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Le nationalisme sans nation du Pakistan
Entretien avec Julien Levesque


par Jules Naudet , le 2 septembre 2022


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Alors que le Pakistan célèbre ses 75 ans, le pays connaît toujours une forte instabilité politique, avec l’éviction en avril du premier ministre Imran Khan. Le nouveau gouvernement est contraint d’avoir recours au FMI pour la 24e fois. Retour sur l’histoire politique du pays.

Julien Levesque s’intéresse aux dynamiques socio-politiques des sociétés musulmanes d’Asie du Sud. Titulaire d’une thèse en études politiques de l’EHESS, il est actuellement chercheur postdoctoral senior (Oberassistant) à l’Université de Zürich, après avoir enseigné à l’université Ashoka en Inde et été chercheur au Centre de Sciences Humaines de New Delhi. L’ouvrage issu de sa thèse, paru cette année aux Presses universitaires de Rennes, Pour une autre idée du Pakistan, porte sur le nationalisme et la construction identitaire au Pakistan, dans la province du Sindh. Son travail actuel examine les mobilisations politiques liées aux hiérarchies de caste parmi les musulmans indiens.

La Vie des idées : Votre travail s’intéresse à un mouvement ethno-nationaliste dans le Sindh, une région du Pakistan, mais étudie plus globalement la façon dont le Pakistan se pense en tant que nation. La formule de Christophe Jaffrelot, parlant de « nationalisme sans nation », décrit-elle bien le nationalisme officiel du pays ?

Julien Levesque : La formule de « nationalisme sans nation » souligne le fait que l’idée même de nation pakistanaise est contestée. Dès l’indépendance du pays en 1947, le nationalisme officiel proclame l’existence de la nation pakistanaise dans le but de forger une unité politique parmi les citoyens. Pour justifier la création du Pakistan en tant qu’État-nation, les autorités, parfois avec le soutien d’organisations internationales comme l’UNESCO, encouragent les historiens à la rédaction d’un récit téléologique dépeignant une nation pakistanaise séculaire destinée à gagner son indépendance – ce que l’historien Ali Usman Qasmi a appelé un « récit maître » (master narrative). Cette perspective insiste sur l’unité religieuse et linguistique des musulmans sud-asiatiques et définit la nation pakistanaise par deux caractéristiques principales : la religion musulmane, et la langue ourdou.

Dès les premières années suivant l’indépendance, ce récit est contesté par différents mouvements ethno-nationalistes. Ceux-ci jugent le nationalisme officiel comme une rhétorique creuse. Selon eux, il n’existe pas de nation pakistanaise, mais une multitude de nations qui forment la population du pays. À un nationalisme officiel abstrait, ils opposent un nationalisme ethnique fondé sur des critères concrets d’appartenance culturelle et linguistique – langue, culture, histoire. Le plus puissant de ces mouvements ethno-nationalistes émerge au Pakistan oriental et mène à l’indépendance du Bangladesh en 1971 à l’issue d’une guerre civile sanglante. Mais d’autres provinces du pays possèdent aussi des « prétentions nationales ». C’est le cas du Sindh, province sud-est du Pakistan, ainsi que du Baloutchistan et de la Province frontière du nord-ouest (aujourd’hui Khyber-Pakhtunkhwa, ou KP). Les leaders de ces provinces s’allient et tentent de former une opposition loyale, que les autorités voient néanmoins comme une menace méritant d’être réprimée.

Le mouvement nationaliste sindhi, fragmenté et réprimé par l’État, est souvent jugé comme un échec, car il n’est pas parvenu à se constituer en mouvement de masse permettant d’obtenir l’indépendance de la province. Toutefois, l’un des impacts majeurs du mouvement concerne précisément l’imaginaire national. Le nationalisme sindhi est parvenu à construire et imposer sa définition de l’identité sindhie et les symboles qui la représentent face au nationalisme officiel abstrait et centralisateur. Le nationalisme officiel oscille donc entre des visions opposées de ce que devrait être la nation pakistanaise, entité unique abstraite d’un côté et composé pluriel de cultures, voire de nations, de l’autre.

