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Essai Arts

Le damné galop du cinéma coréen
Autour de « Parasite » de Bong Joon-ho


par Christophe Gaudin , le 5 novembre 2019


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Le succès de la dernière palme d’or s’explique par certaines spécificités de la société coréenne comme la coexistence des riches et des pauvres, et par une vigueur sarcastique que le cinéma coréen partage avec le cinéma italien de la grande époque, avant le triomphe de la télévision.

Voici des lustres qu’une palme d’or n’avait fait autant rire ; voici également fort longtemps qu’elle n’avait fait aussi peur. Loin de s’annuler, les deux effets se renforcent. Le film, qui s’ouvre comme une comédie, continue comme un film d’épouvante et ne prend des atours de drame social qu’à la fin. C’est précisément en sautant sans cesse d’un registre à l’autre qu’il parvient à émouvoir et à faire réfléchir, plus qu’aucun de ses prédécesseurs récents.

Depuis une vingtaine d’années que le cinéma coréen bénéficie en Europe d’une diffusion croissante, le public français a eu le temps de se familiariser avec le mélange des genres qui lui est propre. On peut même y voir sa marque de fabrique, si reconnaissable qu’on ne peut s’y méprendre. Nul besoin d’avoir fait soi-même l’expérience du pays pour s’y initier, au moins dans un premier temps. Un peu d’intuition peut y suffire, en naviguant d’un film à l’autre. D’où également ce sentiment que racontent tant de voyageurs quand ils finissent par poser le pied sur la péninsule : ils commencent alors à comprendre ce qu’ils n’avaient fait que pressentir. Les mêmes questions ne manquent pas de les assaillir. Comment de telles qualités, contradictoires à nos yeux, ont-elles pu mûrir concurremment ? Comment pareille énergie, presque hystérique, trouve-t-elle le moyen de se nourrir à l’ombre d’une hiérarchie aussi écrasante ? Par quel angle aborder la conjonction, pour nous paradoxale, entre une camisole et une ébullition ? Elle existe néanmoins au point que le spectateur, en se faisant voyageur, a plus souvent l’impression de la retrouver que de la découvrir.

« La loi est loin, le poing est proche », dit un proverbe qui résume bien tout un état d’esprit. Les autorités sont universellement tenues pour incompétentes et corrompues, avec ce résultat que depuis la démocratisation dans les années 1980, un seul ancien président a échappé à la disgrâce ou à la prison.

On ne peut compter que sur les siens, il faut donc se serrer les coudes. C’est là le leitmotiv du cinéma de Bong, lui-même ancien étudiant en sociologie dans l’une des meilleures universités du pays. La plupart de ses héros sont des déshérités, plus ou moins largués. Il porte toujours sur eux un regard bienveillant, même quand ils commettent des actes effrayants. Dans Souvenirs de meurtre, en 2003, des policiers à la campagne, aux prises avec un tueur en série, étaient forcés de se confronter à des méthodes de pointe et à l’énigme du mal. À l’arrivée, c’était plutôt le flic venu de la ville qui se trouvait emporté dans un tourbillon de violence archaïque, élégiaque. Dans Le Monstre, en 2006, c’était une famille en perdition qui devait se ressouder pour retrouver une petite fille enlevée par une créature dans les égouts de Séoul. Dans Mother en 2009, une mère se démenait pour tirer d’affaire son fils un peu attardé sans se montrer très regardante sur les moyens.

À chaque fois, les personnages multipliaient les mouvements en tous sens pour ne pas couler. Impossible, quand on a connu l’original, de ne pas être frappé par la ressemblance du portrait. Il était aussi peu « réaliste » que le modèle lui-même, aussi vivace, aussi exubérant. Et la chose ne date pas d’hier, elle frappait déjà Henri Michaux de passage au début des années 1930 : « L’ancienne musique coréenne est tragique et terrible, et pourtant elle était chantée par des filles de joie, mais maintenant "allons donc, dansons gaiement" (leur musique actuelle est un damné galop et montre d’une autre façon ce singulier emportement qui caractérise, entre toutes les races jaunes, le Coréen). »

Il n’y a donc pas non plus lieu de s’étonner que les deux films suivants de Bong, tournés aux États-Unis avec un casting international, n’aient pu atteindre le même niveau de réussite. Dans la machine hollywoodienne, ses scénarios se voyaient réécrits jusqu’à l’incompréhensible. Les codes de jeu sont si différents, plus mélodramatiques en Asie, plus naturalistes en Occident, que les acteurs ne paraissaient plus évoluer dans le même film. Privé de son substrat, Bong ne donnait plus naissance qu’à des œuvres plus impersonnelles, qui n’étaient plus remarquables que par leur virtuosité un peu vaine, aussi luxueuses et désaffectées que des hôtels internationaux. La comparaison avec ses deux films américains (Le Transperceneige en 2013 et Okja pour Netflix en 2017) révèle ce que son savoir-faire a de plus spécifiquement coréen.

