Dans le sillage de Marcel Mauss, Pierre Lemonnier aborde les rites des initiations masculines des Baruya de Nouvelle-Guinée non pas en fonction du signifiant qu’on peut leur accoler, mais de l’action sur la matière qu’ils rendent possible.
À propos de : Pierre Lemonnier, La ritualité des choses. Objets, gestes et paroles des initiations masculines baruya (Papouasie-Nouvelle-Guinée), Éditions Mimésis
Dans le sillage de Marcel Mauss, Pierre Lemonnier aborde les rites des initiations masculines des Baruya de Nouvelle-Guinée non pas en fonction du signifiant qu’on peut leur accoler, mais de l’action sur la matière qu’ils rendent possible.
Marcel Mauss avait-il encore vu juste ? Après son hypothèse du don comme structure fondamentale de toute société humaine et sa découverte du façonnement social par l’acquisition d’habitudes corporelles, celui que l’on aime à désigner comme le père fondateur de l’ethnologie française nous a laissé dans ses écrits épars une règle de méthode irrévocable qui consiste à aller toujours du concret vers l’abstrait, en particulier dans le cas des rituels religieux. Selon Mauss, il faut s’arrêter avec grand soin sur la matérialité (terme à la mode depuis quelques années) qui entoure la réalisation d’un rituel, c’est-à-dire sur les gestes, les objets, mais aussi les mécaniques qui sont engagées durant ce moment particulier pour obtenir ce qui est espéré. En un mot, et pour résumer cette position ô combien novatrice, il faut observer à chaque fois le rituel comme une technique qui consiste à façonner les corps, à modifier les pensées, à réagencer les interactions entre les participants et les autres membres de la communauté.
À lire le livre de Pierre Lemonnier, La ritualité des choses. Objets, gestes et paroles des initiations masculines Baruya (Papouasie-Nouvelle-Guinée) il n’y a aucun doute à avoir sur la force et l’aspect profondément heuristique de cet indispensable retour à Mauss. Il est évident que les objets font quelque chose, en particulier lors de la Muka, ce grand rituel initiatique collectif des Baruya [1] de Nouvelle-Guinée, pilier de leur ordre social et politique. Ce rituel de plusieurs semaines et de plus de 110 étapes successives est entré dans le panthéon de la littérature ethnographique pour deux moments particulièrement emblématiques : le percement du septum nasal des jeunes garçons et l’ingestion de sperme, principe de vie et de force, qui circulait des aînés aux cadets par la pratique de la fellation rituelle [2].
Mais au-delà de ces deux grandes cristallisations rituelles qui ont beaucoup fait gloser les spécialistes, cette cérémonie est surtout un immense façonnage des corps et des esprits de ces jeunes garçons âgés de 8 à 12 ans qui vont brutalement apprendre de nouveaux tabous à partir desquels la suite de leur existence va s’organiser entièrement. Tout change, de la conduite aux vêtements en passant leur rapport à la mort et au danger ou encore par l’absolue nécessité de s’entraider pour les futurs hommes bientôt guerriers. Ce qu’apporte la perspective de Lemonnier à ces éléments par ailleurs bien connu c’est de comprendre les différents buts de ce rituel qui construit pour les initiés un nouvel univers mental en se souciant – à la manière de Mauss – des centaines de gestes et d’objets qu’il est possible d’observer, mais aussi en essayant de comprendre comment ces objets jouent un rôle central à la fois dans la recherche d’effet particulier (comme le réchauffement des corps) et comme forme de communication non verbale indispensable pour les divers participants du rituel.
La description ne nous épargne rien du long déroulement de cette Muka qui sert à produire de la force, de la vigueur et du courage tout en rendant palpable pour les jeunes initiés, et pour la première fois, la violence et la mort.