La Vie des idées : Dans le traitement que les médias français font de l’actualité pakistanaise, trois thèmes semblent particulièrement récurrents : les manifestations anti-blasphème au Pakistan, les attentats contre des minorités religieuses, ou encore les attaques terroristes qui témoignent d’affrontements entre différentes approches de l’islam (notamment entre chiites et sunnites). Quel rôle joue la religion dans la construction de l’identité nationale pakistanaise ?

Julien Levesque : La religion est au cœur même de la construction nationale pakistanaise, puisque c’est la volonté de garantir la détention d’un pouvoir politique musulman qui justifie la demande d’un État séparé dans les années 1930 et 1940. Cette demande politique portée par la Ligue musulmane repose sur l’usage de la religion comme symbole de ralliement collectif. Ce n’est qu’après l’indépendance que les responsables du nouvel État doivent faire face à l’épineuse question de définir qui est légitimement citoyen pakistanais, une question qui paralyse alors l’assemblée constituante.

Puisque le nouvel État a été fondé au nom des musulmans, la citoyenneté ne doit-elle pas être définie par l’appartenance à l’islam ? Cette logique voudrait que seuls les musulmans soient pleinement citoyens. Or, au moment de l’indépendance, le pays compte environ 2 à 3% de non musulmans – principalement des hindous au Pakistan oriental et dans le Sindh, et des chrétiens au Pendjab. Si le principe d’égalité des citoyens en droit, quelle que soit leur religion, est maintenu, un certain nombre de mesures accordent néanmoins une préférence aux musulmans – la présidence de la république, par exemple, ne peut être occupée que par un musulman – ou maintiennent une distinction légale entre religions – en garantissant par exemple des sièges réservés dans pour les minorités dans les assemblées.

Définir qui est citoyen pakistanais ne concerne pas que les minorités religieuses. Ces débats concernent en effet également les différents groupes sectaires parmi les musulmans. Dès l’indépendance, les partis religieux (comme la Jamaat-i Islami ou le Jamiat-ul Ulama-i Islam) se mobilisent pour qu’une secte issue de l’islam, les Ahmadis, ne puissent pas se déclarer comme musulmans. Ces disciples du prédicateur Mirza Ghulam Ahmad (1835-1908) sont accusés de voir en ce dernier un Prophète et donc de ne pas croire en la « finalité de la prophétie » (khatm-i nabuwwat), élément essentiel du dogme islamique. À la suite d’émeutes visant les Ahmadis à Lahore en 1953, la commission d’enquête menée par le juge Munir recommande explicitement de ne pas chercher à définir qui est musulman et qui ne l’est pas. Mais c’est ce que le gouvernement finit par faire en 1974, lorsque les Ahmadis sont officiellement exclus de la catégorie des musulmans. Les Ahmadis sont depuis lors une minorité religieuse particulièrement persécutée.

Avec la diversité culturelle évoquée précédemment, la religion est donc à la fois centrale dans la définition de la nation pakistanaise et dans ses contestations. Les problèmes que vous évoquiez – blasphème, minorités, terrorisme – sont l’expression de l’absence de consensus sur la place à accorder à l’islam (et à quel islam) dans le fonctionnement des institutions publiques, dans la définition de la citoyenneté, et plus globalement dans la régulation de la vie collective.

La Vie des idées : La violente partition entre l’Inde et le Pakistan est consubstantielle de la naissance de l’État pakistanais. Ce moment fondateur continue-t-il d’influer les dynamiques contemporaines ?

