Les Alliés savaient, dès 1942, le sort atroce et unique qu’avait réservé aux Juifs le régime national-socialiste [1]. Il n’y a plus aucun doute sur ce point. Cette connaissance, de plus en plus précise quant aux modalités de la destruction et de son ampleur, ils la devaient aux rapports que leur firent quelques hommes qui avaient été témoins des faits, et s’étaient donné pour mission d’alerter ceux qui étaient en mesure d’agir, en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Parmi ces « messagers du désastre » se trouvaient deux Polonais, un juriste juif, Raphael Lemkin, et un résistant catholique, Jan Karski, auxquels Annette Becker consacre deux biographies enchâssées, dans un livre puissant par l’écriture et l’intensité de son questionnement moral et politique. Dans cette histoire intellectuelle, l’historienne s’attache à retrouver ceux qu’ils étaient avant qu’ils ne deviennent ceux que l’on connaît aujourd’hui : le Lemkin inventeur du terme de génocide, et le Karski révélé au grand public dans Shoah par la caméra de Claude Lanzmann, devant laquelle le héros de la Résistance laisse place au Juste parmi les nations, et par le roman de Yannick Haenel publié en 2009.
Convaincre de l’impensable
Ces deux hommes, qu’Annette Becker a fait le choix de rapprocher en tissant des liens entre leurs itinéraires biographiques et intellectuels, ont en commun d’avoir été témoins des atrocités commises à l’encontre des Juifs de Pologne, d’avoir compris très tôt la spécificité de leur sort, et d’avoir refusé de rester silencieux. La clairvoyance de Lemkin a été préparée par des éléments biographiques : il a été profondément choqué par le génocide arménien de 1915 et les pogroms contre les Juifs ayant eu lieu après la guerre ; en 1942, hanté par ces massacres, il voit très vite le risque imminent de répétition. Après la reddition de la Pologne, il quitte son pays et trouve non sans difficulté refuge aux États-Unis qui restreignent alors drastiquement l’octroi de visas. Tandis que sa famille est massacrée en Europe, il décide de consacrer sa vie à obtenir la reconnaissance juridique du meurtre d’un peuple tout entier. Karski est, quant à lui, témoin direct de « l’anéantissement du monde de Lemkin » (chapitre 2). À l’été 1942, camouflé et accompagné par deux guides juifs, il se rend dans le ghetto de Varsovie, puis à la gare de triage d’Izbica où il assiste au « spectacle d’un peuple expirant ». Il y est témoin de la mort d’êtres humains entassés dans des wagons dans lesquels on a versé de la chaux vive, et a alors l’intuition de ce qu’est la destruction systématique des Juifs dans les chambres à gaz.
Profondément ébranlés par ce qu’ils ont vu, Lemkin et Karski écrivent, très vite, pour partager la connaissance de ces atrocités et convaincre de la nécessité d’intervenir pour les arrêter. Les bonnes feuilles de leurs livres (Axis Rule in Occupied Europe pour le premier et Story of a Secret State pour le second) seront d’ailleurs publiées ensemble plus tard, dans le numéro de février 1945 de la Polish Review ; c’est par ce biais éditorial que les deux hommes, qui ne se sont jamais rencontrés, se croisent. Dès 1942 se sont posées à eux des questions similaires : comment formuler l’impensable pour convaincre ? Quels faits retenir pour obtenir l’action des dirigeants des nations alliées ? Pouvait-on dire que les Juifs étaient victimes d’un sort particulier ? Un témoin non juif était-il plus crédible pour dénoncer le sort spécifique des Juifs ? Ainsi c’est à Karski, un Gentil, que le gouvernement polonais en exil confia la mission d’aller témoigner aux États-Unis — mais aussi certainement en raison de son courage lors de son arrestation par la Gestapo en 1940. Aux États-Unis, tous deux vont cependant être confrontés à ce que Lemkin désigne en 1943 comme une « conspiration du silence », une absence complète de réaction qui les laisse dans la plus grande détresse.
Pourquoi l’inaction ?
Une des questions fondamentales que pose, après d’autres, le livre d’Annette Becker est la raison pour laquelle les Alliés n’ont pas répondu à l’alerte des messagers. Dès juillet 1941, Churchill sait, grâce au décryptage du code Enigma, qu’un « crime sans nom » est en cours, même s’il ne distingue pas spécifiquement le sort des Juifs. Dès l’été 1942, Roosevelt reçoit d’Europe des rapports qui ne laissent aucun doute sur les faits, et rencontre les premiers témoins oculaires dans les mois suivants. Pourquoi les Alliés n’ont-ils pas agi ? Pourquoi ont-ils pu apparaître complices de ces atrocités ?
