Recension International

Le genre de la dette

À propos d’Isabelle Guérin, Santosh Kumar & G. Venkatasubramanian, The indebted woman. Kinship, sexuality and capitalism, Standford


par , le 25 septembre


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Les femmes des ménages modestes assument souvent la charge des dettes domestiques. Occulté dans les statistiques de flux financiers, ce rôle nourrit pourtant des rapports de pouvoir genrés au cœur des économies capitalistes.

Qu’ont en commun une femme au foyer dalit du Tamil Nadu en Inde, une petite commerçante wolof, conjointe d’un époux polygame de la région de Thiès au Sénégal [1], une ouvrière suisse, mariée et mère de deux enfants [2] ou une veuve afro-américaine empêtrée dans les subprimes  ? Par-delà la diversité des structures familiales, des sociétés et des économies dans lesquelles elles s’inscrivent, ces femmes de milieux modestes gèrent au quotidien la dette, mais aussi la honte, gravée dans leurs corps. L’ouvrage important et passionnant d’Isabelle Guérin, Santosh Kumar et Govindan Venkatasubramanian « La femme endettée. Parenté, sexualité et capitalisme » met au jour un phénomène social massif, mais laissé dans l’ombre : le genre de la dette (et du crédit).

Loin de la figure du banquier et du trader souvent mise en avant, ce sont des femmes pauvres qui, en gérant les dettes domestiques, sont des piliers du capitalisme financier dans les Nords comme les Suds. Elles incarnent une éthique du devoir, de la redevabilité et de la culpabilité. Elles déploient des savoir-faire complexes de calcul, de négociation et de planification pour jongler avec les dettes du ménage. C’est à elles qu’incombe l’ingrate charge mentale, émotionnelle, calculatoire et financière de la dette. L’enquête minutieuse menée par les auteurices montre que les femmes de la région de South Arcot, au nord du Tamil Nadu, remboursent 80% des dettes familiales. Elles paient ainsi les dettes contractées en leur nom comme celles d’autres membres de la famille. Au prisme de la dette se révèlent des relations de pouvoir à l’intersection du genre, de la classe, de la caste ou de la race. Ce n’est pas propre à cette région indienne. Les prêts subprimes ne ciblaient-ils pas en priorité les femmes pauvres, tout particulièrement noires [3] ?

Si l’ouvrage s’attache d’abord au monde tamoul, sa portée est donc plus générale. Des contrepoints avec d’autres territoires (Amérique latine, Afrique) et époques (Angleterre victorienne) montrent combien la femme endettée est une figure récurrente des économies capitalistes émergentes comme développées.

Faire affleurer le tissu social de la dette par une méthodologie originale

Servi par un style limpide, l’ouvrage fait appel à des illustrations de terrain incarnées comme à des données chiffrées. Il met en lumière la dette des femmes, invisibilisée dans les statistiques par sa fusion dans la dette du ménage. Dans la littérature dominante, l’exclusion financière des femmes a été considérée comme le problème majeur et le poids de la dette ignoré. Pour le saisir, les auteurices ont mis en œuvre un dispositif d’enquête original.

Le chapitre Intimacies and Measurement retrace de manière réflexive l’évolution de la collaboration entre les trois chercheures de l’équipe (une femme française, économiste de formation, un sociologue indien de l’Institut de Pondichéry et un ancien travailleur social, chercheur à temps partiel et responsable d’une école de danse) et les modalités de l’enquête : ethnographie collective et de longue durée (deux décennies) permettant de gagner la confiance des acteurices sur des questions touchant au secret et à l’intime (endettement, sexualité, etc.), enquêtes par questionnaires et journaux financiers. Ces financial diaries permettent de réaliser un inventaire des flux financiers jusque-là rarement décomposés au prisme du genre. Ils contribuent à une ethnocomptabilité d’un nouveau genre. La triangulation des méthodes et l’interdisciplinarité pratiquée – à la croisée de l’économie féministe, de l’économie politique et de l’institutionnalisme monétaire, de la sociologie de l’argent, du travail et du genre comme de l’anthropologie (économique, de la famille, etc.) – permettent d’analyser la dette comme un fait social total dont les fils historiques, politiques, économiques, sociaux sont intimement noués.

Ces approches méthodologiques et conceptuelles éclairent la matérialité, la symbolique, la quantification et la temporalité des dettes des femmes. C’est grâce à leur articulation que le travail de la dette devient objet de savoir et que sa corporéité entre dans le champ analytique : la question des corps féminins, absente au départ, s’avère centrale (cf. infra).

On mesure la profondeur de champ et la rigueur du dispositif à l’aune des phénomènes mis en évidence et de méthodologies prisées comme les expérimentations aléatoires. Leurs usages en économie, souvent désindexés des contextes sociohistoriques qui leur donnent sens, n’occasionnent-ils pas de multiples contresens au sujet du microcrédit, de l’épargne ou de la dette, disséqués ailleurs par Isabelle Guérin [4] ?

