Recensé : Sylvie Schweitzer, Femmes de pouvoir. Une histoire de l’égalité professionnelle en Europe (XIX°-XXI° siècle), Payot, 2010. 249 p., 20€.
Le défi relevé par l’historienne Sylvie Schweitzer est conséquent : résumer en 200 pages plus de deux siècles d’histoire de l’égalité entre les sexes dans la sphère professionnelle et décisionnelle à l’échelle de l’Europe de l’ouest. La bibliographie utilisée est de ce fait impressionnante et rassemble des travaux consacrés à cet objet en français et en anglais, relevant de différentes disciplines (histoire, sociologie, économie, anthropologie, science politique, etc.). Dans son ouvrage précédent au titre manifeste « les femmes ont toujours travaillé » [1], l’auteure s’était déjà attachée à mettre à mal les idées reçues présentant l’entrée des femmes sur le marché du travail comme un fait social récent. Elle y restituait à rebours l’ampleur et la diversité du travail féminin depuis la révolution industrielle et insistait sur les mécanismes fabriquant son invisibilisation. Il s’agit en quelque sorte ici pour l’historienne de prolonger ces analyses en accentuant leur dimension comparative et en s’intéressant désormais plus particulièrement aux positions de pouvoir assurées par l’exercice de professions supérieures ou par l’accès aux espaces politique ou religieux centraux.
Une histoire des résistances à l’égalité professionnelle
L’histoire de l’égalité professionnelle entre les sexes est considérée plus exactement comme une histoire sur le long terme des résistances à cette égalité, de la manière dont les représentations sociales du féminin ou du masculin se reproduisent, se déplacent ou se transforment pour justifier le partage déséquilibré et hiérarchisé des activités entre les sexes. L’auteure fait le choix d’insister sur les grandes étapes de ce processus, balisées par la levée des interdits juridiques pour l’accès aux formations puis aux professions supérieures et positions de prestige auxquelles elles conduisent. Précisons-le d’emblée : le parti pris de Sylvie Schweitzer consiste à insister sur les évolutions, les luttes féministes, les mouvements et la malléabilité des normes et assignations sexuées situées dans un contexte structurel changeant, davantage que sur les mécanismes conduisant à la reproduction de la domination masculine. Et cette attention accordée à l’historicité du genre est fondamentale : même lorsque la persistance des résistances qu’elle décrit peut procurer chez la lectrice une forte impression de stagnation ou d’impuissance (assez démoralisante), l’auteure s’applique à souligner les progressions majeures et indéniables des positions des femmes dans ces espaces, et à dévoiler les ruses des discours renouvelés qui légitiment la mise à l’écart des femmes, en les réduisant souvent encore à leur « nature indépassable », à leur physiologie (« tota mulier in utero »). Derrière l’incroyable redondance des « stocks du prêt à penser » visant à différencier les sexes pour mieux préserver les positions de pouvoir masculines, les frontières des inégalités bougent malgré tout.
Rappelons-le : dans les sociétés dites d’Ancien Régime, les femmes sont très majoritairement exclues du savoir et du pouvoir, et cette exclusion ne fait généralement pas problème tant elle va de soi dans un ordre social tout entier structuré par la naturalisation des inégalités sociales et sexuées. La Révolution française crée toutefois le trouble dans la justification du partage du pouvoir économique et politique : si les frontières entre les classes sociales apparaissent brouillées par les promesses de l’égalitarisme républicain, celles séparant les femmes et les hommes sont durcies. L’exclusion des femmes de la citoyenneté politique, du droit au travail, à l’instruction, à l’exercice des fonctions publiques (et pour les épouses du droit de propriété et de gestion des biens) est construite et légitimée comme une concession nécessaire à « la nature » et non comme une contradiction aux prétentions universalistes de la démocratie. Suite à d’autres crises politiques majeures comme les révolutions de 1848, la différenciation du féminin et du masculin se déplace : toujours exclues de la citoyenneté politique, les femmes se voient reconnaître le monopole de certains métiers (enseignement dans les maternelles, soins, etc.), tandis que la distinction sphère publique - sphère privée se renforce, par le biais notamment des discours insistant sur la maternité et/ou sur la faiblesse pathologique des femmes.
