Recensé : Julie Saada, Hobbes et le sujet de droit, Paris, CNRS éditions, 2010, 248 p., 25 €.
C’est moins une thèse organisée en doctrine qui est ici avancée qu’une intention, déclarée avec force et détermination, celle de chercher dans la philosophie de Hobbes les linéaments d’une théorie du sujet de droit, sujet qu’il faudrait placer au fondement de l’obligation juridique et, d’une manière générale, du système du droit. Pour ce faire, il convient de « détacher », du fond des présupposés anthropologiques et des conséquences politiques qui sont habituellement valorisés par le commentaire, une logique qui serait proprement juridique. L’obligation est alors à penser « comme une construction normative qui détermine les formes que peut prendre la volonté pour produire une relation morale de type juridique » (p. XIV). Et l’auteur annonce qu’elle aura recours à deux méthodes : d’une part lire historiquement les théories modernes du contrat (et plus particulièrement celle de Hobbes), en montrant que « le concept d’obligation est passé du droit privé à une logique fondationnelle de l’ordre juridique tout entier » (ibid.) ; d’autre part se livrer à une « approche analytique » du concept d’obligation juridique, concept déjà opérant dans la pensée de Hobbes.
Conformément à cette annonce, le volume consiste principalement en un commentaire des chapitres relatifs au droit naturel et à la loi naturelle dans les trois ouvrages de référence ; commentaire qui procède en dégageant sur fond d’analyses historiques vivement menées (la tradition morale, la conception pré-moderne de l’obligation, le machiavélisme, l’influence du scepticisme, etc.) les grandes articulations conceptuelles qui entrent dans l’obligation juridique chez Hobbes. En vérité, au fil des chapitres, c’est moins la restitution cursive de l’argument hobbesien qui est proposée, qu’une étude travaillée des concepts pertinents. À cet égard, le travail est bien analytique.
Logique de l’intérêt : raisonnement et consentement
Assurément, il est difficile de nier que la philosophie de Hobbes comprenne une anthropologie et une théorie politique constituées. C’est pourquoi Julie Saada joue de la tension interne des textes et de la dynamique des thèmes. Les deux premiers chapitres ont en quelque sorte une fonction propédeutique. Ils s’efforcent de « faire bouger » les textes en résumant les conflits classiques d’interprétation qui structurent le commentaire, relativement à la loi naturelle : Watkins versus Taylor et Warender, ce qui permet de faire affleurer les positions antithétiques de l’intellectualisme et du volontarisme ; Popkin, Skinner ou Tuck, quant à la question de savoir quelle est l’incidence du scepticisme sur la théorie éthique et si la raison humaine peut connaître et se régler sur des normes de justice (opposition de l’intérêt et du juste). On arrive ainsi, dans la troisième partie du deuxième chapitre, à la critique du consentement, critique qui permettrait à Hobbes de se dégager de la conception traditionnelle de l’obligation, et d’introduire la problématique de l’intérêt.
Le chapitre III s’attache à caractériser cette conception nouvelle de l’intérêt en montrant comment Hobbes s’écarte aussi bien de la conception morale de l’intérêt comme amour-propre que de la conception opposée de l’honneur comme vertu, et cela en se replaçant dans une logique de l’exercice de la puissance intégrant le concept de l’intérêt « véritable » (celui qui procède du principe de la conservation de soi comme objet d’un calcul rationnel).
C’est dans le chapitre IV que le propos de l’auteur se noue. Ce chapitre, rappelant que Hobbes refuse de considérer le consentement des hommes comme permettant la reconnaissance de normes préexistantes, relève le défi du relativisme auquel un tel scepticisme pourrait conduire : « Le constat de la généralité de la poursuite de l’intérêt individuel permet d’ériger l’intérêt en postulat de la science politique ». (p. 101). D’où la nécessaire redéfinition du droit naturel et de la droite raison. Chacun érige son opinion particulière en droite raison. Sur cet « invariant constitutif de la nature humaine » (p. 102), l’auteur, s’appuyant sur Le Citoyen II, 1, pense pouvoir affirmer que Hobbes « dégage la possibilité d’un accord formel entre les hommes, d’un consentement à une règle de raisonnement capable de fonder une première source normative, celle du droit naturel » (p. 102). Et la « recta ratio » est alors « la rectitude de l’acte de raisonner valant comme règle, c’est-à-dire règle formelle de production des normes. » (p. 104). « Hobbes constitue le sujet du droit par l’ensemble des procédures rationnelles dont il est l’auteur et par le consentement qu’il accorde au résultats de ces raisonnements » (p. 104).
Il reste à développer ce thème de la « recta ratio », qui a glissé « de la rationalité instrumentale à la rationalité normative », en passant du droit naturel aux lois naturelles, et d’abord à la première d’entre elle : la recherche de la paix. L’auteur analyse la déduction de ces lois, les répartissant en quatre groupes (en rompant à notre sens le caractère linéaire de la déduction dont le principe est assez clair, la loi qui suit prescrivant, à chaque fois, le moyen d’appliquer la loi qui précède), et elle fait un sort particulier à la promesse (avec la question du transfert de droit), acte volontaire où émerge le sujet de droit. On peut récapituler alors l’ensemble du propos : les lois naturelles « n’obligent pas, mais elles montrent la nécessité rationnelle de s’obliger, s’inscrivant dans une conception maximisante de la rationalité pratique. Elles ne limitent pas par elles-mêmes le doit naturel, mais elles indiquent à ceux qui les déduisent comment imposer une telle limite » (p. 157).
