Recensé : Richard S. Grossman, Unsettled Account : The Evolution of Banking in the Industrialized World since 1800, Princeton University Press, 2011, 383 p.
Que faire des banques ? La question reçoit des réponses d’autant plus incertaines et fantaisistes que la fonction, les actions et l’histoire de ces institutions sont mal connues. Accusées de mille maux ou au contraire louées, voire sauvées, en raison de leur contribution indispensable au financement de l’économie, les banques demeurent un élément incontournable de l’histoire du capitalisme. On attribue à un ancien directeur de la Banque d’Angleterre, Josiah Stamp, cette phrase lapidaire : « les banques ont été conçues dans l’immoralité et sont nées dans le pêché ». C’est cette genèse prétendument amorale que l’historien économiste Richard S. Grossman, professeur à l’Université Wesleyan aux États-Unis, se propose de retracer dans un livre au titre évocateur, Unsettled account, soit « compte non soldé ». L’auteur s’attache plus particulièrement à étudier l’histoire des banques commerciales dans les pays occidentaux de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la première moitié du XXe siècle. Procédant de manière thématique et analytique, il développe un cadre général pour aborder l’histoire et le fonctionnement du système bancaire. L’ouvrage se présente ainsi comme une introduction idéale pour toute personne désireuse d’étudier le rôle des banques dans le financement de l’économie ou de réfléchir aux réformes nécessaires à l’évolution de ce secteur.
Cet ouvrage vient combler un manque remarquable. L’historiographie en la matière est en effet majoritairement constituée, soit d’analyses du système bancaire dans un contexte économique précis (en particulier lors des crises), soit de monographies. Les tableaux d’ensemble du système bancaire sur une longue période et sur plusieurs pays sont rares et anciens : les deux synthèses existantes sur le sujet datent respectivement de 1915 et de 1929 (Conant, A History of Modern Banks (1915), et Parker Willis et Beckhart, Foreign Banking Systems (1929)) ; quant à l’œuvre influente de Charles Kindleberger, A Financial History of Western Europe (1984), elle porte moins sur les banques que sur les systèmes financiers dans leur ensemble, selon une analyse pays par pays qui contraste avec l’approche thématique qu’adopte Grossman.
L’auteur restreint son sujet à l’émergence des banques commerciales sous forme de sociétés anonymes, et à la fonction centrale des banques : la création du crédit. Il en retrace l’origine au début de l’ouvrage. Les chapitres suivants présentent les quatre facteurs que Grossman estime cruciaux pour expliquer l’évolution des banques : les crises, les sauvetages du système bancaire (renflouement, prêteur en dernier ressort, nationalisation), les fusions, et enfin, la régulation bancaire. Le reste du livre est consacré à trois courtes études de pays : Angleterre, États-Unis et Suède ; enfin, un dernier chapitre fait la synthèse des évolutions du système bancaire depuis la Seconde Guerre mondiale et questionne brièvement les enjeux de la libéralisation initiée dans les années 1980.
Une approche thématique et synthétique
La démarche synthétique adoptée par l’auteur implique nécessairement des choix, qu’il justifie en introduction. Unsettled Account est ainsi consacré exclusivement aux banques commerciales société anonymes (incorporated commercial banks). Une banque commerciale est une banque qui reçoit des dépôts et effectue des prêts. Une société anonyme est une société dont les parts sont détenues par des actionnaires dont le nom n’est pas lié à l’entreprise et dont la responsabilité est la plupart du temps limitée (si l’entreprise fait faillite, l’actionnaire ne perd que sa mise). Les banques qui combinent ces deux caractéristiques sont les plus connues du public : BNP, Société Générale, Bank of America, HSBC etc.
Les raisons qui justifient de limiter l’étude à ce type d’établissement financier est que leur importance dans l’organisation de l’économie est ancienne et considérable : leur émergence, contemporaine de l’industrialisation de l’Europe et des États-Unis, a permis son financement et son développement. En outre, leur lien avec les États sont plus étroits que ceux de tout autre institution financière : la plupart des premières banques commerciales ont été créées par les États afin de les financer, ce sont elles qui sont majoritairement sauvées lors des crises en fonction des risques que leur faillite ferait courir aux déposants, certaines ont été nationalisées au cours de leur histoire et ce sont, enfin, les institutions financières les plus régulées.
L’approche thématique évite également toute exhaustivité géographique ou chronologique : ce n’est qu’à titre d’exemple que les cas de pays sont analysés. Mais outre l’étude détaillée de trois pays dans la seconde partie du livre, les annexes et la bibliographie offrent quant à elles de nombreux éléments pour établir des comparaisons internationales systématiques [1].
