À l’occasion des élections présidentielles ukrainiennes, la politiste Tatiana Zhurzhenko s’interroge sur la représentation politique en situation de conflit civil. L’état présent de l’opinion publique est difficile à évaluer, de l’intérieur comme de l’extérieur du pays, tandis qu’une guerre de l’information alimente peurs et rumeurs dans les régions du Sud et de l’Est de l’Ukraine.
Tatiana Zhurzhenko dirige le programme Russia in Global Dialogue à l’Institute for Human Sciences (IWM) de Vienne. De 1993 à 2010 elle a été professeur associé à V.N. Karazin Kharkiv National University. Elle est l’auteur de Borderlands into Borderd Lands : Geopolitics of Identity in Post-Soviet Ukraine (2010), et a contribué à History, Memory and Politics in Central and Eastern Europe (2013).
La Vie des idées : La couverture de l’Ukraine par les médias occidentaux nous donne-t-elle une image adéquate de l’opinion publique ? L’attention des medias s’est focalisée sur les événements à Kiev, et plus récemment sur les mouvements séparatistes à l’Est.
Tatiana Zhurzhenko : On peut comprendre que pendant les protestations de l’Euromaidan, et surtout au début, l’attention des media occidentaux se soit focalisée sur Kiev : dans la lutte contre le régime de Ianoukovych, c’est dans la capitale de l’Ukraine que son avenir se décidait. Des Euromaidans en version réduite ont aussi émergé dans certaines villes de l’Est de l’Ukraine, mais ces protestations ont manqué de soutien local. Comme l’a fait remarquer un journaliste local, on aurait cru des rassemblements de minorités ethniques dans un environnement culturel étranger. Pour tenter de mobiliser le public local, les activistes de ces Euromaidan de l’Est – souvent des représentants de l’élite culturelle locale (par exemple l’écrivain ukrainien Serhiy Zhadan à Kharkiv) – ont eu recours à des spectacles de rue, des flash mobs, et des concerts de rock. Les autorités locales, fidèles au Parti des Régions et à la personne du président Ianoukovych, ont toléré ces manifestations mais ont organisé la répression ciblée des activistes locaux. Pour ce qui est des manifestations de Kiev, la majorité de la population locale de l’Est les a observées avec résignation, méfiance, et même avec angoisse. Les stéréotypes et clichés de Banderivtsi – des nationalistes radicaux de l’Ouest du pays menaçant les citoyens ukrainiens russophones de l’Est, stéréotypes qui datent de la Révolution orange, ont été abondamment utilisés par les media pro-gouvernement comme par les media russes.
Avec le durcissement de la confrontation entre le régime et les protestataires, la violence s’est aussi exportée dans les régions. Les titushki, hommes de main des chefs politiques locaux (et mafieux), ont été utilisés contre les manifestants dans les villes de l’Est de l’Ukraine, attaquant les manifestants pacifiques avec des pierres et des bâtons, et se montrant particulièrement menaçants envers les femmes et les personnes âgées. Reconnaissables à leurs rubans de saint Georges orange et noir, le symbole réinventé de la gloire militaire russe, les attaquants pro-russes ont été surnommés kolorady (en référence aux doryphores, parasites des pommes de terre connus en Ukraine sous le nom de cafards du Colorado) par leurs opposants pro-ukrainiens.