Le trait dominant de cette étude, peut-être par mimétisme avec son objet, est la vigueur. Cette vigueur se traduit par une robustesse des analyses de détail, dont on appréciera la solidité, heureusement en retrait des effets d’annonce de l’introduction et de certaines formules qui se veulent par trop définitives. L’on a ainsi le sentiment que la « logique proprement juridique » que l’auteur veut dégager est pour elle plus un moyen d’investigation, donnant par le biais adopté du relief au commentaire, qu’un résultat acquis, définitivement enregistrable. Quoi qu’il en soit, on ne peut contester telle ou telle analyse particulière que textes à l’appui, ce qui est le mérite de toute bonne étude en histoire de la philosophie.
Une logique proprement juridique ?
Reste l’affirmation de départ : celle qu’on peut identifier et isoler ce moment juridique du moment anthropologique et du moment politique (lesquels ne sont pas vraiment perdus, puisqu’on peut les récupérer en partie à l’intérieur du premier). Il y a dans la philosophie de Hobbes une sorte d’impatience rationnelle qui se traduit par un style philosophique qui est essentiellement argumentatif. Et il est toujours délicat d’extraire une citation ou d’extrapoler un développement. Il nous semble que cet esprit de nouveauté que Julie Saada prétend réfléchir n’est pas sans gauchir ce que donnerait une lecture plus linéaire et continue, « plus évidente » en quelque sorte. Prenons en exemple un point capital pour le raisonnement de l’auteur. Dans le chapitre IV, p. 105, celle-ci cite Le Citoyen, I, 7 qui se termine par l’affirmation que « le premier fondement du droit naturel est que chacun protège sa vie et ses membres autant qu’il le peut ». La citation est ainsi paraphrasée : Hobbes affirme que tous les hommes s’accordent (consentent) pour dire que ce qui n’est pas contraire à la droite raison est fait justement, puis il identifie le droit à l’usage qu’un homme fait de sa puissance propre conformément à la droite raison, et il termine enfin par la formule cité ci-dessus. L’auteur commente ensuite : « La recta ratio joue le rôle d’opérateur de cette transformation du désir naturel en droit ». Ce qu’on accordera volontiers : la raison représente dans le droit naturel l’objet de la vie (la conservation de soi) et la liberté d’y travailler dans la mesure de sa puissance. Droit que chacun s’accorde, mais que par là chacun doit accorder à autrui, puisque cette représentation est rationnelle (d’où la contradiction entre la forme et le contenu du droit). Est ainsi énoncé et représenté cet invariant de la nature humaine qu’évoquait l’auteur, posé dans son illimitation. J. Saada tire argument du consentement : je consens à reconnaître que ce qui n’est pas contraire à la droite raison est juste, en ce qui me concerne mais aussi en ce qui concerne autrui. En quelque sorte, se comporter en agent rationnel n’est pas l’effet de la condition naturelle de l’homme, mais résulte d’une décision volontaire. Or, si on lit ce qui précède le texte du Citoyen, I, 7, il est assez clair que le consentement dont il est question dans le texte ne porte que sur la définition nominale, et non sur la définition réelle, du juste comme étant conforme à la droite raison. Qui plus est, dans le paragraphe suivant, Hobbes poursuit son raisonnement : qui a droit à la fin a droit aux moyens. Ce qui est ainsi commenté : « la raison requiert les moyens nécessaires à cette fin, non n’importe quel moyen, ni tous les moyens ». Propos décisif, puisque la distinction entre les moyens nécessaires et n’importe quel moyen ne peut se faire que par une norme inscrite dans la droite raison : « une auto-limitation interne du droit naturel par la raison » (p. 105). La limite du droit naturel n’est plus seulement la puissance, mais une norme inscrite dans la raison elle-même que l’agent volontaire peut se donner d’appliquer. Mais là encore il faut revenir aux paragraphes qui précèdent dans le texte et qui décrivent la condition naturelle où se trouvent les hommes : la volonté de nuire, la discorde, la crainte généralisée, en regard de quoi chacun a bien droit à n’importe quel moyen pour préserver sa vie. Ainsi, la restitution du fond anthropologique suffit à rendre vaine la finesse de lecture proposée par l’auteur.
Concluons sur une suggestion : s’il faut chercher vraiment une philosophie juridique et non une philosophie politique, à cette époque, on se tournera avec avantage vers les textes juridiques de Francis Bacon, un auteur que Hobbes connaissait et qui fut avocat, juriste, conseiller juridique de Jacques Ier et grand Chancelier d’Angleterre. Et touchant l’obligation juridique, on lira de lui avec intérêt un texte que Hobbes avait lu : les Aphorismi de jure gentium majore sive de fontibus justitiœ et juris (écrits vers 1614 ?).