La lente féminisation des professions supérieures
L’auteure distingue ensuite trois grandes séquences durant lesquelles les discours qui définissent les femmes et les places qui leur sont autorisées sont sans cesse réorganisés. Des années 1860 aux années 1920, avec de légers décalages temporels selon les pays, l’enseignement supérieur et quelques professions nécessitant de hauts diplômes (médecine, barreau, enseignement secondaire, Inspection du travail ou des écoles) s’ouvrent aux femmes. Comme l’a analysé Juliette Rennes à partir de la controverse républicaine française sous la Troisième République [2], cette « histoire de transgressions » est complexe et répétitive : profitant d’un certain vide juridique, une poignée de femmes se présentent aux concours donnant accès à la médecine ou au barreau. Se réclamant des valeurs républicaines et méritocratiques, elles échappent à leur place assignée dans l’ordre social (être des mères, des épouses, éventuellement exercer des « métiers de femmes ») pour prétendre à l’intégration dans des institutions officiellement non sexuées. En réaction, les représentants de ces institutions défendent explicitement la non-mixité du prestige universitaire ou professionnel au nom de l’ordre naturel des sexes. Ces résistances sont une à une renversées, et dans la période qui suit, entre les années 1920 et 1970, les femmes entrent dans des professions supérieures (magistrature, ingénierie, enseignement universitaire, haute administration, etc.) dans lesquelles leur place reste néanmoins restreinte et contestée. Enfin, dans une troisième période, des années 1970 à nos jours, la division sexuelle du travail se trouve modifiée en profondeur tandis que les « mutations législatives » accompagnent ce mouvement accéléré : la mixité professionnelle s’installe dans tous les secteurs, y compris les armées ou la police étudiée par exemple par Geneviève Pruvost [3], tandis que les femmes deviennent majoritaires dans certaines professions supérieures prestigieuses, comme la médecine ou la magistrature, où elles se heurtent pourtant encore au « plafond de verre ». On ne peut restituer dans le détail la richesse du contenu de ces différents chapitres qui fourmillent de données précises et comparées sur l’évolution des normes de genre, des législations concernant la famille ou la sexualité, puis sur la levée progressive des interdits entravant l’accès aux différentes positions de pouvoir.
Les trois étapes de l’entrée des femmes dans une profession
Une des analyses originales de Sylvie Schweitzer consiste à superposer à cette triple séquence temporelle une chronologie plus fine par profession qui met en évidence la succession de trois « cercles » de femmes actives, aux profils correspondant à l’état de féminisation de la profession concernée. Le premier cercle, celui des éclaireuses, désigne les premières à ouvrir, en petit nombre, les portes d’un secteur professionnel et à y affronter de violentes résistances mettant en doute leurs capacités mêmes à exercer ce métier. En réaction, elles déploient le plus souvent des attitudes et revendications féministes, des « réflexes de pionnières ». Le second cercle, constitué des femmes entrées en plus grand nombre au sein d’une profession, voit au contraire leur ethos professionnel caractérisé par une certaine « masculinisation » : il s’agit de se fondre dans le modèle hégémonique et de s’efforcer d’estomper le « féminin » supposé les définir. Enfin, le dernier cercle, rassemblant des femmes actives dans une profession mixte équilibrée, se caractérise par des revendications égalitaires et une relative incompréhension face à la persistance des discriminations sexuées. Il y a bien là un problème de transmission de la mémoire des luttes, comme si une amnésie collective avait balayé les combats séculaires et internationaux ayant permis de forcer les remparts de ces bastions masculins. Certains secteurs ont d’ailleurs davantage résisté à l’entrée des femmes que d’autres : ainsi au début du XXI° siècle, les femmes briguant les positions centrales de l’espace politique relèvent du premier cercle des femmes d’État, et coexistent avec des journalistes ou des polytechniciennes du deuxième cercle, ou encore avec des médecins ou avocates du troisième…
Mener une histoire européenne sur le long terme de l’égalité professionnelle entre les sexes conduit Sylvie Schweitzer à privilégier les mouvements de convergence entre les pays, à insister sur l’étonnante similarité des contraintes pesant sur le processus d’entrée des femmes dans des professions masculines, au détriment des différences ou des dissonances. Ce travail de mise en perspective comparée est le plus souvent convaincant et heuristique (il conduit ainsi, à de nombreuses reprises, à défaire ou à relativiser « l’exception française ») mais suscite, nécessairement, quelques interrogations laissées en suspens, sur lesquelles on souhaite ouvrir la discussion. Sur les décalages dans l’accès aux professions supérieures d’abord : comment expliquer que dans la plupart des pays étudiés, ce sont d’abord les métiers de la médecine ou du barreau qui s’ouvrent aux femmes ? L’auteure avance des hypothèses liées à la longue expertise reconnue aux femmes dans le domaine des soins, mais on aimerait pousser davantage le croisement de représentations professionnelles en voie de se consolidation avec les normes de genre. Sur les décalages entre les pays ensuite : comment expliquer que les importants clivages culturels, religieux, sociaux, ou juridiques des différents pays étudiés ne semblent influer que marginalement sur les vagues de l’égalité professionnelle ? Quel rôle accorder enfin dans ces processus aux crises politiques et à la spécificité de l’espace politique, qui est le lieu de pouvoir qui distingue le plus clairement les pays européens du point de vue de l’égalité des sexes ?
Pour citer cet article :
Catherine Achin, « Le deuxième sexe au premier rang »,
La Vie des idées
, 19 juillet 2010.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Le-deuxieme-sexe-au-premier-rang
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