Après la fuite de Ianoukovych les tensions ont augmenté dans le Sud et l’Est de l’Ukraine, et l’attention des media occidentaux s’est reportée d’abord vers la Crimée, puis vers les régions de l’Est. L’annexion de la Crimée par Moscou a créé une option politique complètement nouvelle pour les populations et les élites politiques locales de l’Est et du Sud : le séparatisme pro-russe. Les observateurs occidentaux demandent d’où viennent tous ces séparatistes et si la majorité de la population locale à l’Est, surtout dans les régions rebelles de Donetsk et Luhansk, est effectivement pro-russe. Pour répondre à cette question, il me semble qu’il faut retourner à l’histoire récente de la région, qui faisait partie de la red belt ukrainienne. Dans les années 1990 l’électorat frustré et appauvri de la région industrielle du Donbass a donné une large majorité aux communistes. Par la suite, la politique de « machine électorale » [1] du Parti des Régions a permis de moissonner ces votes de protestation en jouant sur les enjeux liés à la langue russe et à l’identité locale, sur la base de références nostalgiques au passé soviétique et à une culture politique paternaliste spécifique. Beaucoup, à l’Est, ne se sentaient pas appartenir à l’État ukrainien mais l’acceptaient du moment que « les leurs » restaient au pouvoir à Kiev, les protégeant des menaces imaginaires de l’ukrainisation. La chute du régime Ianoukovych en février 2014 a libéré cet électorat, et l’annexion de la Crimée lui a donné une option nouvelle, pro-russe. Ceux qui ont voté au référendum sur la République populaire du Donetsk votaient avant tout contre le nouveau gouvernement de Kiev, mais aussi, pour certains, pour la « poigne » de Poutine.
Ces dernières semaines ont montré qu’il n’existe pas d’entité « Est-Sud » cohérente, et que les situations à Odessa, Dnepropetrovsk, Donetsk et Kharkiv sont assez différentes. Tandis qu’à Dnepropetrovsk l’oligarque local Ihor Kolomoyskyi soutient le gouvernement de Kiev et a réussi à neutraliser les séparatistes pro-russes, à Kharkiv les meneurs politiques locaux jouent l’équilibre entre Kiev et Moscou. Même dans la région rebelle du Donbass, les derniers développements autour de la République populaire du Donetsk ont révélé qu’il n’y a qu’un soutien limité dans la population locale pour un projet qui paraît porté par des radicaux marginaux avec des passeports russes. Le puissant oligarque Rinat Akhmetov, après avoir gardé le silence pendant quelques semaines, a fini par prendre position publiquement contre le séparatisme pro-russe et traiter de bandits les leaders de la République populaire du Donetsk.
Ceci ne signifie pas cependant que la situation à l’Est se soit stabilisée. Beaucoup dépend de l’élection présidentielle. Si les séparatistes réussissent à empêcher les élections à Donetsk et Luhansk, Moscou s’en servira pour mettre en cause la légitimité du nouveau président.
La Vie des idées : Comment sont informés les ukrainiens et de quoi ? Peut-on parler d’une guerre de l’information entre media pro-russes et pro-ukrainiens ?
Tatiana Zhurzhenko : Pendant ces derniers mois le cliché du nouveau gouvernement de Kiev en « junte fasciste » et la menace très exagérée du nationalisme radical ukrainien (surtout les références à l’organisation d’extrême droite Pravyi Sektor qui a participé aux manifestations) ont été de puissants outils pour la manipulation de la partie de l’opinion publique qui est dépendante des media russes. Depuis le début d’Euromaidan, les manifestants de Kiev ont été dépeints comme des criminels dangereux et radicaux, et les policiers anti-émeutes Berkut, alors qu’ils traitent les protestataires avec brutalité, ont été présentés en héros voire en martyrs. À l’exception de la chaîne d’opposition Dozhd TV et de certains sites indépendants, les media russes relaient la position officielle du Kremlin, qui ne reconnaît pas la légitimité du gouvernement actuel. En plus de cela, nous apprenons des politiques et des journalistes russes que l’Ukraine est une construction artificielle qui ne peut perdurer avec ses frontières actuelles, et que quiconque parle la langue russe est russe et rêve de retrouver sa patrie. Cette réalité virtuelle parallèle, créée par les media russes, s’est implantée dans les esprits de bon nombre de citoyens ukrainiens.
