la contingence. Il a intériorisé la catastrophe pour ne plus la voir. » [3] Être sensible : c’est une forme de prérequis pour les artistes que P. Ardenne propose timidement de dénommer éco-artistes [4] ou créateurs « verts » (p. 11). Rendre sensible prend tout autant d’importance : la question soulevée ici est celle des effets que l’art peut prétendre avoir sur la société dont il est issu. Face à leur public, les artistes ont-ils une responsabilité éthique vis-à-vis de la nécessité d’action urgente, et si oui, quelles sont leurs possibilités d’y contribuer par des formes de création sensibles ?
Sans prétendre réécrire l’histoire de l’art ni, non plus, délivrer des injonctions sur ce qui serait la bonne manière de créer dans notre monde contemporain, P. Ardenne tente simplement de comprendre quelles sont les pratiques que l’on peut associer à un art écologique. Il ne suffit pas de travailler dans la nature ou avec le vivant : à cet égard le Land Art, qui se développe dans les années 1960, période à laquelle l’auteur situe les prémices de l’art portant un message « vert », est particulièrement révélateur. La diversité des démarches rattachées à ce mouvement permet de cerner avec précision l’un des arguments majeurs de cet ouvrage fondé sur la distinction entre œuvres « dures » et œuvre « douces » (p. 72). Les premières sont caractérisées par leur agressivité et leur violence envers l’écosystème dans lequel elles sont installées (destruction irréversible, pollution durable, ablation de matière). Les œuvres « douces », elles, n’affectent pas significativement cet écosystème.
L’exemple est donné de l’artiste Denis Oppenheim qui, en 1968, creusa dans la neige des sillons concentriques à la frontière des États-Unis et du Canada, à la limite des deux fuseaux horaires, pour évoquer le passage et la délimitation arbitraire du temps (Annual Rings, 1968, Fort Kent, Maine). Cette œuvre traverse son site de manière éphémère et délicate. Au contraire, la barre de cuivre d’un kilomètre de long enfoncée dans la Terre par Walter de Maria (Vertical Earth Kilometer, 1977, Kassel) est le symbole de l’appropriation despotique de la Terre par l’artiste. « Toute Terre que tu sois, je fais de toi ce que je veux, dit l’artiste. J’agis à ma guise et te prends à l’envi. Un viol ? » (p. 73)
Le critère de douceur ici isolé par P. Ardenne n’est donc pas fondé sur une quelconque valeur artistique, mais sur une posture de respect qui vise à provoquer, chez le public, un sentiment de philia, d’amitié envers le milieu naturel. Dans le contexte de crise écologique actuelle, ce sentiment se transforme en une attitude de compassion : dans son introduction, P. Ardenne met d’emblée en avant l’idée de « souci » et de « soin » (care). Très vite s’y adjoint une dimension de responsabilité : il s’agit de panser les plaies de la maladie infligée par l’être humain à la Terre, mais aussi, peut-être, d’enclencher un processus de réparation. « Comment vivre dans un monde malade sans simplement y survivre et, de ce monde malade, que faire pour qu’il recouvre la santé ? » (p. 12).
P. Ardenne resserre progressivement son argument pour écarter également les projets certes « doux », mais abordant la question écologique de manière non frontale. Les artistes de l’art écologique ont pleinement pris conscience de la réalité du contexte de leur création, et vont au-delà du constat clinique ou de la dénonciation de la désagrégation du monde pour passer dans le temps de l’action. Leur travail provoque un bouleversement du rapport de l’artiste et du public à l’œuvre d’art et une prise de conscience collective de l’urgence écologique.
En cela, si l’ouvrage n’est pas militant, il s’articule nécessairement avec des réflexions touchant à nos modes d’organisation sociétaux et politiques. P. Ardenne en appelle à une nouvelle impulsion créative fondée sur l’éthique, au sein de laquelle l’artiste fait preuve d’un investissement personnel de l’ordre d’une morale supérieure, celle de préservation vitale et de l’attention portée à la Terre. Le processus de réception – la plus large possible – tient une place d’importance majeure dans ce mode de fonctionnement de l’art, cette nouvelle économie créative, puisque le public se doit, s’il est lui aussi responsable, de devenir acteur face à cette situation.