Bong est l’héritier d’une histoire, de conditions de financement spécifiques notamment. Deux forces inattendues ont contribué sans le savoir à façonner son art : la dictature en lui fournissant un contre-modèle télévisuel, la mafia en blanchissant son argent.

Cinéma, mafia et dictature

Il faut remonter au début des années 1980 pour expliquer la terrible médiocrité de la télévision coréenne. La junte au pouvoir faisait alors face aux limites de la répression. Elle avait beau matraquer à tout va, rebâtir les universités toujours plus loin du palais présidentiel… Rien n’y faisait, elle ne parvenait à endiguer les émeutes. En quête à l’époque de subterfuges et de diversions, elle a fini par se tourner vers une stratégie plus subtile, connue des Coréens sous le nom des « 3 S » : sport, sexe (avec l’ouverture en masse de love motels partout dans le pays) et screen, les écrans. Toutes ces activités étaient censées fournir des dérivatifs sans danger à la jeunesse. La télévision, qui se trouvait au centre du dispositif, s’est spécialisée dans l’insignifiance, avec d’interminables émissions culinaires ou de bavardage. Les dramas, soigneusement expurgés de tout contenu controversé, sont depuis farcis de rebondissements absurdes afin de soutenir l’attention (typiquement, le héros tombe amoureux sans le savoir de sa jumelle disparue), et rencontrent un succès effrayant dans toute sorte de dictatures, en Chine comme au Moyen-Orient.

Or parallèlement, jusqu’à 2007 et à des accords de libre-échange controversés avec les États-Unis, le cinéma local était protégé par des quotas. Les exploitants se voyaient obligés de lui réserver un certain nombre de salles. Comme ils partaient du principe que ces films n’intéresseraient jamais personne, ils programmaient un peu n’importe quoi. C’est ainsi que pendant des années, la mafia a sauté sur l’occasion pour y réinvestir notamment l’argent de la prostitution. Les jeunes cinéastes, qui de leur côté étaient plus contraints que jamais par l’esthétique criarde des télévisions asiatiques, ont su pour les plus débrouillards se glisser dans la brèche. Le modèle confucéen, platement réaliste qui persiste à engluer la littérature ne leur laissait non plus espérer aucune issue. C’est de la multiplication de ces impasses qu’a résulté ce petit miracle. Comme souvent en Corée, la vie a fini par trouver son chemin. L’un des cinémas les plus originaux du monde a surgi au confluent de ces impasses.

De là aussi son côté prolétaire et mal léché, le peu de souci qu’il a longtemps montré pour la séparation des genres. Ce passé a marqué de son empreinte les plus grands cinéastes coréens de notre temps, notamment les trois qui dominent les festivals internationaux (Bong Joon-ho, Park Chan-wook et Lee Chang-dong, l’auteur du déchirant Burning présenté à Cannes l’année dernière). C’est aussi, malheureusement, ce qui fait déjà d’eux les témoins d’une époque en grande partie révolue. Le succès venant, le calibrage n’a pas manqué de suivre. La télévision et les conglomérats se sont immiscés dans le financement des films, en y causant le saccage conformiste que l’on imagine. Écrasé par la manne qui s’est abattue sur lui, le cinéma coréen connaît depuis une décennie une baisse notable de qualité. Ses grands auteurs sont protégés par leur notoriété, mais ne trouvent guère de successeurs.

Aussi la prodigieuse réussite de Burning l’an dernier, ou celle de Parasite à présent ne doivent-elles pas faire illusion. Le soulagement dont témoignent tant de spectateurs le montre bien à sa manière. S’ils s’exclament « enfin ! », c’est bien qu’ils ont le sentiment de retrouver un cinéma qu’ils craignaient disparu, noyé parmi les comédies romantiques, les films de sabre ou d’action. Le public éprouve aussi un tel sentiment de reconnaissance (beaucoup de spectateurs retournant voir le film deux ou trois fois) parce qu’il lui semble retrouver sur grand écran un écho des manifestations monstres d’il y a deux ans, alors que des millions de gens arpentaient les rues pendant des mois pour liquider l’héritage de la dictature.

Avant la gentrification

Le rapprochement entre les longs méandres de Burning et les rebondissements frénétiques de Parasite pourrait paraître gratuit, s’ils n’avaient au moins ce sujet en commun. Tous deux font le portrait en miroir d’une élite enrichie brutalement et du peuple contraint de vivre dans son orbite. Cependant, il ne serait pas tout à fait exact de parler à leur propos de lutte des classes. Le terme suggère une ligne de front, avec des protagonistes bien identifiés. Or la Corée s’est développée de façon trop récente, trop brutale aussi pour permettre ce genre de clarification. La ségrégation n’a pas encore eu le temps de se traduire comme en Europe par exemple, où la relégation se poursuit dans des banlieues toujours plus éloignées.

