Le marché est-il foncièrement inégalitaire, ou peut-il constituer le lieu d’une émancipation pour les individus ? Ce débat ancien, plus que jamais d’actualité, remonte au XVIIIe siècle. Arnault Skornicki et Laurence Fontaine confrontent leurs analyses autour du livre que celle-ci a récemment publié.
Recensé : Laurence Fontaine, Le Marché. Histoire et usages d’une conquête sociale, Paris, Gallimard, 2014, 464 p., 22,90€.
Le précédent ouvrage de Laurence Fontaine, L’Économie morale. Pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle, avançait une thèse originale : le marché dispose de sa propre « économie morale ». Contrairement à ce qu’affirment les tenants de l’alter-économie, les héritiers d’Edward Palmer Thompson ou de Karl Polanyi (comme le MAUSS), la morale n’est pas le monopole d’une économie « encastrée » dans le social, fondée sur le don, la réciprocité et la solidarité. Cette prétendue économie du don, qui n’aurait jamais existé ailleurs que dans leur imagination, serait détachée de la réalité historique (autrement moins dorée) de la domination aristocratique propre à l’Ancien Régime, fondée sur l’inégalité de statuts et la hiérarchie des rangs.
Ce nouveau livre repart de cette idée, désormais tenue pour acquise, et s’efforce désormais de la monter en généralité, par le brassage des époques, l’audacieux aller-retour entre présent et passé, la réflexion philosophico-morale et la recherche d’un horizon politique (sous le patronage des théories de la justice et de la reconnaissance d’Amartya Sen et Axel Honneth). L’objectif est clairement affiché : réhabiliter le marché et ses potentialités émancipatrices pour les individus ; restaurer la moralité intrinsèque du capitalisme. Comment ? En faisant retour sur l’époque moderne, en particulier le XVIIIe siècle, « époque unique dans l’histoire de l’Occident où la pensée progressiste ne condamne pas le marché, mais le place au centre de sa réflexion sur les manières d’améliorer le sort matériel, intellectuel et politique de chacun » (p. 13). L. Fontaine fait donc sienne un certain libéralisme des Lumières, dont Gareth Stedman Jones avait déjà montré la dimension progressiste (au prix, cependant, de l’occultation d’un courant des Lumières critique du marché, incarné par Necker ou Mably) [1]. Plus exactement, elle se réclame ouvertement d’Adam Smith : non pas, certes, de l’évangéliste du libre marché réinventé par les néolibéraux du Adam Smith Institute (tel que Friedrich von Hayek), mais l’analyste avisé et modéré, restitué dans toute sa dimension morale et politique par l’histoire intellectuelle récente (en particulier par l’historienne Emma Rothschild [2]). L. Fontaine souscrit ainsi sans réserve à la thèse anthropologique de Smith selon laquelle l’échange constitue la tendance naturelle des hommes, en même temps que le fondement de la société (p. 43) : « Tous les hommes vivent ainsi en échangeant, c’est-à-dire qu’ils deviennent dans une certaine mesure des commerçants, et la société elle-même croît jusqu’à devenir ce qui est à proprement parler une société marchande. », écrit Smith [3]. Ou, dans les termes de L. Fontaine : « Ainsi, dans l’Europe moderne, tout le monde est marchand et les marchés sont ouverts à tous. » (p. 78).