Chaque chapitre commence par une discussion théorique qui énonce les distinctions essentielles à l’analyse : Comment les banques créent de la monnaie ? Quelles sont les raisons d’une crise bancaire ? Qu’est-ce qui peut justifier un sauvetage des banques et quels peuvent au contraire en être les dangers ? Qu’est-ce qui justifie les fusions bancaires et comment cela influence-t-il le financement de l’économie ? Qu’est-ce qui justifie la régulation des banques, et quelles en sont les grandes caractéristiques ? Chacun de ces préambules théoriques, non mathématisés, forme d’ailleurs la preuve que la théorie économique peut ne pas reposer uniquement sur une formalisation abstraite irréaliste et qu’elle ne parle pas nécessairement d’une seule voix. Grossman utilise différentes théories pour identifier des mécanismes, possiblement contradictoires, que l’on trouve à l’œuvre dans le développement du système bancaire et qui dépendent du contexte politique ou social. Il évite ainsi les écueils d’une vision téléologique, fondée sur le seul critère d’efficience économique.
On regrettera seulement que l’auteur n’ait pas envisagé d’analyser de surcroît le rôle des banques dans la mondialisation financière et commerciale. On sait en effet que par deux fois, dans la seconde moitié du 19e siècle puis dans la seconde moitié du 20e siècle, ces établissements ont joué un rôle de premier plan dans la circulation des capitaux et ont pu être associées aux politiques étrangères, notamment impérialistes, de certains pays.
Fonctions et origines du système bancaire
L’origine des banques est difficile à dater, même si l’on trouve des traces de maisons bancaires, qui prêtent et reçoivent des dépôts d’argent, dès le VIIe siècle avant J-C en Mésopotamie. Ce qu’est une banque est d’ailleurs difficile à définir : beaucoup de commerces ou d’acteurs privés ont exercé des activités de prêt ou de change dans l’histoire. Grossman, suivant entre autres Schumpeter, adopte une définition fonctionnaliste selon laquelle l’activité de prêt d’une banque se caractérise par la création monétaire : une banque délivre de la monnaie ou des prêts correspondants à un montant supérieur aux dépôts qu’elle accueille. À partir du moment où ce que le banquier prête à son client peut s’échanger (un billet, un reçu ou une lettre de change par exemple), cela devient monnaie. Le dilemme du banquier est donc qu’il a intérêt à prêter beaucoup pour faire plus de bénéfices, mais dans des limites raisonnables afin de ne pas être incapable de répondre à la demande des déposants voulant retirer leur argent.
Durant des siècles, le rôle de banquier est principalement joué par des familles dont l’activité d’origine n’est pas la banque mais le commerce, l’orfèvrerie, etc. La substitution des banques commerciales sociétés anonymes aux banques privées s’amorce à la fin du XVIIe siècle (la Bank of England est fondée en 1694) et s’accomplit pleinement au cours du XVIIIe et au début du XIXe siècle. Deux facteurs expliquent ce développement : la volonté des États de financer leur dette, et l’accroissement de l’activité économique. Le premier facteur acquiert une dimension paradigmatique en Angleterre : la Bank of England, la première banque comportant des actionnaires, est créée sous impulsion étatique et a pour but premier le financement de l’État. Non seulement elle a le monopole de l’émission de monnaie, qu’elle gardera ensuite en tant que Banque centrale, mais elle est également la seule banque à avoir le droit d’être une société par action (joint stock banking) jusqu’en 1826.
Le deuxième facteur économique expliquant l’émergence des banques sociétés anonymes est l’augmentation de la demande pour les prêts et transactions financières, que l’augmentation de l’activité bancaire influence en retour. Les banques privées, limitées par leur structure familiale et par des partenariats ne garantissant pas la responsabilité limitée, n’étaient pas en mesure de lever assez de fonds et d’atteindre une taille suffisante pour répondre à cette demande (une exception bien connue à ce phénomène est la banque Rothschild). De nombreux facteurs politiques et légaux influencent également ces développements, de manière différente dans chaque pays : l’existence précoce d’un marché monétaire aux Pays-Bas pourrait ainsi expliquer en partie l’émergence tardive des banques commerciales dans ce pays par rapport à ses voisins belges ou allemands.