Julien Levesque : Le Pakistan est né de la partition de l’Inde britannique en deux États souverains en attribuant les régions à majorité musulmane au Pakistan et les régions à majorité hindoue à l’Inde. Cet événement fut en effet marqué de violences : environ 1 million de personnes auraient trouvé la mort dans les conflits inter-communautaires qui accompagnèrent la migration de 15 millions de personnes. Ces événements traumatisants occupent les mémoires – un grand nombre de films sont dédiés au sujet – et continuent de peser sur les dynamiques sociales et politiques du Pakistan comme de l’Inde.

À l’échelle du sous-continent, les disputes frontalières résultant de la Partition continuent de poser problème. Les difficiles relations extérieures du Pakistan avec l’Inde sont largement déterminées par le conflit du Cachemire, région divisée entre les deux pays depuis 1948 par une « ligne de contrôle ». Mais les questions frontalières concernent aussi les relations du Pakistan avec son voisin occidental, l’Afghanistan, qui ne reconnaît pas la ligne Durand séparant les deux États. Ce n’est que durant la dernière décennie que le Pakistan a « normalisé » la région frontalière de l’Afghanistan : la province portant encore un nom colonial signalant une localisation géographique (Province frontière du nord-ouest) fut renommée Khyber-Pakhtunkhwa en 2010 pour indiquer son groupe ethnique dominant, les Pachtounes. En 2018, les districts frontaliers de l’Afghanistan, qui étaient régulés par un statut spécial hérité de la colonisation, ont enfin pu être intégrés à la province de KP et donc entrer dans le système de représentation électorale garanti par la constitution et dont ils étaient auparavant exclus.

Les tensions entre le Pakistan et l’Inde se traduisent par un régime de visa restrictif et une difficulté de mouvement pour les citoyens des deux pays. Ceci affecte les échanges commerciaux, culturels, et les pèlerinages. À titre d’exemple, de nombreux lieux de culte du sikhisme, religion dont la majorité des pratiquants se trouvent en Inde, se situent au Pakistan et sont donc difficiles d’accès pour les dévots. Malgré les tensions, des initiatives sont parfois prises pour faciliter les mouvements. Ainsi, en novembre 2019, les deux pays ont inauguré le corridor de Kartarpur, qui permet à des pèlerins sikhs indiens de se rendre sans visa dans un temple situé au Pakistan à moins de cinq kilomètres de la frontière.

Par ailleurs, le vocabulaire issu de la Partition continue d’irriguer les débats sur la citoyenneté et l’accueil de réfugiés. Le Pakistan ne s’est pas doté d’un « droit de retour » sur le modèle israélien, qui aurait permis à tout musulman du sous-continent de demander la citoyenneté du pays. Si le pays a accueilli plus de sept millions de réfugiés dans les années suivant l’indépendance, leur intégration ne s’est pas faite sans tensions, notamment dans la province du Sindh, où s’opposent les Mohajirs venus d’Inde aux Sindhis locaux. Les descendants de réfugiés se sont constitués en « cinquième nationalité » du pays à partir des années 1970. Se réappropriant le terme de « Muhajir » ou réfugiés, ils sont ensuite parvenus à exercer une influence importante sur les zones urbaines à travers le parti Muttahida Qaumi Movement (MQM), bien que ce dernier soit aujourd’hui affaibli et fragmenté depuis une opération de police à son encontre en 2013. De leur côté, ceux qui se prétendent les habitants « indigènes » de la province ont créé des partis nationalistes qui s’opposent à l’accueil de nouveaux réfugiés comme les Rohingya de Birmanie, ou à l’attribution de certificats de domicile aux Pakistanais extérieures à la province. Ils s’étaient aussi opposés au rapatriement de citoyens pakistanais au Bangladesh après la guerre civile de 1971 – une population de stranded Pakistanis restée apatride et dont le sort n’a finalement été réglé que par un accord bilatéral en 2015.