Les voies marchandes de l’émancipation
L. Fontaine démarre son propos en pastichant l’incipit du Manifeste du parti communiste : « Un spectre hante l’Europe : c’est le spectre des marchés. » (p. 7). Ironiquement, elle n’est pas si éloignée des vues de Marx quand elle souligne que le développement du marché a dissout les anciennes formes de relations sociales, au premier chef la domination féodale. Le marché, en effet, se définit comme « une modalité des échanges caractérisé par le fait que les biens échangés font l’objet d’une discussion sur l’estimation de leur valeur suivie d’un accord ; discussion qui s’oppose à l’échange aristocratique fondé sur la prééminence de la noblesse qui, de droit, en dicte les termes » (p. 8). L’Ancien Régime vivait dans la tension entre un régime aristocratique et une économie irriguée par le marché (sur la place du village, dans les foires et les marchés, par le colportage et les réseaux de petits marchands migrants, les vendeurs de rue, dans les loteries ou le négoce international, etc.). Quand Marx voyait dans le triomphe du capitalisme l’émancipation d’une classe (la bourgeoisie), L. Fontaine y voit plutôt l’émancipation des individus, qui accéderaient ainsi à l’autonomie politique par l’indépendance économique. Le rapport marchand, en effet, implique nécessairement l’égalité de statut et s’oppose intrinsèquement à la société d’ordres. Le libre marché revêt en effet nombre d’avantages. Avantages économiques pour les consommateurs, la concurrence amenant la baisse des prix (encore fera-t-on remarquer que les économistes libéraux des Lumières escomptaient de la liberté du commerce une hausse des prix – au moins dans un premier temps – pour augmenter le profit et encourager l’investissement des producteurs). Avantages civiques également, car le marché incite les échangistes à discuter pacifiquement de la valeur des biens échangés, indépendamment de leur naissance et de leur titre. Le marché se voit donc érigé en matrice sociale de la démocratie délibérative, sur le modèle de l’agora athénienne.
Cette opposition entre don aristocratique et économie marchande, société à statuts et société d’individus, paraîtra sans doute un peu trop dualiste. L. Fontaine met en avant l’analyse de Montesquieu selon laquelle le gouvernement d’un seul (comme celui de la Russie à l’époque) était incompatible avec le marché et la prospérité (p. 43). Il est vrai que l’auteur de L’Esprit des lois jugeait incompatibles le despotisme (fondé sur la crainte et l’arbitraire) et l’essor du commerce. Cependant, pour le même Montesquieu, la France n’était pas un despotisme mais une monarchie : autrement dit, un gouvernement d’un seul mais « modéré », car fixe et légal, appuyé sur la noblesse et le principe de l’honneur. Il va même plus loin. C’est précisément en raison de sa nature aristocratique que la France peut jouer un rôle majeur dans le commerce international : en encourageant le « commerce de luxe » approprié aux goûts et fantaisies de son aristocratie, elle peut même rivaliser avec les « républiques commerçantes » comme l’Angleterre et la Hollande. Marché et monarchie, par conséquent, n’apparaissent nullement incompatibles. On ajoutera que les élites nobiliaires (dont Montesquieu) surent s’appuyer sur les logiques marchandes pour favoriser la reproduction de leur position, comme en témoigne le développement, au cours du XVIIIe siècle, d’une noblesse d’affaires investie dans le marché mondial ou, inversement, l’anoblissement de grands négociants du royaume, notamment par l’achat d’offices.
Entre le marché et le non-marché se glissent donc des formes intermédiaires d’encastrement. Ainsi, la France, en dépit de son caractère indiscutablement aristocratique, fut à la pointe de l’expansion du commerce mondial au cours du XVIIIe siècle (avec l’Angleterre). À contre-emploi des traditions monarchiques, les gouvernements de Louis XV et de Louis XVI expérimentèrent des politiques de libéralisation du plus important des marchés d’Ancien Régime, celui du blé, comme l’ont montré Steven L. Kaplan [4] et plusieurs historiens de la pensée économique. On peut donc défendre, malgré tout, la démarche polanyienne : le fait que l’encastrement, dans les sociétés féodales, ait pu être synonyme d’asservissement, n’épuise pas la complexité des rapports d’insertion de l’économie dans le social, tour à tour protecteur et oppresseur (comme les corps de métier). Polanyi n’a certes pas étudié précisément la spécificité de l’économie d’Ancien Régime, entre société sans marché et société de marché autorégulateur « créateur de prix », de sorte qu’on a pu évoquer à son propos une « aporie Polanyi » : soit le marché existe (sous sa forme autorégulatrice), soit il n’existe pas du tout [5]. Cela signifie simplement que sa démarche substantiviste, qui ne réduit pas l’échange économique à sa forme marchande et étudie son imbrication dans les institutions aussi bien économiques que politiques ou religieuses, doit être davantage historicisée.