Tout commence par d’importants préparatifs qui peuvent s’étaler sur plusieurs mois avant le grand moment du percement du septum nasal. Il faut se procurer des plumes et des coquillages, cultiver les jardins pour avoir à disposition assez de nourriture, confectionner les capes d’écorce et de fines vanneries à partir de tiges d’orchidées, et surtout construire le bâtiment circulaire de la maison des hommes (mukaanga) qui va devenir le lieu du confinement des jeunes initiés. Un confinement redoublé par l’élévation d’une haute palissade possédant uniquement deux entrées. C’est après tout cela, seulement, que le traitement des jeunes enfants peut débuter par une onction de gingembre dont la fonction est de provoquer une élévation de la température du corps. Il leur est désormais interdit de boire de l’eau – uniquement du jus de canne à sucre – car celle-ci aurait pour effet contraire de refroidir. Vient ensuite la terreur du seguta, cette flagellation rituelle qui a lieu au lever du soleil. Les jeunes initiés, vêtus d’une cape, passent avec leur parrain en courant sous une allée de guerriers qui les fouettent avec des bâtons ou des tiges de palmier sur le milieu du dos et sur les cuisses. Ce franchissement qui marque la séparation d’avec les mères entraîne inévitablement les enfants vers leur mort symbolique qui sera matérialisée quelques heures plus tard par le percement de leur septum nasal grâce à un poinçon en os, celui d’un grand guerrier du temps des ancêtres. Une mise à mort qui, à quelques occasions, a pu conduire à des décès bien réels par septicémie même si des paroles de protection sont répétées à chaque percement (« Os de cet homme, tu ne dois pas tuer ce mukai », p. 142).
Le tout est agrémenté de grognements, de cris, de chants, d’insultes et de paroles effrayantes lancées par les braves guerriers aux enfants pour les empêcher de divulguer ce qui se passe lors du rituel, ou d’aller raconter surtout à leur mère ce qu’ils ont subi, ce qu’ils ont vu : « toi, toi, je t’ouvrirai le ventre et je balancerai tes boyaux et le reste dans l’eau » ; « Si vous parlez, je vous tue ! » (p. 147). La cérémonie se clôt par un semblant de réconfort. L’enfant est enduit d’argile. Il peut à nouveau boire de l’eau. La maison est démontée et le foyer déposé. Les hommes peuvent à nouveau s’approcher des femmes. Et comme souvent, un festin vient clôturer le rituel, ou plutôt ouvrir un nouveau cycle d’interdictions que les jeunes initiés doivent désormais suivre pour le reste de leur vie d’adulte, en particulier des interdits comportementaux et des tabous alimentaires.
Les 313 premières pages de la première partie du livre de Pierre Lemonnier ainsi que l’imposant cahier photographique censé nous aider à comprendre cette Muka n’arrivent pas à épuiser l’extrême raffinement de cette cérémonie. Ce sont plusieurs dizaines d’actions ritualisées qui se succèdent, jour après jour, selon un ordre cohérent, parfois avec une certaine improvisation. Pour Lemonnier, cette profusion de gestes et d’objets nous indique que la Muka a une fonction essentielle qui est de venir matérialiser la nécessaire rupture physique entre le jeune Mukai (« celui qui est battu ») et sa mère. Il faut bien une onction, une suée, un fouettage aux orties pour décaper (au sens propre) les impuretés féminines présentes sur le corps des enfants et ensuite pouvoir les transformer en de véritables guerriers. La Muka est une renaissance, ou plutôt une reconstruction, dont le but est d’effacer le scandale de la naissance des garçons du ventre des femmes. Être confiné, revêtir une cape-chrysalide, sont des gestes rituels calqués sur le processus de la grossesse, mais sans aucune intervention féminine.