À première vue, on pourrait regretter la forme de catalogue que prend, dans une certaine mesure, cet ouvrage : un déroulement d’initiatives plus ou moins isolées. Le lecteur – particulièrement l’historien de l’art, habitué aux classifications historiographiques – peut être surpris, voire frustré, par ce passage en revue assez systématique de propositions individuelles. Mais P. Ardenne justifie son refus de labélisation simpliste et d’attribution d’étiquettes « réductrices, trop classificatoires » (p. 9) : il se réclame d’une démarche de nature documentaire qu’il annonce, bien sûr, incomplète. L’article indéfini du titre même de l’ouvrage, Un art écologique, l’indique : il ne s’agit pas de fédérer ces propositions en un mouvement cohérent, bien au contraire. L’auteur est sensible au risque de « greenwashing » corollaire à toute forme d’estampillage et tient à adopter « la plus grande prudence analytique et sémantique. » (p. 9) « Pas à pas », il documente l’attitude propre de différents artistes à un moment donné. Une synthèse sur le thème d’ « un art écologique » serait ici un exercice non seulement impossible, mais aussi déplacé. Il ne s’agit pas d’un mouvement, mais d’une multitude « de formes plastiques et d’élaborations sensibles. » (p. 7) Cette approche respecte l’intégrité de chaque démarche et permet aussi d’évoquer de nombreux artistes dont l’engagement écologique est de nature partielle ou ponctuelle à l’intérieur de leur travail.
P. Ardenne structure néanmoins son ouvrage en trois parties, distinguant de grandes « familles » d’initiatives artistiques qu’il présente de manière graduelle, vers un art le plus écologique possible. La première, « prendre un bain de nature », évoque le rapport à la Terre et l’immersion de l’artiste ou de son art dans la nature. La deuxième, « vers l’éco-création », introduit une réelle revendication écologique consciente de la part des artistes. Enfin, la dernière partie, « pas-à-pas vers l’art utile », entre cette fois de plain-pied dans un processus d’action au sein du combat environnemental et de recherche de résultats concrets. S’y révèlent avec ampleur les grandes notions finalement retenues par l’auteur : l’éthique, la responsabilité, l’engagement. Y sont valorisés des artistes « dont l’œuvre entier, cette fois, se destinera à valoriser la cause écologique. » (p. 11)
Si l’on garde toujours, en toile de fond, cette idée de douceur, l’on comprend que cet engagement ne saurait se limiter à des actions coup de poing. L’art utile, dans sa diversité, se révèle souvent sous la forme d’un travail in situ, éphémère, ponctuel, local et ancré socialement, politiquement dans le lieu choisi. L’art éthique est peu médiatisé : il n’est pas à la recherche de reconnaissance critique, institutionnelle, pécuniaire. « Il n’a pas besoin d’être élu dans la mesure où il ne prétend pas à la domination artistique, mais s’étaye sur la logique des nécessités humaines et planétaires. » (p. 183) Ses formes plastiques, très diverses, peuvent aller des pratiques les plus traditionnelles (et ancrées dans le visuel) à l’invention de nouvelles expressions, que P. Ardenne qualifie de contextuelles [5], intégrant tant les processus naturels eux-mêmes que le public. Sur le plan de la réalisation matérielle, en dehors de l’intégration respectueuse dans l’écosystème évoquée plus haut, le critère déterminant ne concerne pas l’œuvre, mais sa facture, la condition étant qu’elle « ne se traduise pas par un bilan carbone excessif. » (p. 261)
P. Ardenne est formel : l’Ice Watch d’Olafur Eliasson (2015, Paris), coup artistico-médiatique de la COP21, présente un coût écologique « scandaleux » (p. 261). Ce que l’auteur exprime ainsi, c’est que l’impact symbolique de l’œuvre ne fait pas le poids face à son bilan carbone. Ici se situe toute la question : à l’heure de l’urgence de l’action écologique et de ses effets, que vaut le poids symbolique de l’art ? « Que peut l’art, dans cette partie ? Rien, ou si peu. Entendons, rien ou très peu en termes d’efficacité concrète. » (p. 7) Cette inefficacité est encore renforcée par la dédicace glaçante de l’ouvrage, à la mémoire de trois militants morts au combat, Ken Saro-Wiwa, Vital Michalon et Rémi Fraisse, « martyrs de la cause écologique, nos éclaireurs » (p. 5).
Alors à quoi bon l’art ? L’auteur évoque en introduction un combat désespéré (p. 7). Pourtant, tout au long de ce travail, il réaffirme le rôle de l’artiste dans la lutte pour un monde meilleur, notamment par le biais de son exemplarité. Les éco-artistes, ceux qui ont non seulement comme nous tous une responsabilité, mais éprouvent aussi ce sentiment de responsabilité, développent avec détermination une recherche allant dans le sens de la lutte écologique. Ils adoptent une attitude constructive, un combat par le sensible et le symbolique. Mais ce combat ne peut pas se mener à n’importe quel prix écologique.