Selon L. Fontaine, le marché se révèle donc triplement libérateur dans l’histoire : de la misère ; de la domination sociale et politique ; de l’oppression patriarcale. Pour les sans-statuts tout d’abord, il procure l’indépendance économique dans la mesure où la transaction marchande permet de générer des revenus propres en élargissant l’accès aux ressources. Certes, la condition sine qua non de cet accès au marché est d’avoir quelque chose à échanger, d’être propriétaire de quelque bien : ce qui suppose donc l’accès au crédit, l’un des grands problèmes de l’histoire du capitalisme, afin que n’en soient pas d’emblée écartés les plus pauvres, exclus de la propriété privée. Pour l’auteure, le microcrédit constitue aujourd’hui la piste la plus prometteuse pour aller dans cette direction : c’est pourquoi elle consacre d’amples développements au « banquier des pauvres » bangladais Muhammad Yunus, fondateur de la Grameen Bank, prix Nobel (controversé) de la Paix. Le microcrédit est ainsi présenté comme le principal vecteur de la démocratisation du marché et, partant, de la lutte contre la pauvreté. C’est tout le sens de l’horizon civique défendu par L. Fontaine : celui de faire du marché un « bien public » et une « conquête sociale », afin qu’il ne soit pas confisqué par une minorité de riches marchands.
Le marché permet ainsi de se libérer de la charité de l’Église et de la bienfaisance des Grands, et donc de se soustraire à l’obligation morale et politique qui en découle. Si le don oblige, l’échange marchand libère, car il met en rapport des propriétaires échangeant des biens de valeurs équivalentes. Enfin, une déclinaison forte et originale de cette thèse est que l’accès au marché aurait également contribué à l’émancipation des femmes. En exerçant une activité commerciale, si modeste et marginale fût-elle, les femmes se sont donné les moyens, dans l’Europe moderne mais aussi dans certaines sociétés actuelles en voie de développement, de défendre leur place au sein du couple : en contribuant au budget du ménage par un salaire d’appoint, elles desserrent ainsi l’emprise qu’exercent sur elles leurs maris.
Cependant, cette analyse des potentialités anti-patriarcales de l’activité marchande demeure peut-être insuffisamment dialectique : comme l’ont bien montré de nombreuses recherches sur l’histoire du travail des femmes, le soin d’un petit commerce peut aussi se payer d’une double journée de travail (à l’échoppe et à la maison), et l’émancipation doit peut-être davantage aux femmes elles-mêmes, mobilisées dans les luttes pour l’égalité entre les genres, qu’aux mécanismes marchands. Marché et mobilisation sont sans doute compatibles, mais l’auteure n’en fournit pas vraiment la démonstration.
Plus généralement, quand Max Weber est cité pour avoir dit que « le marché libère », il l’est beaucoup moins quand il qualifiait le capitalisme moderne d’« esclavage sans maître » (herrenlose Sklaverei), forme implacable de domination impersonnelle qui dépossède les individus de la maîtrise de leur destin en les subordonnant à la quête indéfinie du profit [6]. Or le sociologue allemand distinguait clairement l’existence de mécanismes de marché dans les sociétés anciennes, et le capitalisme devenu forme dominante de l’organisation économique moderne.
Le marché ou des marchés ?
L. Fontaine récuse ainsi l’opposition faite par Fernand Braudel entre économie de marché (sainement concurrentielle) et capitalisme (spéculatif et tendanciellement monopolistique), dans laquelle elle voit une manœuvre pour louer l’ivraie de la petite boutique et condamner le mauvais grain capitaliste, une concession à un « temps où les intellectuels aimaient les structures » et « n’aimaient pas le marché » (p. 141) – comme si l’inclination structuraliste allait forcément de pair avec l’anticapitalisme. L’auteure, en ce sens, veut observer les manifestations du marché (le singulier est revendiqué) dans l’histoire, analyser ses progrès et ses conquêtes contre ce qui l’empêche de s’épanouir. Cette démarche semble cependant véhiculer une forme d’illusion rétrospective, qui consiste à adopter le « Marché comme grille de lecture des marchés, à toutes époques et pour toute production », ou bien encore à rechercher « une sorte de dieu caché de l’échange », selon l’expression de l’historien Alain Guéry [7]. Comme l’a montré notamment Jean-Yves Grenier [8], l’économie d’Ancien Régime était constituée de marchés (agricoles, de biens manufacturés, financiers) diversement segmentés voire cloisonnés, où les prix n’étaient pas générés par le seul échange, mais aussi par leur inscription dans des processus politiques et symboliques spécifiques, propres à une structure sociale hiérarchique. L. Fontaine prête certes attention à la spécificité des différentes sortes de marchés qu’elle étudie dans l’Europe moderne : mais pourquoi les assimiler à une forme platonicienne du Marché, d’une économie gouvernée par les prix du marché et par eux seuls ? De deux choses l’une : soit l’on reconnaît la spécificité locale des marchés d’Ancien Régime et ce qui les distingue (dans une mesure à déterminer) du pur mécanisme concurrentiel offre-demande-prix, soit l’on soutient que ce n’était pas le cas, comme l’indique l’usage, par l’auteure, du singulier « le marché ». Ce point, me semble-t-il, reste à éclaircir.