Pour se représenter Séoul, il faudrait plutôt songer à l’entassement de riches et de pauvres qu’on retrouve dans les villes sud-américaines, la criminalité en moins. Les classes continuent à se frôler. Les codes sociaux n’ont pas encore sédimenté en sociolectes, du moins pas autant que dans les langues occidentales : d’où aussi, l’usage de l’anglais pour tenter de se distinguer, tourné en dérision avec férocité dans Parasite

Les pauvres habitent dans des poches moins gentrifiées, dans des sous-sols humides (ainsi que la famille du film) ou sur les toits en dépit des chaleurs amazoniennes de l’été et des rigueurs sibériennes de l’hiver. C’est ce qui explique que l’intrigue se déroule aussi naturellement dans un contexte coréen, alors qu’elle paraîtrait beaucoup plus forcée en France. Pour ne pas gâcher le plaisir du spectateur, disons simplement qu’elle raconte comment une famille au chômage va parvenir à se placer dans la domesticité des bourgeois, envahissant leur quotidien. Le fils va contrefaire un diplôme pour devenir précepteur, puis sa sœur, et ainsi de suite. Ce ne sont ni leur accent ni leurs manières qui manqueront de les démasquer, mais l’odeur du sous-sol où ils vivent. Ils vont bientôt découvrir qu’ils ne sont pas seuls à vivre de ce « parasitisme », avec à la clef un affrontement sans pitié, plutôt d’ailleurs entre compagnons de misère qu’entre exploiteurs et exploités. .

Pourquoi les masques sociaux paraissent-ils aussi interchangeables dans le film ? C’est qu’en Corée, la richesse n’a pu prendre cette patine que seul confère le temps. Les bourgeois d’aujourd’hui crevaient encore de faim il y a deux générations, quand le PIB de la Corée du Sud voisinait au sortir de la guerre avec le Soudan et Haïti. La frontière demeure donc indécise chez eux entre la posture et l’imposture. Ils gardent malgré eux un côté nouveau riche, quoi qu’ils en aient. Quand ils se prennent pour de grands seigneurs, c’est encore un rôle qu’ils jouent ; en quoi l’imitation n’en est que plus facile pour les déshérités. Aussi la bourgeoisie locale n’a-t-elle pas grand-chose d’original. Elle en rappelle au contraire bien d’autres montées soudain en graine, par exemple les oligarques russes ou les millionnaires chinois. Le remarquable du film est ailleurs, dans la perfection du pastiche qu’il met en scène.

Les Italiens d’Asie

Les Coréens sont célèbres en Asie pour leur côté comédien. Ce n’est pas sans raison qu’on les appelle parfois les « Italiens de l’Asie » (par opposition aux Japonais qui en seraient les Allemands), avec qui ils partagent une faculté à monter très haut pour aussitôt redescendre très bas. Les deux cultures ont quelque chose de bravache, d’excessif, de théâtral. Il ne serait même pas exagéré de dire que les films coréens assument aujourd’hui un peu le rôle qui fut celui du grand cinéma italien d’il y a quarante ou cinquante ans. Ils tournent à la blague et au tragique la marche du monde, avec d’ailleurs une commune prédilection pour les histoires de famille, le pathétique et la veulerie. On pourrait même ajouter que l’histoire risque fort de se répéter : le processus de vitrification télévisuelle qui a eu raison du cinéma italien (tel qu’on le voit dépeint dans les Fellini des années 1980, Intervista par exemple) étant aujourd’hui, mutatis mutandis, à l’œuvre en Corée.

Ainsi s’explique également en grande partie l’énorme succès qu’a rencontré Parasite sur les écrans français. Il raconte un processus de relégation qui nous est familier, mais avec une vigueur et une démesure qui nous font le plus souvent défaut. Gardons-nous surtout de fétichiser cette différence, d’en faire quelque chose d’exotique et d’inaccessible. Il faut au contraire espérer que d’autres créateurs sauront s’en saisir à leur tour, de la même manière que la nouvelle vague française avait libéré en son temps d’innombrables cinéastes en Asie. Signe des temps : c’est souvent à l’Est aujourd’hui qu’il faut chercher du nouveau.

par Christophe Gaudin, le 5 novembre 2019

Pour citer cet article :

Christophe Gaudin, « Le damné galop du cinéma coréen. Autour de « Parasite » de Bong Joon-ho », La Vie des idées , 5 novembre 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Le-damne-galop-du-cinema-coreen

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