Comment le gouvernement ukrainien devrait-il réagir ? D’un point de vue libéral, si on considère que la liberté d’expression est la valeur la plus importante, il est certain que la fermeture des chaînes de télévision russes est loin d’être la meilleure solution. L’État ukrainien, cependant, considère qu’il fait l’objet d’une agression de la part d’un État voisin, même si à ce stade c’est une drôle de guerre, déléguée à des unités paramilitaires de volontaires russes et ukrainiens et soutenue par l’armement et le financement russe. Ce n’est pas par hasard que les tours de transmission de télévision aient été parmi les premiers sites conquis par les séparatistes ; ils ont immédiatement rallumé les chaînes de télévision russes.
La propagande anti-ukrainienne des media russes fait partie de la stratégie de Moscou et la question est de savoir comment y contrevenir efficacement. L’Ukraine perd cette guerre de l’information, on le voit, en partie parce que l’État ukrainien n’a pas les moyens de faire concurrence avec la machine de la propagande russe, et en particulier les nouveaux outils tels que la chaîne Russia Today, créée afin de poursuivre à l’étranger la politique d’information du Kremlin. En réponse à l’attaque médiatique russe, le gouvernement ukrainien a récemment discuté de l’opportunité de la création d’une chaîne ukrainienne en langue anglaise ; un autre projet, plus important, prévoit une chaîne en langue russe adressée aux ukrainiens russophones et qui leur apporterait une information sérieuse avec une perspective pro-ukrainienne. En définitive, une partie du problème réside dans la structure du marché médiatique ukrainien, dominé par les chaînes russes : si les ukrainiens préfèrent regarder la télévision russe, ce n’est pas forcément parce qu’ils préfèrent les informations venant de Moscou mais parce qu’ils aiment les séries télévisées russes.
La Vie des idées : Quelles sont les peurs et les rumeurs qui traversent les régions de l’Est et du Sud de l’Ukraine ?
Tatiana Zhurzhenko : Lors de la fuite de Viktor Ianoukovych et de la formation du nouveau gouvernement, les régions de l’Est et du Sud se sont mises à craindre le nationalisme radical, l’ukrainisation forcée et l’interdiction de l’usage public de la langue russe. Cultivées par les media pro-Ianoukovych comme par les media pro-russes, ces peurs ont été alimentées par les erreurs commises par le nouveau gouvernement, en particulier la tentative d’abolir la loi qui faisait de la langue russe une langue régionale officielle. Moscou s’en est immédiatement saisi pour sa propagande, même si le président intérimaire a opposé son veto à cette mesure très controversée. Ces peurs sont en grande partie irrationnelles – toute personne qui a vécu en Ukraine sait que les russophones ne sont pas discriminés, au contraire, et qu’à l’Est et dans le Sud c’est la langue ukrainienne, plutôt que la langue russe, qui est marginalisée dans l’espace public.
Avec l’émergence de scènes de violence dans les villes telles qu’Odessa et Mariupol, c’est maintenant le spectre de la violence urbaine, du conflit armé voire d’une guerre civile qui alimente les peurs. Contrairement à la crainte de l’ukrainisation, ces peurs-là sont fondées, et à Slaviansk et à Kramatorsk il y a déjà un conflit militarisé entre groupes séparatistes armés et l’armée ukrainienne. La population locale, et on la comprend, désire la paix et la stabilité, ils veulent que leurs enfants soient en sécurité dans les écoles et dans la rue, que leurs proches ne risquent pas d’être kidnappés par des criminels, que leurs biens ne soient pas saisis. Environ dix mille réfugiés ont quitté l’Est et le Sud pour d’autres régions de l’Ukraine. Certains journalistes rapportent que les séparatistes sont en train de perdre le soutien de la population locale, démotivée par les incertitudes et la violence quotidienne. Inversement, il y a certainement un nombre conséquent de gens pour qui la menace la plus dangereuse vient des unités militaires et anti-terroristes ukrainiennes, envoyées dans les régions de Donetsk et Luhansk par le gouvernement de Kiev. Les rumeurs – qu’elles soient ou non confirmées – selon lesquelles le gouvernement est en train d’armer les nationalistes ukrainiens d’extrême droite pour les déployer contre les séparatistes de l’Est, ne font rien pour apaiser ces craintes.