L. Fontaine, en effet, n’ignore nullement la pluralité des formes historiques du marché : mais elle les tient pour des usages d’un instrument d’échange qui se signale lui-même par son unicité. Il convient donc de « réfléchir au marché, non comme une abstraction, mais comme une institution que les hommes utilisent avec leur générosité et leur cupidité » (p. 244), autrement dit de distinguer les règles du jeu des joueurs eux-mêmes, plus ou moins honnêtes. Parler d’usages en ce sens revient à en écarter la signification couramment reçue en sciences sociales, qui ne suppose pas une extériorité des agents à l’instrument : c’est refuser l’idée que leurs pratiques prennent part à la genèse et au fonctionnement de l’institution ; c’est substantialiser l’Institution-Marché ; c’est, enfin, bénir la fonction sous prétexte d’en condamner les mauvais emplois.
Car si L. Fontaine admet les limites et les insuffisances du libre-marché, elle en rejette la faute hors du marché lui-même. Dans l’ouvrage, celui-ci n’apparaît en aucune manière susceptible d’être le lieu de rapports de domination, sinon incidemment, par imprudence ou par intempérance. Et quand il semble être tissé de rapports d’exploitation, comme le marché du travail, c’est qu’il n’est pas un vrai marché. Ce dernier argument paraît étonnant : à partir d’une définition déconflictualisée de l’échange marchand, il occulte la marchandisation du travail humain, pourtant réelle avec l’expropriation des petits paysans et la fin des corporations au cours du XVIIIe siècle. Par ailleurs, en dehors du cas particulier du marché du travail, le commerce ne renvoie pas toujours à un rapport social entre égaux (le vendeur et l’acheteur), sinon sur un plan strictement formel. Ainsi, dans la société préindustrielle, le commerce du blé engageait moins une paisible négociation sur les prix qu’un rapport de forces dissymétrique entre les propriétaires fonciers, les marchands de grains et la masse des consommateurs ; autrement dit, la domination des propriétaires sur les non-propriétaires.
L’historien-ne et la politique
À lire Laurence Fontaine, les défaillances du marché ne viendraient jamais de lui-même, et toujours d’une « nature humaine » (p. 242) sinon mauvaise, du moins bien faible : le marché n’engendre ou n’incite jamais à la cupidité par lui-même, ne renvoie jamais sui generis à un rapport de domination : « si le marché est un lieu d’initiative, c’est aussi le lieu possible de toutes les tricheries et de toutes les violences. Et cela n’a pas à voir avec l’économie de marché et les valeurs qu’elle véhicule, mais avec la condition humaine » (p. 242). Fraude, corruption, tromperie sont traités comme des phénomènes exogènes au marché, innocenté par avance de toutes ces vilénies : en ce sens, l’auteure semble réactiver, à sa manière érudite, le mythe du doux commerce, selon lequel l’expansion des échanges marchands pacifierait les rapports sociaux [9]. Si la domination et la violence demeurent malgré tout, ce n’est pas par excès de marché, plutôt par insuffisance d’accès au marché. Dès lors, les critiques du capitalisme sont relégués au rang de mauvais coucheurs de la société d’abondance, sans projet alternatif. L’auteure rappelle certes les fraudes et abus du capitalisme, mais refuse d’ajouter sa voix « au chœur des pleureuses à seule fin de stigmatiser trop facilement le marché sans autre idée d’une alternative (…) » (p. 254).