L’Inde, tout particulièrement sous le gouvernement nationaliste hindou de Narendra Modi, se veut le défenseur des minorités hindoues dans les pays frontaliers. En 2019, lorsque le BJP fait adopter un amendement controversé pour donner accès à la citoyenneté indienne aux minorités religieuses des pays voisins (notamment Pakistan, Bangladesh, et Afghanistan), certains leaders du parti au pouvoir décrivent cette mesure comme une manière de terminer le « travail inachevé » (unfinished business) de la Partition.

Enfin, les politiques mémorielles du Pakistan comme de l’Inde sont profondément marquées par l’événement de la Partition. Les discours officiels s’opposent l’un à l’autre : le Pakistan célèbre la Partition comme la naissance désirée d’un État musulman ; l’Inde déplore la perte d’une partie du pays. Ces discours contrastés s’incarnent symboliquement dans la célèbre cérémonie du drapeau du poste frontière de Wagah, environ à mi-chemin entre Lahore et Amritsar. Chaque jour, cette cérémonie a lieu en miroir de chaque côté de la frontière et met en scène les soldats des deux pays entourés de foules scandant des slogans nationalistes. Toutefois, des initiatives récentes, inspirées de travaux de recherche comme ceux d’Urvashi Butalia, visent à apporter une vision mieux documentée et plus nuancée de la Partition. Au Pakistan, une initiative d’histoire orale, la Citizens’ Archive of Pakistan, vise à rassembler les récits des personnes ayant vécu la Partition. Côté indien, le Musée de la Partition propose une lecture des événements mettant l’accent sur les conséquences pour la population.

On voit ainsi à quel point, de la culture populaire aux relations bilatérales, l’événement traumatique de la Partition continue d’affecter la vie politique et l’imaginaire collectif du Pakistan comme de l’Inde.

La Vie des idées : Le choix du souverain du Cachemire de rejoindre l’Inde au moment de la décolonisation est l’autre grand événement qui a marqué la naissance de l’État Pakistanais, amplifiant les tensions avec l’État indien. En quoi cela a-t-il affecté la construction de l’État pakistanais ?

Julien Levesque : Le principe qui préside à la fondation du Pakistan aurait logiquement voulu que le Cachemire fasse acte d’accession au Pakistan. Le célèbre discours du poète Muhammad Iqbal, prononcé en 1930, exprime pour la première fois l’idée d’amalgamer les régions à majorité musulmane du nord-ouest de l’Inde, ce qui incluait le Cachemire. Le nom même du futur pays, inventé en 1935 par un étudiant à Cambridge, est en fait un acronyme (le « pays des purs »), dont le « K » signifie « Kashmir ». Au moment du départ des Britanniques, le maharaja hindou de l’État princier du Cachemire cherche à préserver son indépendance, mais le Pakistan décide d’envoyer des milices venues des zones tribales pachtounes pour prendre contrôle du royaume. Pour se défendre, le maharaja Hari Singh demande le soutien militaire de l’Inde, qu’il obtient contre l’accession du Cachemire à l’union indienne.

L’enjeu du Cachemire affecte d’abord la politique étrangère du Pakistan. Officiellement, obtenir la mise en œuvre d’un référendum d’auto-détermination pour le Cachemire, tel que recommandé par une résolution de l’ONU de 1949, constitue l’un des éléments importants de la diplomatie pakistanaise. Ainsi, lorsque l’Inde décide de retirer le statut spécial de l’État du Jammu-et-Cachemire en août 2019, le Pakistan lance une offensive diplomatique pour mobiliser ses alliés à l’international. Mais au-delà de l’adoption de résolutions générales en faveur du droit à l’autodétermination des peuples opprimés, le Pakistan n’est globalement pas parvenu à internationaliser le problème, que la plupart des gouvernements traitent comme un enjeu bilatéral. De fait, un statu quo s’est imposé, où chaque partie du Cachemire est vouée à progressivement s’intégrer à l’État qui la contrôle – le retrait du statut spécial par l’Inde étant une étape supplémentaire en ce sens. Par ailleurs, le Cachemire constitue la seule frontière que le Pakistan partage avec la Chine. À ce titre, la région revêt une importance stratégique dans le cadre du Corridor économique Chine-Pakistan (CPEC), un projet massif d’investissement chinois visant à connecter le Xinjiang avec la mer d’Arabie, dans le cadre de la stratégie chinoise des nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative).