Je pense, cependant, qu’un président légitimement élu peut remplir le vide créé par la fuite de Ianoukovych, rétablir l’état de droit et apaiser les peurs de la population.
La Vie des idées : Dans la situation actuelle, il semble qu’il y a une rupture profonde entre la classe politique et la société ukrainienne. L’élection présidentielle est-elle en mesure de la résoudre ?
Tatiana Zhurzhenko : Les élections présidentielles actuelles sont inhabituelles pour l’Ukraine, car elles s’écartent de la traditionnelle opposition entre candidats pro-Europe et candidats pro-Russie. Les deux favoris – Petro Poroshenko et Yulia Timoshenko – ont promis de défendre l’intégrité territoriale du pays contre la Russie et voient l’avenir de l’Ukraine dans le cadre de l’Union Européenne. L’annexion de la Crimée et le prolongement de la « guerre hybride » menée par la Russie en Ukraine ont amené un déplacement de l’opinion publique vers une perspective pro-européenne, ce que confirment les sondages les plus récents.
Pour la première fois dans l’histoire récente de l’Ukraine, l’Est n’a aucune figure politique influente en jeu. Le candidat officiel du Parti des Régions, l’ancien gouverneur de Kharkiv Mykhailo Dobkin, est au plus bas dans les sondages. Oleg Tzarev, ouvertement pro-russe, et Petro Simonenko, tête de file communiste et lui aussi pro-russe, ont tous deux retiré leur candidature. Ceci ne signifie pas que leurs positions ne remportent pas l’adhésion dans l’Est et le Sud du pays, mais leur retrait semble indiquer que Moscou prépare peut-être le terrain pour un refus de reconnaître les élections.
Étant donné la situation de conflit civil et le nombre croissant de victimes des deux côtés, il paraît difficile d’envisager la mise en place d’une représentation politique entièrement juste. Cependant avant de déplorer un manque d’écoute de la part des représentants politiques vis-à-vis de tel ou tel groupe, il faut avoir conscience que le Parti des Régions n’était déjà pas représentatif de l’Est de l’Ukraine au sens classique de la représentation politique. Les principaux partis politiques de l’Ukraine post-soviétique cherchaient moins à représenter l’opinion publique, qu’à constituer des « machines électorales » afin de collecter les votes nécessaires à la légitimation des clans oligarchiques. Dominant dans l’Est et dans une certaine mesure dans le Sud, le Parti des Régions était ainsi une machine électorale, indifférente à l’idéologie et à l’opinion publique. Comme le montrent mes collègues de l’université de Kharkiv, Oleksandr Fisun et Oleksiy Krysenko, le Donbass en particulier n’a pas connu de diversification politique ni de mise en concurrence des partis, et c’est en suivant ce modèle que les élites locales ont tenté de mener le pays tout entier. Le monopole du Parti des Régions, qui représentait les intérêts d’un clan oligarchique particulier, a retardé l’émergence de toute alternative politique. Plutôt que de déplorer une absence de leadership politique à l’Est, nous devrions actuellement nous réjouir que le pluralisme politique soit maintenant une réalité pour les citoyens de l’Est de l’Ukraine.
NB : Cet entretien a été réalisé à la veille des élections tenues le 25 mai 2014.
Lucie Campos, « Le déchirement de l’opinion publique ukrainienne. Entretien avec Tatiana Zhurzhenko »,
La Vie des idées
, 26 mai 2014.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Le-dechirement-de-l-opinion-publique-ukrainienne
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[1] Pour un exemple de « machine politics » en son sens américain, voir « From Community Police to Bureaucratic Police » et pour une historiographie des « machines » électorales : S. P. Erie, Rainbow’s End : Irish Americans and the Dilemmas of Urban Machine Politics, 1840-1985, Berkeley, University of California Press, 1988.