Pourtant, l’auteure admet bien l’existence de « faiblesses du marché » (chap. 6), ce « bien public ouvert à tous, lieu d’opportunités et d’amélioration » (p. 254), mais qui a connu de violents soubresauts depuis la crise financière de 2007-2008. L’exigence de moralisation de la finance mondialisée est donc à l’ordre du jour : L. Fontaine salue comme une avancée les accords de Bâle III de 2010, conçus pour réglementer l’activité bancaire. Si la « bulle des tulipes » hollandaise des années 1630 fait l’objet d’une intéressante mise au point au chapitre VII, la vision de la crise actuelle est un peu moins roborative : il convient d’« ancrer le marché dans les droits de l’homme. » (p. 342), de « travailler à une démocratie mondiale », par exemple en renforçant le rôle du G20 (p. 358). On ne saurait désapprouver ces appels en faveur d’une nécessaire régulation mondiale : mais la morale et le tribunal de l’opinion sont-ils à la mesure du problème ? L’appel à la vertu ne saurait se substituer à la politique, elle-même produit de rapports de forces entre groupes sociaux. Au cours du XXe siècle, notamment, l’émergence d’une régulation effective et efficace du capitalisme eut pour condition sine qua non l’aptitude des mouvements sociaux, ouvriers et syndicaux à faire plier les forces du marché et fléchir l’action des pouvoirs publics. Cette dimension conflictuelle de l’histoire ne joue guère de rôle dans le récit de L. Fontaine.
L’ouvrage soulève ainsi la question du rapport de l’historien-ne à la politique, de l’engagement et de la distanciation. Il se décline, sur le plan historique, selon un principe de sélection explicite, l’auteure s’étant donnée pour mission de retrouver dans les archives les efforts déployés pour « que le marché aidât l’homme à accéder à lui-même » (p. 11), c’est-à-dire à sa majorité et son autonomie. Comme réflexion de portée plus générale, il s’apparente davantage à un essai fondé sur une documentation éclectique et foisonnante (économie, presse, philosophie politique contemporaine, sociologie économique, etc.), preuve d’une réelle curiosité intellectuelle et d’une authentique sensibilité au temps présent. On peut cependant se demander si ce type de généalogie ne tend pas à trouver dans les archives de quoi confirmer les présupposés de départ. En quoi la science historique peut-elle dès lors apporter du neuf et changer notre regard ?
De manière plus générale, c’est le modèle smithien du marché atomistique et pluraliste, dont la croissance serait tirée par la consommation, qui mérite discussion, en ce qu’il fait l’impasse sur les mécanismes d’accumulation et de concentration du capital qui s’imposent à la faveur de la révolution industrielle. Certes, Smith dénonçait lui aussi les monopoles de son temps, à savoir les grandes compagnies de commerce dans les colonies. Il visait cependant avant tout une économie de privilèges qui accordait un pouvoir excessif au groupe des intérêts marchands : ce qu’il appelait « système mercantile », improprement assimilé au « capitalisme » dans l’ouvrage (p. 13), fut mis en place avec la complicité des pouvoirs publics. Le marché aurait ensuite été dévoyé par des facteurs externes, position que semble partager L. Fontaine. Pour la maintenir, il faudrait toutefois démontrer que la révolution industrielle, comme l’avènement de la grande entreprise, ne procèdent en rien des transformations du marché opérées au cours des deux siècles qui nous séparent de La Richesse des nations (1776). Beaucoup d’économistes, de Sismondi à John Kenneth Galbraith, en passant bien sûr par Marx, ont souligné les logiques de concentration inhérentes au marché et au capital, qui transforment la concurrence en monopole. Le marché-bien public qu’évoque l’ouvrage ressemble davantage à un monde de petits producteurs indépendants, dont la saine concurrence garantirait la justice des échanges. Si jamais un tel marché a existé, constitue-t-il pour autant le référent approprié pour écrire une histoire des marchés et des capitalismes ? La pensée de Polanyi, loin d’être frappée d’obsolescence, mérite encore toute notre attention.