L’objectif que se fixe le Pakistan de « libérer » le Cachemire du joug indien affecte profondément sa politique de défense, en justifiant la part importante du budget accordée aux dépenses militaires. L’enjeu du Cachemire, lieu de conflit le plus élevé au monde, conduit en effet à trois des quatre guerres indo-pakistanaises (1947-48, 1965, 1999). C’est aussi dans le but de soutenir les groupes pro-Pakistan ou indépendantistes du Cachemire indien que le Pakistan crée des milices djihadistes comme le Lashkar-i Tayyeba ou le Jaish-i Mohammad, mais celles-ci finissent par se retourner contre leur créateur en redéployant leur agenda sectaire et leurs méthodes terroristes à l’intérieur du territoire pakistanais.

Sur le plan intérieur, Islamabad fait en sorte d’intégrer les régions sous son contrôle au reste du territoire. La partie pakistanaise de l’ancien État princier du Cachemire se divise en deux parties : l’Azad Kashmir (Cachemire libre), qui correspond à la région du Cachemire à proprement parler ; la région de Gilgit-Baltistan, auparavant appelée FANA (Federally Administered Northern Areas). La première connaît une rébellion pro-Pakistan à la veille de la Partition, dont les leaders mettent en place les institutions d’un État formellement autonome – Présidence, assemblée et gouvernement élus, système judiciaire – mais dans les faits sous contrôle du gouvernement pakistanais. Une deuxième rébellion a lieu en 1955, cette fois-ci contre le Pakistan et pour une plus grande autonomie, mais celle-ci est matée par les autorités. La région de Gilgit-Baltistan, la seule à majorité chiite dans le pays, était d’abord administrée directement (et avec suspicion) par les autorités centrales du Pakistan, avant qu’un long processus de « normalisation » en fasse la cinquième province du pays en 2020. Mais contrairement à l’Azad Kashmir, Gilgit-Baltistan est bien moins présent dans l’imaginaire national pakistanais. La sociologue Nosheen Ali fait par exemple remarquer que la région est principalement associée à son environnement naturel montagneux, tandis que les populations de la région sont ignorées.

Enfin, au-delà de l’intégration administrative et politique, c’est par les migrations internes que le Cachemire pakistanais fait partie intégrante du pays : les Cachemiris de l’Azad Kashmir se sont installés dans le reste du pays en grand nombre, tandis que la ville de Mirpur est célèbre pour sa diaspora à l’étranger, qui contribue de manière significative aux transferts de fonds vers le Pakistan. L’Azad Kashmir accueille également, notamment depuis la fin des années 1980, un grand nombre de « réfugiés » (mais non reconnus comme tels) venus du Cachemire indien, qui fuient la sur-militarisation de la région, les violences, ou la destruction de leurs villages.

Le Cachemire constitue donc un important symbole dans la construction de l’État pakistanais. C’est un enjeu qui est profondément associé au nationalisme officiel et à la théorie des deux nations, et qu’aucune personnalité politique ne peut se permettre de questionner. Ceci a par exemple pu se voir en août 2019, lorsque l’intégralité de la classe politique pakistanaise s’est insurgée contre le retrait du statut spécial du Cachemire indien – en s’interrogeant peu sur le contrôle exercé par l’État pakistanais sur sa partie.

La Vie des idées : Le Pakistan a perdu sa moitié orientale en 1971 lorsque le Bangladesh est devenu indépendant avec le soutien de l’Inde. Comment le pays a-t-il géré les rapports entre provinces depuis cette rupture ? Le fédéralisme pakistanais est-il toujours source de tensions ?