La première réponse possible est qu’ils aient douté de l’authenticité des faits qui leur étaient rapportés, malgré la concordance des témoignages entre eux, malgré le fait que tous les messagers n’étaient pas juifs. Annette Becker, et c’est la grande originalité de son livre, accorde une grande place à cette hypothèse dans son chapitre central (le troisième). Selon elle, le passé a nui à la bonne compréhension du présent. En 1942, les Alliés auraient eu peur d’être manipulés comme ils pensent l’avoir été en 1914 par des rumeurs d’atrocités commises par les Allemands en Belgique (on parlerait aujourd’hui de « fake news ») — mains d’enfants coupés, fabriques de cadavres. Ils auraient craint d’être à nouveau victimes d’une propagande des atrocités (« Gruelpropaganda ») destinée à accroître la haine de l’ennemi germanique. Depuis les années 1990, les travaux des historiens ont pourtant montré que ces manipulations n’en étaient pas : des atrocités ont bien été commises par les Allemands au début du premier conflit mondial. Les « mythes » de 1914 constituent pour Annette Becker le principal obstacle à la reconnaissance des atrocités commises en 1942 par le régime nazi. À cette date toutefois, et à la différence de 1914, cette barbarie a été largement précédée par la théorisation, par les nazis, de l’infériorité de la race juive, qui est à l’époque notoirement connue, tout comme les législations discriminatoires qu’elle a inspirées. L’arsenal idéologique de haine et de discrimination étant déjà constitué et activé, les atrocités rapportées pouvaient-elles vraiment apparaître comme des mythes orchestrés par une opération de propagande, comme elles l’avaient été lors de la précédente guerre ?
Une seconde manière, plus commune dans l’historiographie, de répondre à cette question est de soutenir que les messagers ont été entendus, qu’ils ont été crus, mais que ceux qui auraient pu agir n’ont pas voulu le faire parce qu’ils craignaient les conséquences d’une intervention. Plusieurs pistes sont explorées avec finesse et nuance par Annette Becker. Sur le plan des principes, intervenir pour sauver les Juifs impliquait de différencier entre les victimes du nazisme, et en ce sens d’entériner voire de reproduire la hiérarchie raciale prônée par Hitler à laquelle les démocraties voulaient s’opposer. Celles-ci étaient donc confrontées à une aporie. D’un point de vue opérationnel, ensuite, le sauvetage des Juifs risquait de porter préjudice à l’effort de guerre principal, en détournant des ressources sans garantie de résultat, et en posant la question du lieu d’accueil des Juifs exfiltrés, éminemment sensible depuis la fermeture de la Palestine mandataire. Les Alliés étaient donc convaincus qu’il fallait d’abord vaincre les Nazis pour pouvoir mettre un terme à l’extermination des Juifs. Dans cette réticence à intervenir, le rôle de certains hommes a souvent été mis en lumière par l’historiographie états-unienne, en particulier celui de Breckingridge Long, le secrétaire d’État adjoint, qui a entravé la dissémination des informations relatives à la destruction des Juifs, allant jusqu’à falsifier certains documents, et dont Annette Becker pointe l’« indifférence notoire ». Plus que le rôle des individus, c’est surtout la dynamique institutionnelle états-unienne dont il faudrait tenir compte : les rivalités opposant les agences fédérales, en particulier le Département d’État et le Trésor dirigé par Henry Morgenthau, principal acteur de la création du War Refugee Board ; mais aussi la poursuite de l’ascendance de la Présidence sur un Congrès qui aurait sans doute pu se montrer sensible au sort tragique des Juifs, mais qui ne parvient plus à faire correctement son travail en raison de la non-transmission des informations par l’exécutif, et du raccourcissement des délais et des procédures exceptionnelles rendus nécessaires par les circonstances.
Dans ce refus de faire de la guerre une guerre pour les Juifs, l’identité des victimes n’a-t-elle pas aussi pesé dans la décision des États-Unis de ne pas intervenir ? En 1938, la majorité des Américains sondés, s’ils condamnent Hitler, estiment que les Juifs allemands sont partiellement responsables des persécutions qu’ils subissent. En 1941, lorsque l’aviateur et démagogue pacifiste Charles Lindbergh dénonce les « agitateurs de guerre », ce sont les Juifs qu’il vise en premier [2]. L’antisémitisme états-unien a certainement joué sa part, en particulier au sein du Département d’État. Insister sur cet antisémitisme ne doit pas pour autant dédouaner les organisations juives elles-mêmes, dont la responsabilité dans l’inaction du gouvernement états-unien a été soulignée par de très nombreux ouvrages. Annette Becker évoque ainsi le silence de Stephen Wise, personnalité-clé de la communauté à cette époque, grand rabbin libéral, proche du président Roosevelt, qui aurait trop bien compris les arguments du Département d’État. Plus largement, la bibliographie montre que les organisations juives états-uniennes étaient divisées, entre sionistes et non sionistes, entre establishment et nouveaux venus, sur les demandes à formuler à l’administration Roosevelt et sur la manière de le faire. Elle montre aussi que les organisations plus anciennes, dites de l’establishment, étaient surtout soucieuses de conserver leur réputation d’interlocuteur respectable et craignaient d’attiser l’antisémitisme en collaborant avec des nouveaux venus, en particulier les sionistes révisionnistes du Bergson Group [3]. Ainsi, Raphael Lemkin n’a jamais été reçu par aucune de ces organisations alors qu’il aurait eu tellement à leur dire.