La réponse de Laurence Fontaine
La première phrase de mon livre précédent (L’Économie morale. Pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle, Paris, Gallimard, 2008) demandait s’il existait « une alternative à cette forme nouvelle d’ensauvagement qu’est devenu le libéralisme économique, pour lequel tout peut désormais s’échanger – y compris la vie – comme des biens ordinaires ». J’y posais la question des alternatives alors disponibles : le microcrédit pour certains ; la nostalgie d’une époque où le don primait sur le marché, où l’économie était encore « encastrée » dans le social, pour les tenants d’une autre économie auxquels Karl Polanyi sert d’étendard. Le livre se proposait, à partir de l’analyse des pratiques économiques concrètes des différents groupes sociaux, et sans oublier les valeurs qui les informaient, de voir si, et dans quelle mesure, l’économie encastrée était réellement plus morale et protectrice pour les faibles. Au terme de l’ouvrage, je concluais sur la valeur heuristique de penser les pratiques dans le cadre plus large d’économies politiques qui se combattent et se mélangent, mais dont il est important de comprendre, par delà les contaminations réciproques, les valeurs qui les fondent. Je suggérais également à la gauche anti-marché de réfléchir avant de jeter cette institution, car il aidait les sans statuts, les femmes et les pauvres, et je replaçais les écrits de Polanyi dans leur contexte de production (p. 311-328).
J’ai essayé, avec ce nouveau livre, d’entrer dans cette contradiction entre un marché qui tout à la fois libère du joug féodal, permet l’amorce d’une transformation des relations dans les familles patriarcales – même si seule une approche en terme de « capabilités » est à même de mettre en évidence le prix que les individus paient du fait de leur marginalisation politique, juridique et économique comme de leurs handicaps physiques (p. 225-228) – et aide les plus démunis, et qui, dans le même temps, tend à tout transformer en marchandise. L’ouvrage entend : 1) Voir en quoi l’histoire aide à comprendre les marchés avec lesquels nous vivons aujourd’hui ; 2) Cesser de regarder le marché comme dieu ou diable pour entrer dans ses logiques, positives autant que négatives, car l’échange marchand est tout sauf neutre ; en relever aussi, à côté des logiques, les appropriations.
Ces enjeux expliquent la construction du livre que j’esquisse très brièvement : le chapitre 1 étudie les conditions d’émergence des marchés et la manière dont les élites, dans l’Europe aristocratique, ont, aidées de la religion, cherché à le cantonner économiquement et socialement. Le chapitre 2 présente la manière dont les historiens ont construit, en s’attachant aux espaces, le marché du local à l’international. Il réfléchit également aux capacités d’action des acteurs dans la lutte pour s’approprier le marché ou pour continuer à y entrer. Le chapitre 3 développe une autre modalité de la construction des marchés qui avait largement échappé aux historiens : celle des réseaux de migrants, une organisation qui casse la tripartition braudélienne entre marchés de subsistance, petit commerce et grand capital (tripartition que Fernand Braudel inscrivait dans un dialogue avec les grands paradigmes de son temps, le structuralisme et le marxisme). Le chapitre 4 analyse alors les enjeux concrets du marché, cherchant à mettre en évidence comment les nobles, le clergé, les hommes et les femmes ordinaires y accédaient et selon quelles modalités. Il s’intéresse aussi aux significations sociales des instruments utilisés (le marchandage, la vente aux enchères, la loterie, etc.,), ainsi qu’aux modalités de la résolution des conflits autour des actes marchands pour constater, une fois encore, combien l’étude des pratiques s’éclaire avec celle des économies politiques dans lesquelles elles s’inscrivent (ainsi, contrairement à l’Angleterre, on peut toujours juger à la fin du XVIIIe siècle, en France comme en Italie, les différends marchands selon la qualité des personnes). Le chapitre se clôt par l’étude d’une affaire qui montre l’existence d’un marché du crédit symbolique à la cour de Louis XIV ; marché qui repose sur des intermédiaires capables d’agir entre les deux économies et qui révèle combien ces rencontres jouent sur les frontières floues entre don et corruption.