La Muka n’est cependant pas qu’un moyen de reproduire la hiérarchie Baruya des sexes. Elle sert aussi à manifester l’irrévocable égalité des hommes entre eux. Tout en se distanciant des femmes, le jeune garçon entre dans sa future conduite d’homme par l’adoption de plusieurs comportements nouveaux dont, en particulier, l’acceptation de deux actions essentielles pour la poursuite de toute vie sociale baruya : aider ses co-initiés et travailler pour les aînées. Le nouvel homme-guerrier accompli qui a su résister avec courage à la douleur du fouettage et du percement de son nez est aussi celui qui s’est construit durant son confinement dans la maison circulaire avec les autres hommes une solidarité indéfectible. Désormais il coopérera en toute circonstance. Désormais, il aidera les vieux et les malades en construisant les barrières du jardin et les enclos pour les porcs.
L’enjeu de ce livre ne réside pas que dans une description précise et circonstanciée de cette cérémonie de la Muka, même si l’écriture de Lemonnier est de bout en bout ciselée, clinique, et fait de sa description un modèle du genre. Il s’agit aussi d’essayer de prendre enfin au sérieux les objets engagés dans l’action rituelle. Cela implique de ne pas penser l’objet, comme l’a trop souvent fait l’anthropologie, en fonction du signifiant qu’on lui accole, mais d’abord en fonction de l’action sur la matière qu’il rend possible. Il faut affronter la matière de ces nombreux « résonateurs » [3] impliqués dans un rituel, comme les appelle Lemonnier, dans le but de comprendre les effets physiques et cognitifs (dont la mémorisation) qu’ils produisent. Penser les objets impliqués à partir de leur propriété physique de base et par ce qu’ils permettent de faire permet déjà de montrer que dans bien des cas, faire n’est souvent que faire (p. 404-405). Se vêtir d’une cape qui vous recouvre le visage et empêche votre mère de vous reconnaître parmi les autres initiés est une réalité physique. L’objet-cape n’est pas ici un substitut des mots prononcés par les guerriers Baruya sous forme d’interdictions ou de menaces. Cet objet qui est requis tout au long du rituel permet d’agir directement sur le corps des garçons. Comme le note Lemonnier, des mots et des paroles accompagnent le déroulement du rituel, mais ce qui prime sur ces paroles prononcées ce sont les actions matérielles. Les objets engagés font toujours quelque chose de spécifique dans les relations sociales, des choses que les mots, seuls, ne permettent pas de faire.
Pour Lemonnier, vouloir prendre au sérieux la matérialité, c’est aussi s’intéresser aux diverses actions physiques de base. Cette vieille lune anthropologique professée en son temps par André Leroi-Gourhan, André-Georges Haudricourt ou François Sigaut, est d’autant plus importante à documenter qu’elle permet de mesurer la place du changement technique, déterminer ce qui constitue pour les Baruya une innovation, et mieux comprendre l’impact, finalement minime, des échanges et des contacts qui ont lieu entre cette population restée à la marge et notre modernité.
Lemonnier arrive à nous convaincre sans peine de l’importance de ce déplacement matérialiste. On ne peut que regretter, comme lui d’ailleurs, que trop peu d’ethnologues se donnent encore la peine de décrire systématiquement et de manière comparée les façons dont les membres d’une communauté agissent sur la matière [4].
par , le 4 décembre 2023
Jean-François Bert, « La matière du rituel », La Vie des idées , 4 décembre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Lemonnier-La-ritualite-des-choses
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[1] Les Baruya habitent deux vallées des Hautes Terres de Papouasie Nouvelle-Guinée et appartiennent à la famille des Anga.
[2] Maurice Godelier, 1982. La production des Grands Hommes. Pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, Paris, Fayard. Plus récemment, comme l’explique Lemonnier, on donne à ingérer aux jeunes initiés un succédané végétal.
[3] Les résonateurs sont ces objets rituels qui ont comme fonction de mettre en rapport, dans l’esprit de ceux qui les fabriquent ou les utilisent, des domaines dispersés de la réalité sociale.
[4] Un point qu’il avait abordé dans Mundane Objects, Materiality and Non-Verbal Communication, Walnut Creek, Left Coast Press, 2012, coll. « Critical Cultural Heritage Series », 205 p. Voir la recension dans La vie des idées : https://laviedesidees.fr/Anthropologie-des-techniques