Un travail genré et invisible de la dette, inscrit dans une relation de crédit inégalitaire

Au bas de la pyramide, le «  travail de la dette  » est à la fois productif, invisible et non rémunéré. Négocier les prêts, suivre les échéances, jongler entre sources de crédit exige des compétences cognitives, émotionnelles, mnésiques et relationnelles sophistiquées. Les femmes combinent ainsi cinq, dix, quinze dettes différentes, en partie cachées, notamment au mari. Un travail domestique invisible, mais indispensable au fonctionnement de l’économie : 99 à 100% des ménages sont endettés et, sur un revenu de 100 roupies, 48 sont destinées au remboursement des dettes, dont 30 aux intérêts.

L’ouvrage donne à voir l’ambivalence de la dette, source d’exploitation et parfois d’émancipation. Il met en lumière les figures plurielles de la femme endettée : « there is no universal indebted woman » (p. 15). Pour autant,

« ‘‘Nous ne sommes pas tous obligés de payer notre dette’’ (Graeber). Le contraste massif entre les actifs non performants colossaux du secteur bancaire indien, surtout accordés à des hommes riches, et les excellents taux de remboursement des microcrédits, principalement accordés à des femmes pauvres, en est une illustration. Cette profonde inégalité de remboursement de la dette découle de la définition même de qui est créancier et de qui est débiteur. » (p. 177)

Par-delà la diversité des incarnations de la femme endettée, cette relation inégalitaire au sein du ménage et entre une débitrice et un prêteur est une constante.

Femmes, foyer et financiarisation

« La dette des femmes est-elle le produit du capitalisme, du patriarcat ou des deux ? », s’interrogent les auteurices (p. 3), avec en toile de fond la financiarisation des économies dans les Nords et les Suds.

En Inde, la création au début des années 2000 d’un marché financier féminin jusque-là inexistant a entraîné la féminisation du crédit et de la dette. Le microcrédit, promu comme outil d’émancipation et d’entrepreneuriat, enferme souvent les femmes dans un rôle de ménagère endettée. Il « alimente la transformation des femmes dalits en femmes au foyer » (p. 67). Les prêteurs se tournent spécifiquement vers elles, convaincus de leur fiabilité et de leur éthique stricte de remboursement. Le microcrédit s’adresse dans 98% des cas à des femmes en Inde et à 80% dans le monde. Il révèle et reproduit les hiérarchies patriarcales et de caste, en particulier pour les dettes « honteuses ». Ainsi, le marché, loin d’abolir les dominations, les déplace et les reconfigure. Il va souvent de pair avec un modèle familial assignant les femmes au rôle de mère et d’épouse au foyer et les hommes à celui de pourvoyeurs de revenu.

À ce sujet, le chapitre Kinship debt retrace l’évolution des systèmes matrimoniaux et de parenté au South Arcot, sous l’effet combiné du néolibéralisme et du nationalisme conservateur. Autrefois perçue comme un bien précieux, source de revenus par son travail, la femme dalit est de plus en plus confinée à l’espace domestique et sa liberté sexuelle fortement restreinte. Désormais considérée comme un fardeau, c’est à sa famille d’apporter une dot (passage du brideprice à la dowry, renforcement du rôle du mari). Bien que les hommes aient théoriquement la charge des dépenses, ce sont les femmes qui supportent une part croissante de la dette conjugale, pour couvrir les coûts cérémoniels, d’éducation ou de santé. Elles intériorisent alors une condition d’« obligées », tributaires d’une dette inextricablement financière et morale à l’égard de leur époux, de leur famille, de leur communauté voire de la nation. Pourtant, par leurs activités de soin et le travail de la dette, elles compensent des revenus plus faibles et plus irréguliers et l’absence de protection sociale.

Loin du patriarcat comme du marché existent des interstices où circulent des « dettes humaines » : dettes non marchandes et circuits de dette au féminin (solidarités entre femmes, prêts informels, soins mutuels). Ces espaces d’entraide permettent d’échapper, partiellement, aux logiques de pouvoir patriarcales. S’ils ne suppriment pas l’endettement structurel, ils questionnent les rapports de domination et nourrissent un potentiel d’émancipation collective, offrant un lieu d’expression et de résistance symbolique au pouvoir unilatéral des prêteurs.

Réalités confidentielles : le corps et le sexe de la dette

Fruit de confidences de terrain, le chapitre Bodily collateral dévoile comment le corps des femmes sert de collatéral implicite. En l’absence de capital, le corps devient une forme de garantie. Les femmes doivent à la fois faire montre de respectabilité (pudeur, chasteté) et exposer leur corps pour avoir accès au crédit : arts de la présentation de soi, séduction, voire rapports sexuels. Le corps est un actif – corps valorisé en tant que gage, au sens d’un bien dont le prêteur peut se saisir – et, en même temps, stigmatisé : insoluble tension.