La seconde partie du livre (chapitres 5, 6, 7) traite des logiques du et des marchés (cf. infra) et de la plus ou moins grande capacité des différents groupes sociaux à en profiter. Plus que les autres sans doute, ces chapitres réfléchissent entre passé et présent. Le chapitre 6, par exemple, s’intitule « Logiques et faiblesses du marché », titre qui indique déjà que les faiblesses du marché ne sont pas seulement à rechercher « hors du marché », comme il est écrit dans le compte rendu d’Arnault Skornicki, qui oblitère ainsi la première partie du titre et le contenu qui va avec. En travaillant sur ces questions, j’ai croisé un courant des Lumières, celui qu’incarnent Adam Smith, Condorcet et leur héritier contemporain Amartya Sen, qui avaient parfaitement démêlé les logiques, bonnes et mauvaises, du et des marchés, et qui ne les confondaient pas avec les appropriations que les mieux dotés et les plus proches du pouvoir pouvaient en faire. C’est pourquoi, à côté de l’étude des pratiques, un autre fil de ce livre consiste à engager un dialogue avec ces penseurs. C’est dire qu’il n’entrait pas dans mon propos de présenter la diversité de la pensée des Lumières ; si je cite Montesquieu à deux reprises, en exergue et dans un bref paragraphe, c’est simplement pour montrer qu’il était déjà conscient du fait que plus le pouvoir est despotique et plus les marchands sont libres d’utiliser les logiques du marché à leur avantage. Le dernier chapitre, intitulé « Envoi », aborde le débat sur les possibles manières de résoudre la contradiction sur laquelle le livre s’est ouvert, en proposant de refonder les liens entre le politique et l’économique. Il se demande également comment faire du marché le bien de tous, car son histoire est aussi celle de l’exclusion des plus démunis. Si ces penseurs explorent les voies de l’autodiscipline à travers la sympathie et l’estime de soi des agents pour moraliser les conduites économiques (traduites par « la morale et le tribunal de l’opinion » dans le compte rendu), leur pensée n’est pas aussi lénifiante et apolitique que le dit ce dernier, car tous placent l’action politique et la justice au cœur de la moralisation du marché : « La justice, écrit Smith, est le pilier central qui soutient toute la construction. Si elle était supprimée, le grand et immense édifice de la société humaine […] serait en un instant dispersé en atomes » (p. 332). De même, il dénonce le fait que le rapport de force entre les ouvriers et les maîtres tourne toujours à l’avantage de ces derniers, qui ont le temps et l’État pour eux. En refusant que le travail des hommes entre dans un marché, il indique que c’est bien du pouvoir qu’il relève. C’est pourquoi il ne sépare jamais l’économique du politique, car c’est à la loi de rétablir l’égalité de traitement entre les hommes (p. 272-276).
Le compte rendu d’un livre peut aussi être l’occasion d’une rencontre entre deux chercheurs, et celui-ci l’est assurément. Je remercie Arnault Skornicki pour l’intérêt qu’il témoigne à l’égard de mes travaux. Il est un politiste, spécialiste de l’histoire des idées politiques, dont la thèse a porté sur l’économie politique dans la France des Lumières et, chacun l’aura compris, un défenseur de l’œuvre de Polanyi. Sa lecture de mon livre porte la trace de ses intérêts politiques et scientifiques et, dans son compte rendu, il privilégie trois thèmes. En faisant entrer le lecteur dans la construction du livre, comme je viens de le faire, je permets à ceux qui ne l’ont pas lu d’en avoir une vision d’ensemble. J’ai essayé, ce faisant, de répondre à nombre des critiques formulées dans le compte rendu. On a pu voir ainsi que le livre ne s’en tient n’est nullement « aux potentialités émancipatrices du marché », ni de « restaurer la moralité intrinsèque du capitalisme », bien au contraire. L’intérêt qu’Arnault Skornicki porte aux politiques de la royauté française au XVIIIe siècle et au libéralisme lui fait regretter que je n’aie pas traité, à la suite de Steven L. Kaplan, des tentatives de libération du marché du blé. Une fois encore, discuter du détail des politiques royales n’entrait pas dans le projet du livre. J’aurais pu prendre cet excellent exemple mais, si je l’avais fait, je ne l’aurais pas utilisé pour illustrer les formes possibles d’encastrement telles que les concevait Polanyi, puisque je pense que l’économie est toujours encastrée, mais bien plutôt pour montrer qu’il est un moment important dans la bataille entre biens collectifs et marché libre (p. 148-149 et 254-257).