Cette lecture provoque un profond scepticisme envers le fonctionnement du monde de l’art marchandisé, caractérisé par l’énorme impact écologique des productions et des déplacements des matériaux de production des œuvres, de ceux des expositions, du mode de vie nomade des artistes et du monde de l’art globalisé. Mais aussi un sentiment de défiance envers les initiatives artistiques qui, bien que dites « contemporaines », continuent de travailler en dehors du contexte de leur temps, celui de l’urgence de la situation.
Quant à l’historien de l’art, n’a-t-il pas, lui aussi, une responsabilité à exercer face à ces créations que P. Ardenne qualifie de démonstratives, militantes et exemplaires (p. 262) ? Celui-ci livre en conclusion un effort de synthèse sur une autre histoire de l’art en cours, proposant le néologisme d’« anthropocènart » (p. 260). Il ne propose pas un nouveau grand récit, mais met en avant un mode de sensibilité encore trop peu exploré. L’auteur précise qu’il ne se fait pas d’illusion sur la lente pénétration de ces initiatives dans les conventions de goût en histoire de l’art. Nous sommes dans un moment de transition – un temps nécessaire au changement des mentalités. Cet ouvrage est un appel à en sortir : il pose les fondements d’un champ d’investigation à développer. P. Ardenne le dit dès la première page, sa démarche s’inscrit « dans un esprit de clarté, d’information et d’appel à des recherches plus poussées. »
par , le 19 juin 2019
• Nathalie Blanc, Les formes de l’environnement. Manifeste pour une esthétique politique, Genève, Metis Presses, 2016.
• Nathalie Blanc, Julie Ramos, Ecoplasties. Art et Environnement, Paris, Manuella Editions, 2015.
• Michel Deguy, Ecologiques, Paris, Hermann, 2012.
• Frédéric Legault, « Anthropocène ou Capitalocène ? Quelques pistes de réflexion », L’Esprit libre, publié en ligne le 12 juin 2016.
• Guillaume Logé, Renaissance sauvage, l’art de l’anthropocène, Paris, Puf, 2019.
• Linda Mestaoui, Green art : la nature, milieu et matière de création, Paris, Editions Alternatives, 2018.
• Thomas Schlesser, L’Univers sans l’homme, Paris, Hazan, 2016.
• Jean-Baptiste Fressoz, « L’Anthropocène et l’esthétique du sublime », dans Hélène Guénin (dir), Sublime. Les tremblements du monde, catalogue d’exposition, Metz, Centre Pompidou-Metz, 2016, p. 44-49.
• Tribune du collectif de chercheurs Labos 1point5, « “Face à l’urgence climatique, les scientifiques doivent réduire leur impact sur l’environnement” », Le Monde Sciences, 20 mars 2019, p. 7.
• Jean-Baptiste Fressoz, « Faut-il prendre l’avion pour être savant ? », Le Monde, 3 avril 2019, p. 33.
– Rubber Man
Juliette Bessette, « Les créateurs verts », La Vie des idées , 19 juin 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Les-createurs-verts
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[1] Ce terme fait toujours débat, y compris au sein de la communauté scientifique. P. Ardenne lui préfère le concept de néholocène (fini-Holocène) du géologue Jean-Paul Barusseau. Le concept de capitalocène a également été proposé, cette nouvelle époque géologique n’étant pas due à l’activité humaine mais bien à son activité au sein d’un système capitaliste.
[2] La postface de Bernard Stiegler, « L’art dans la situation post-véridique et le nouveau conflit des facultés noétiques dans l’Anthropocène », propose, comme d’autres avant lui et comme il l’avait déjà fait ailleurs, de repenser l’œuvre d’art à partir du concept d’entropie (Entropocène) sous forme d’une démonstration philosophique assez impénétrable.
[3] Michael Foessel, Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Paris, Seuil, 2012, p. 288, cité dans Thomas Schlesser, L’Univers sans l’homme, Paris, Hazan, 2016, p. 238.
[4] Calqué sur le terme anglo-saxon « eco art ». Voir notamment, comme le conseille Paul Ardenne, Linda Weintraub, To Life ! Eco Art in Pursuit of a Sustainable Planet, University of California Press, 2012.
[5] Un thème déjà travaillé par l’auteur : Paul Ardenne, Un art contextuel, création artistique en milieu urbain, en situation, d’intervention, de participation, Flammarion, 2009.