Julien Levesque : Il existe toujours des tensions entre les autorités centrales et les provinces, ainsi qu’entre provinces, mais des changements importants sont intervenus depuis le retour de la démocratie en 2008. Historiquement, l’État central était dominé par deux groupes, les Pendjabis, particulièrement sur-représentés dans l’armée en raison des politiques coloniales de recrutement militaire, et les réfugiés venus d’Inde ou Mohajirs. Les mouvements ethno-nationalistes que nous avons évoqués s’opposent à cette domination et demandent dès les années 1940 une répartition plus équitable du pouvoir et des ressources – demandes qui accompagnent leur vision pluraliste du Pakistan.

L’histoire constitutionnelle du Pakistan peut être vue comme le récit des arrangements administratifs et politiques visant à régler ces déséquilibres. En 1955, c’est officiellement pour mettre le Pakistan occidental et Pakistan oriental (Bengale) sur un pied d’égalité qu’est mis en place le « One Unit », qui fusionne les provinces du Pakistan occidental en une seule, mettant fin à l’existence des provinces du Pendjab, du Sindh, du Baloutchistan, et de la Province frontière du nord-ouest (aujourd’hui KP), et alimentant ainsi le ressentiment des élites provinciales. L’indépendance du Bangladesh en 1971 est évidemment une rupture majeure dans l’histoire du pays, car elle remet en cause de l’idée qui a conduit à la création du Pakistan, à savoir que l’appartenance religieuse pourrait constituer le ciment national et maintenir le pays unifié malgré la distance de 2000 km séparant ses deux ailes. En 1973, le gouvernement de Zulfiqar Ali Bhutto inaugure une nouvelle constitution qui définit un système fédéral bicaméral qui maintient toutefois une forte autorité auprès de l’État central et ne donne pas de pouvoir aux provinces sur le budget. Parmi les nombreux amendements que cette constitution a subis, le 18e, adopté en 2010, est le plus significatif : il approfondit la fédéralisation du système politique pakistanais en retirant plusieurs prérogatives de l’État central et en les attribuant aux provinces – notamment les portefeuilles de l’éducation, de la santé, du tourisme, des sports, de la pêche, ou encore des minorités.

Il reste toutefois des sujets de tension qui continuent de susciter des protestations. Citons par exemple la répartition des eaux de l’Indus entre les provinces du Pakistan, la province du Sindh craignant notamment que les barrages prévus en amont réduisent encore le flot dont elle dépend pour son agriculture. Les disputes portent également sur la répartition des recettes de l’État entre provinces (le NFC award), l’exploitation des ressources (comme le gaz du Baloutchistan), ou encore la répression des mouvements nationalistes et autonomistes. Des mouvements récents, comme le Pashtun Tahaffuz Movement (mouvement de protection des pachtounes) dénoncent ainsi le mauvais traitement des Pachtounes par les forces armées et de police, qui les soupçonnent d’être affiliés aux Talibans ou à d’autres groupes terroristes.

Enfin, un chantier majeur sur le plan du fédéralisme reste la création en cours d’une province du Sud-Pendjab, ou Saraïkistan : le gouvernement d’Imran Khan avait, avant sa chute en avril 2022, proposé une série de loi et d’amendements constitutionnels œuvrant en ce sens. La création d’une nouvelle province pour le Sud-Pendjab aura notamment pour effet de réduire le poids politique, économique, et démographique du Pendjab, qui compte aujourd’hui environ 60% de la population du pays.

La Vie des idées : La ville de Karachi est surtout connue en France pour l’affaire du même nom. Pourriez-vous expliquer l’importance de cette ville et la façon dont elle influe – ou pas – sur les dynamiques sociales et politiques du reste du pays ?

Julien Levesque : Karachi est la principale métropole du pays, avec plus de 20 millions d’habitants, et un hub industriel majeur qui contribue à hauteur de 54 % aux recettes fiscales du pays.