L’auteur pose également la question de mon approche, revendiquée, du marché contre les marchés. Une clarification est ici nécessaire. Il y a d’un côté le marché dont les définitions que je donne ne sont pas les miennes, mais celles des dictionnaires de l’Ancien Régime qui en font, avant d’y englober les places qui accueillent ces transactions, une modalité des échanges caractérisée par la fixation du prix après discussion. Cette essence du marché a des conséquences politiques et sociales positives que je développe : elle impose l’égalité de statut. Mais elle a aussi – et c’est dommage qu’Arnault Skornicki n’ait pas mentionné ces analyses – des conséquences sociales potentiellement destructrices, dont la plus fondamentale vient du fait que, pour participer à l’échange marchand, il faut avoir quelque chose à y apporter : le marché ne comprend pas le manque (p. 242), ce qui pousse les plus démunis à offrir ceux sur lesquels ils ont autorité, leur femme, leurs enfants voire leur propre personne (p. 257). Deux autres logiques négatives sont également inhérentes au marché : le court terme et l’individualisme. Ces trois logiques posent du même pas la question des limites du marché libre et l’humanitas est, dès le Moyen Âge, au cœur de la réflexion sur ce qui doit lui rester étranger. Mais, second temps, ces règles du marché au singulier s’incarnent dans des marchés qui ont chacun leurs logiques propres et des logiques qui peuvent s’opposer (les logiques des marchés financiers sont ainsi spécifiques, p. 258-271).
Enfin, c’est parce que l’ouvrage soulève, aux yeux d’Arnault Skornicki, « la question du rapport de l’historien-ne à la politique », me reprochant de ne choisir mes exemples qu’en fonction du point de vue que je défendrais, que j’ai débuté cette réponse à son compte rendu en présentant le contenu du livre. Le lecteur pourra ainsi juger du décalage entre l’ouvrage et la lecture qui en est faite : celle-ci défend, selon moi, l’idée que le marché est profondément inégalitaire, à l’image de la société, et que, puisque la domination le constitue, rien ne peut s’y échanger librement, les agents étant dominés avant même d’entrer dans l’échange – et pour autant qu’ils n’y entrent pas du fait même de cette domination. Face à ce cercle herméneutique parfait, le livre pose et explore une autre voie, celle d’une autonomisation relative possible pour les acteurs.
Arnault Skornicki, « Le marché, entre domination et émancipation »,
La Vie des idées
, 16 janvier 2015.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Le-marche-entre-domination-et-emancipation
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[1] La Fin de la pauvreté ?, Maisons-Alfort, Éditions è®e, trad. V. Bourdeau, F. Jarrige et J. Vincent. 2007 (2004).
[2] Emma Rothschild, Economic Sentiments : Adam Smith, Condorcet and the Enlightenment, Harvard, Harvard University Press, 2001.
[3] Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris Economica, trad. coordonnée par Ph. Jaudel, L. 1 et 2, t. 1, 2000 [1776], p. 29.
[4] Le pain, le peuple et le Roi. Les batailles du libéralisme sous Louis XV, Paris, Perrin, trad. M-A Revellat, 1986 (1976).
[5] Dominique Margairaz, Philippe Minard, « Le marché dans son histoire », Revue de synthèse, 5e série, 2006/2, p. 245-246.
[6] Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, Tübingen, JCB Mohr, 1922, p. 800.
[7] « Les historiens, les marchés et le Marché. », dans Guy Bensimon (dir.), Histoire des représentations du marché, Paris, Michel Houdiard, 2005, p. 799.
[8] Jean-Yves Grenier, L’économie d’Ancien Régime. Un monde de l’échange et de l’incertitude, Paris, Albin Michel, 1996.
[9] Albert O. Hirschman, Les passions et les intérêts. Justifications politiques du capitalisme avant son apogée, PUF, Quadrige, trad. P. Andler, 1997 (1977).