Ici aussi l’ouvrage donne à voir la diversité et l’ambivalence des situations. Des relations de prêt sombrent dans l’exploitation sexuelle, d’autres se muent en relations amoureuses, documentées dans le chapitre Debt and love. Le prêteur devient ici amant, dans une relation complexe mêlant crédit et plaisir sexuel. Mais ce lien est vécu comme immoral, générateur de honte et de culpabilité intérieure. L’endettée tente de compenser cette dette immatérielle par une soumission accrue à de nouvelles obligations familiales. La culpabilité sexuelle, inscrite dans l’histoire coloniale des normes patriarcales, participe de la dynamique de la dette.

Capitalisme, collatéral et dette écologique

L’ouvrage traite de thèmes fondamentaux sous un jour nouveau. Selon Hodgson, « un système financier développé avec des institutions bancaires, une utilisation étendue du crédit avec en collatéral la propriété de biens, et la vente de dettes » constitue un trait distinctif du capitalisme : en effet, « le capital renvoie à l’évaluation monétaire de biens aliénables et collatéralisables (…). Les capitalistes peuvent utiliser leurs actifs comme collatéral et emprunter pour investir, obtenant ainsi un double usage de leur propriété. En revanche, les salariés ne peuvent pas user de leur force de travail comme collatéral » [5]. On retrouve, dans La femme endettée, ce rôle central de la monnaie et de la dette et l’inégalité structurelle à laquelle font face les femmes dénuées de biens collatéralisables. La possibilité, avec l’essor de la microfinance, de faire du corps des femmes un collatéral vient cependant brouiller à la marge la frontière définie par Hodgson.

Il serait intéressant de creuser les comparaisons avec d’autres situations historiques, comme les « loan sharks » étudiés par Simon Bittmann. Comme en Inde, ces usuriers états-uniens s’inscrivent dans une segmentation du crédit entre banques commerciales et prêteurs des marges, liée à une segmentation géographique, sociale, raciale et de genre. En 1910, l’agence Hill d’Atlanta compte 79 % de clientes et 77 % de femmes afro-américaines [6]. Les « loan sharks » évaluent le crédit des travailleuses selon les biens possédés ou la stabilité de l’emploi, soit une forme de collatéral basé sur le salariat nuançant aussi Hodgson. La segmentation entre un marché bancaire restreint aux quartiers blancs du Nord-Est et un marché secondaire d’agences de crédit implantées dans le Sud et les quartiers défavorisés, ciblant une clientèle populaire et racisée demeure aujourd’hui. Elle a été cimentée par le droit. À cet égard, il serait pertinent d’approfondir le rôle des pratiques juridiques dans le cadrage et le codage du capital et de l’endettement au féminin.

Enfin, à l’heure du capitalocène [7], les analyses de La femme endettée mériteraient d’être transposées dans le champ de la dette et de la comptabilité écologiques : les femmes pauvres des Suds ne sont-elles pas en première ligne du care environnemental et les plus impactées par les dérèglements planétaires en cours, alors même qu’elles n’en sont pas responsables et que la fécondité de leurs corps est souvent pointée, à tort, comme fautive du changement climatique ?

Isabelle Guérin, Santosh Kumar, and G. Venkatasubramanian, The indebted woman. Kinship, sexuality and capitalism, Standford, Stanford University Press, 2023, 229 p.

par , le 25 septembre

Pour citer cet article :

Agnès Labrousse, « Le genre de la dette », La Vie des idées , 25 septembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Le-genre-de-la-dette

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Notes

[1I. Guérin (2008), L’argent des femmes pauvres : entre survie quotidienne, obligations familiales et normes sociales. Revue Française de Socio-Économie, 2(2), 59-78.

[2Henchoz, C., Coste, T. & Suppa, A. (2024). Travail de la dette et inégalités de patrimoine : perspective de genre. Enfances, Familles, Générations (46).

[3Dymski, G., Hernandez, J., & Mohanty, L. (2013). Race, Gender, Power, and the US Subprime Mortgage and Foreclosure Crisis : A Meso Analysis. Feminist Economics, 19(3), 124–151.

[4F. Bédécarrats, I. Guérin, F. Roubaud (2022). «  Les expérimentations aléatoires en microfinance : miracle ou mirage  ?  ». In Expérimentations aléatoires dans le champ du développement : une perspective critique, IRD, p. 231-273.

[5Hodgson G.M. (2015). Conceptualizing capitalism : institutions, evolution, future. Chicago University Press, p. 385 et s.

[6Bittmann S. (2018). Des loan sharks aux banques : croisades, construction et segmentation d’un marché du crédit aux États-Unis, 1900-1945. Thèse de sociologie. Sciences Po Paris, p. 165.

[7M. Aglietta & É. Espagne (2024), Pour une écologie politique : au-delà du capitalocène, Paris, Odile Jacob.

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