À l’origine un paisible port de pêche, Karachi devient un important port de transit et de commerce durant la période coloniale. C’est notamment par Karachi que transitent les exportations agricoles du Pendjab. La ville remplace Hyderabad comme capitale politique du Sindh après la conquête britannique de 1843, puis devient le siège de l’assemblée provinciale et de son gouvernement à partir de 1936. À la veille de l’indépendance, Karachi est un port cosmopolite comptant moins d’un demi-million d’habitants, parmi lesquels se trouvent des marchands hindous, des zoroastriens, des castes commerçantes musulmanes comme les Memon, et une nouvelle élite musulmane profitant des revenus de l’agriculture irriguée et du développement de l’éducation moderne.

La Partition bouleverse la ville : celle-ci devient la capitale du nouvel État et accueille annuellement environ 100 000 migrants venus d’Inde entre 1947 et 1952. La population de la ville triple presque en dix ans. En 1941, plus de la moitié de la population de la ville (51 %) était hindoue et 42% musulmane (contre environ 75 % dans le reste de la province du Sindh). Dix ans plus tard, la ville est presque intégralement (96 %) musulmane et seuls 2 % sont hindous.

Si la capitale politique est déplacée à Islamabad dans les années 1960, Karachi reste le cœur économique du pays et continue d’attirer des vagues migratoires provoquées par des conflits. L’indépendance du Bangladesh provoque le départ de nombreux ourdouphones du Pakistan oriental (les « Biharis »), dont une grande partie s’installe à Karachi. À partir de 1979, l’invasion soviétique et la guerre en Afghanistan conduisent de nombreux Afghans et Pachtounes à s’installer à Karachi. Dans les années 1980 et 1990, les tensions ethniques dans le Sindh poussent de nombreux Mohajirs qui s’étaient installés dans les petites villes ou les campagnes du Sindh à chercher refuge à Karachi. Plus récemment, les opérations militaires contre les Talibans pakistanais délogent de nouveaux plusieurs centaines de milliers de Pachtounes entre 2009 et 2014. Enfin, une migration économique des Sindhis au sein de leur propre province vient s’ajouter à ces vagues successives.

Karachi est donc une mosaïque ethnique dont les dynamiques politiques sont intimement liées aux transformations du pays. L’afflux d’armes dans la ville résultant de la guerre en Afghanistan – Karachi étant le lieu de transit du matériel militaire destiné aux Moudjahidin afghans dans les années 1980 – donne un caractère violent aux tensions ethniques, tandis que cette violence maintient la métropole dans une situation de sous-investissement dans les infrastructures publiques. Certaines années connaissent ainsi un nombre record d’homicides, souvent politiques : plus de 1700 en 1995, et près de 2200 en 2012. La collusion entre groupes ethniques, partis politiques et mafias locales a notamment été mise en lumière par Laurent Gayer, qui décrit un « désordre ordonné » faisant fonctionner la ville en marge des institutions étatiques. Des tensions entre partis politiques au sein d’une coalition gouvernement peuvent ainsi se transformer en batailles de rue, comme cela a été le cas en 2011 et 2012. Toutefois, en 2014, le gouvernement nouvellement élu de Nawaz Sharif lance une opération policière contre les réseaux criminels et terroristes à Karachi, et contre le parti MQM (Muttahida Qaumi Movement), qui représente les refugiés venus d’Inde. Ceci entraîne l’explosion du parti en plusieurs formations, et met largement fin à la violence des années précédentes, ouvrant la voie aux investissements commerciaux et en infrastructures.

par Jules Naudet, le 2 septembre 2022

Pour citer cet article :

Jules Naudet, « Le nationalisme sans nation du Pakistan. Entretien avec Julien Levesque », La Vie des idées , 2 septembre 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Le-nationalisme-sans-nation-du-Pakistan

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