Les crises et l’évolution du paysage bancaire
Les crises ont été un élément déterminant de l’histoire des banques et de leur régulation. La survenue d’une crise bancaire résulte toujours d’une incapacité des banques à faire face à une demande à leur passif, c’est-à-dire à une demande de retrait des dépôts ou du capital. Grossman distingue trois causes principales de ce phénomène dans l’histoire : les fluctuations macroéconomiques (boom-bust), une perte de confiance, par le jeu des anticipations, ou une faiblesse structurelle du système bancaire. Sans négliger les deux autres et tout en montrant bien que les trois facteurs se combinent dans la plupart des crises, Grossman insiste davantage sur le premier en l’étayant par deux arguments classiques : une récession entraîne, d’une part, des faillites d’entreprises et des défauts de paiement qui fragilisent les banques et, d’autre part, une baisse du prix des actifs qui correspond à l’éclatement d’une bulle à laquelle les banques ont elles-mêmes contribué. Fort de la comparaison des crises bancaires dans 10 pays de 1800 aux années 1930, Grossman montre alors de manière convaincante comment celles-ci sont inextricablement liées au cycle de la production et de l’inflation. L’analyse de la confiance – dans le système politique ou la valeur de la devise par exemple – et de la structure du système bancaire permettent ensuite de comprendre pourquoi les fluctuations macroéconomiques peuvent avoir des effets différents selon les pays ou les périodes. Reprenant les conclusions de ses travaux précédents sur l’entre-deux guerres, l’auteur met notamment en valeur le fait que les pays dont les banques ont une taille plus importante, sont plus diversifiées, et ont plus de succursales, ont été moins affectés par la Grande dépression.
On relèvera enfin particulièrement la chronologie des crises bancaires qu’établit Grossman (présentée en annexe au chapitre 3), qui, même si elle couvre moins de pays et s’arrête en 1929, se révèle plus informée et plus en phase avec l’historiographie que celle qu’ont récemment proposée C.Reinhart et K.Rogoff dans un ouvrage ayant connu un succès important, This time is different. Eight centuries of financial folly. À la différence de ces deux auteurs, Grossman ne se contente pas d’établir la date des crises à partir de séries statistiques dont la fiabilité est souvent soumise à caution, mais complète ses sources quantitatives par d’autres informations portant sur les réactions politiques, économiques et sociales propres à chaque pays. Une crise est donc définie par la faillite de nombreuses banques ou par celle d’une banque très importante, ayant eu un vaste effet de contagion, ou alors par une intervention publique empêchant ces précédents phénomènes de survenir. Si on prend l’exemple de la France, il résulte de cette définition que Grossman identifie un nombre plus faible de crises (1848, 1871, 1882, 1889) que Reinhart et Rogoff, dont la définition statistique vient à inclure dans l’échantillon des moments de turbulences ou de difficulté pour le secteur bancaire n’ayant pas pour autant entraîné de faillites massives ou de sauvetage : 1864, 1867, 1904, 1907.
Faut-il sauver les banques ?
Les chapitres que l’auteur consacre à la question des crises bancaires mettent au jour une problématique dont la pertinence actuelle n’est plus à démontrer. Les crises bancaires sont non seulement un élément permanent et cyclique sur deux siècles, elles participent également à une reconfiguration du paysage bancaire, en particulier car elles ont à chaque fois des conséquences sur les fusions-acquisitions et sur la régulation des banques. La façon dont les gouvernements ou les banques centrales sauvent, ou ne sauvent pas, les banques en temps de crise est également un facteur décisif de l’évolution du système. L’intervention publique en cas de crise fait face à un dilemme : comment empêcher les conséquences néfastes de troubles bancaires sur le reste de l’économie tout en évitant une protection indue des banques ?
La tendance générale à la consolidation du secteur bancaire, liée à l’accroissement de l’activité économique et l’industrialisation, a en effet conduit à l’émergence de banques plus grandes et plus diversifiées. De tels groupes bancaires semblent être plus solides en temps de crise. Mais cette résistance a priori plus grande peut avoir un coût plus important si ces grands établissements sont finalement touchés car leur faillite risque d’avoir un coût social et économique beaucoup plus important, à la fois parce qu’il serait plus susceptible d’entraîner une contagion de la crise et parce qu’il toucherait plus de déposants.
Par ailleurs, sauver les banques présente le danger, d’une part de maintenir des institutions inefficaces, et d’autre part de créer un aléa moral, c’est-à-dire de favoriser des pratiques plus risquées à l’avenir motivées par la garantie d’être sauvé.