Vers la reconnaissance juridique du crime sans nom
Son combat va donc se prolonger après la défaite de l’Allemagne par une lutte pour la reconnaissance du crime sans nom et le jugement des criminels de guerre. De manière passionnante, Annette Becker reconstitue un processus intellectuel qui commence dès les années 1920, lorsque Lemkin suit les procès de Soghomon Tehlirian qui a assassiné, en 1921 à Berlin, Talaat Pacha, l’un des responsables de ce qu’on appellera ultérieurement le génocide arménien, et de Shalom Schwartzbard, meurtrier en 1926 à Paris du général Simon Petlioura, considéré comme le principal responsable des pogroms ukrainiens de 1918-1920. Lemkin est convaincu que l’extermination de masse qui s’est jouée là n’est pas accidentelle, et qu’elle est au contraire l’essence même des guerres modernes qui s’en prennent aux civils dans leur volonté d’homogénéiser les peuples et les religions. Il va donc s’obstiner à trouver le moyen juridique de punir les crimes contre les peuples comme peuvent être punis ceux commis contre des individus, la modernité des crimes devant conduire à la modernité du droit.
On revient dans cette histoire intellectuelle à ce moment oublié où le juriste hésite et tâtonne. « Extermination », « culturale », « physical », « genocide » : sur le bloc jaune à lignes bleues reproduit par Annette Becker en intérieur de couverture, le crayon de Raphael Lemkin a laissé les traces de ces hésitations, avant que son choix définitif ne se porte sur le terme que l’on connaît aujourd’hui : ce barbarisme créé à partir d’une racine grecque — genos — et d’un verbe latin — occidere. C’est en 1943 que le terme se fige dans le chapitre IX de son livre Axis Rule in Occupied Europe, publié l’année suivante, pour désigner le sort spécifique réservé aux Juifs par l’Allemagne nazie. Il est cependant d’emblée forgé au pluriel pour englober l’ensemble des crimes de masse qui ont déjà eu lieu en ce milieu du XXe siècle. Lemkin comprend d’ailleurs que pour convaincre de la justesse et de l’utilité de son concept, il lui faut déjudaïser le terme. Il doit en effet vaincre la résistance des juristes qui privilégient le concept de « crime contre l’humanité » proposé par Hersch Lauterpacht et retenu comme chef d’accusation lors des procès de Nuremberg — ce sont alors les individus qui sont visés, non les groupes [4]. Il est reproché au terme de « génocide » d’être soit trop large, soit au contraire trop étroit, et on voit là la pérennité des critiques qui ont été adressées au concept depuis son adoption par les Nations Unies en 1948 avec la Convention pour la prévention et la punition du crime de Génocide, après un intense travail de lobbying de la part de Lemkin.
L’un des grands intérêts du livre d’Annette Becker est donc de reconstituer les conditions d’émergence problématique du concept de génocide et son « triomphe fort modéré », alors qu’on en contrôle difficilement aujourd’hui l’utilisation à outrance et la politisation excessive. Si le terme de génocide a mis plusieurs décennies à pouvoir être utilisé dans un cadre juridique en raison de son caractère non rétroactif — ainsi le terme ne s’applique juridiquement ni au génocide arménien ni à la Shoah, et le premier génocide qualifié comme tel par le Tribunal pénal international pour le Rwanda est celui des Tutsis — on perçoit bien dans les dernières pages du livre le succès politique auquel ce terme est promis. Dans le cadre de la guerre froide naissante, la possibilité de son instrumentalisation est immédiatement perçue par les groupes ethniques qui se sentent persécutés et par leurs alliés. L’historienne propose deux exemples particulièrement marquants, qui donneront lieu dans les années suivantes à d’intenses controverses. Dès 1951, le Civil Rights Congress, organisation de défense des Africains-Américains, condamne à l’ONU le gouvernement états-uniens pour génocide contre les Noirs, tandis qu’à partir de 1954, des élus et des diplomates états-uniens (dont le pays n’a toujours pas ratifié la Convention de 1948) dénoncent l’Union soviétique pour le génocide culturel et spirituel qu’elle perpétrerait à l’encontre de ses Juifs — cette accusation contribuera très largement au succès de la mobilisation internationale en faveur des Juifs d’URSS deux décennies plus tard. On pressent donc déjà, dans la période sur laquelle se clôt le beau livre d’Annette Becker, comment ce terme est appelé à devenir un très efficace instrument politique — se retournant d’ailleurs parfois contre ceux qui en ont soutenu le plus activement l’adoption dans le droit international — à défaut, malheureusement, d’être aussi puissant dans le domaine du droit.
Recensé : Annette Becker, Messagers du désastre. Raphael Lemkin, Jan Karski et les génocides, Paris, Fayard, 2018, 288 p., 20,90 €.