Une nouvelle fois, Grossman introduit des distinctions très utiles pour analyser les différentes attitudes des États ou des banques centrales dans l’histoire. Ils peuvent soit procéder à un renflouement par des prêts directs ou un achat direct de parts, soit mettre en place des opérations alimentant en liquidité le système bancaire (c’est le « prêteur en dernier ressort »), soit effectuer une nationalisation des banques. Le recours à l’un de ces instruments économiques plutôt qu’à un autre révèle tout autant l’état des rapports de force entre l’État et les banques que la conception politique et sociale du système bancaire en vigueur dans le pays. La discussion stimulante de la distinction entre le renflouement et le prêteur en dernier ressort permet notamment de comprendre pourquoi la Banque centrale européenne, face à la crise actuelle, a largement outrepassé sa fonction de prêteur en dernier ressort et a opéré un véritable plan de renflouement des banques. Une partie de ses opérations s’est directement adressée en effet à certaines banques, et la BCE a accepté des titres de plus faible qualité que d’habitude à des conditions très avantageuses, alors même que la fonction de prêteur en dernier ressort demande de mener une politique expansive globale d’injection de liquidités, sans s’adresser à une banque particulière, en prêtant à des taux plus élevés et en acceptant des titres de bonne qualité.
Les exemples de renflouements précédents de banques, notamment en France et en Angleterre à la fin du XIXe siècle, incitent également à considérer les récents plans de sauvetage comme ayant été particulièrement indulgents vis-à-vis des actionnaires et des administrateurs des établissements bancaires.
Dilemmes de la régulation
Le chapitre que Grossman consacre à la régulation lie encore une fois les deux visages du système bancaire : les banques sont des entreprises comme les autres dont il faut réguler la concurrence ; les banques ont le pouvoir de créer de la monnaie et leur régulation revient donc à exercer un contrôle monétaire. Historiquement, la régulation monétaire l’a d’abord emporté. La politique monétaire de la banque centrale suffisait à réguler le système bancaire et les banques étaient soumises seulement au régime légal des sociétés. À l’exception notable de l’Angleterre qui adopte The Joint Stock Bank Act dès 1844, on remarque ainsi que plus la banque centrale d’un pays est ancienne, plus son code de réglementation bancaire est récent. En France, où la Banque de France a été créée en 1800, il faudra attendre 1941. À l’inverse, les États-Unis qui n’ont eu une véritable banque centrale que très tardivement, à partir de 1913, ont réglementé les banques dès 1837. Après la Seconde Guerre mondiale, la réglementation bancaire dans le monde présente donc de nouvelles caractéristiques : l’ensemble des pays a dorénavant une législation bancaire, les banques centrales ne sont plus des institutions privées, et les premiers accords de Bâle, signés en 1988, ouvrent même la voie à l’harmonisation internationale de certaines règles bancaires.
L’auteur distingue enfin quatre éléments qui permettent de saisir les diverses dimensions de la réglementation bancaire : les conditions d’entrée sur le marché, les contraintes de détention de fonds propres, la capacité de détention de titres (c’est-à-dire s’il faut ou non différencier banques commerciales et banques d’investissement), et l’identité du régulateur. Grossman insiste notamment sur le fait que le marché peut jouer lui-même un rôle régulateur, en particulier en ce qui concerne les ratios de fonds propres : le ratio des actifs sur les fonds propres varie beaucoup plus en fonction de la conjoncture économique et de la réaction des banques aux crises qu’en fonction des limites légales. Ceci est particulièrement éclairant à l’heure où les propositions du comité de Bâle pour augmenter les ratios de fonds propres sont jugées par certains trop timides et bien en dessous du niveau actuel atteint par les banques, alors que d’autres les jugent au contraire trop contraignantes.
Grossman fait très justement valoir que la crise actuelle a mis au premier plan le problème des conflits d’intérêts qui peuvent survenir dans la régulation bancaire et celui, récurrent, des innovations financières qui anticipent et contournent bien souvent les modifications apportées à la régulation. Cette difficulté caractéristique de la régulation bancaire n’est toutefois pas nouvelle.
Unsettled account n’aura de cesse de convaincre son lecteur que l’histoire des banques est indissociable de l’histoire du capitalisme et de la création monétaire, mais aussi de celle des gouvernements et du droit des sociétés. Par son thème, cet ouvrage, dont la traduction française serait plus que souhaitable, peut donc toucher un public large. Mais c’est également par la méthode qu’il déploie que Richard Grossman a réussi à écrire une introduction idéale au fonctionnement du système bancaire passé ou présent : les études historiques, les distinctions théoriques et les nombreuses références qui jalonnent l’ouvrage constituent un cadre d’analyse solide qui nourrira aisément l’étude de pays ou de périodes différentes.