Essai Société

Le Réseau, ou lorsque nous étions intraçables


par , le 24 octobre


Créé par des résistants des PTT, un réseau téléphonique parallèle a survécu après la Libération. Espace de communication et de rencontre dans les années 1970, il constitue le chaînon manquant entre les agences matrimoniales du XIXe siècle et nos applis contemporaines.

Depuis le XIXᵉ siècle, les réseaux téléphoniques français se sont développés sous le contrôle étroit de l’État et de son monopole public. Jusqu’en 1990, les Postes, télégraphes et téléphones (PTT) contrôlaient l’accès au téléphone, liant chaque ligne à un contrat officiel, une identité, un domicile – système qui organisait la visibilité, la tarification et la traçabilité des échanges. Pourtant, dans l’ombre de cette infrastructure réglementée et centralisée, des pratiques et des réseaux téléphoniques parallèles ont existé, dès les années 1940, lorsque des agents des services des PTT entrés dans la Résistance ont détourné des lignes pour organiser des communications secrètes.

Sociabilités clandestines

Ce réseau téléphonique parallèle a survécu après la Libération, en marge des infrastructures officielles. Dans les années 1960-1970, il a été réactivé de manière informelle comme espace de communication et de rencontre anonyme. Fondé sur des numéros non attribués qui se transmettaient de bouche à oreille, ce dispositif a favorisé l’émergence de sociabilités clandestines.

De 1945 jusqu’au début des années 1980, cet espace souterrain permettant l’échange d’informations dans une France autoritaire est devenu un terrain d’expérimentation où se déployaient des sociabilités amicales, amoureuses et parfois sexuelles [1]. Ces rencontres échappaient à la surveillance étatique, mais aussi aux logiques marchandes des infrastructures officielles. Grâce à l’anonymat et l’intraçabilité des échanges, ce réseau favorisait des interactions libres, intimes ou fortuites, dans un contexte social où les normes patriarcales et les cadres traditionalistes commençaient à être contestés dans le sillage de Mai 68. En témoigne la création du Mouvement de libération des femmes en 1970, du Front homosexuel d’action révolutionnaire en 1971 et des Gouines rouges en 1971.

Ce réseau pirate hérité de la Résistance était principalement utilisé comme un outil de rencontres. En ce sens, il constitue le chaînon manquant entre les formes d’intermédiation amoureuse au XIXe siècle (agences matrimoniales, petites annonces) et les dispositifs numériques contemporains. À la croisée du médium, de l’infrastructure et du bricolage, il prolonge certaines logiques de la rencontre matrimoniale, tout en les subvertissant. Si les applications de rencontre sont aujourd’hui envisagées comme des outils techniques et sociaux bien identifiés, dotés de leurs propres codes, elles s’inscrivent dans une histoire plus longue de l’intermédiation – à la fois commerciale, affective et technique.

Fragments du Réseau

La pratique orale, marginale et clandestine de ce réseau pose un défi méthodologique à la recherche historique. Par sa nature même – informelle, échappant aux cadres institutionnels, volontairement dissimulée –, il a laissé peu de traces dans les archives officielles. Sa transmission s’appuie davantage sur la mémoire individuelle, les récits oraux, voire les rumeurs, que sur des dispositifs d’enregistrement pérennes.

À la différence des infrastructures légales de télécommunication, ce réseau n’a pas laissé de traces écrites, sinon des allusions fragmentaires, disséminées dans des œuvres littéraires ou audiovisuelles, des témoignages oraux difficilement accessibles, ou encore quelques mentions sur des forums d’anciens agents des PTT. Retracer cette histoire invisible suppose donc de composer avec des silences, des récits indirects, et de prendre acte du caractère souterrain et transitoire de cette pratique de communication ultra-minoritaire.

Parmi les rares traces laissées par les usagers eux-mêmes, un précieux témoignage, apporté par un ancien utilisateur sur le blog Le Réseauteur, offre un éclairage sur les pratiques techniques et les formes de sociabilités qui se sont développées autour de ce moyen de communication informel dans les années 1970. L’auteur (anonyme) de ce blog, actif sur le réseau entre 1972 et le début des années 1980, raconte avoir découvert son existence par hasard, en appelant l’horloge parlante et en entendant un brouhaha de voix échanger leurs états d’âme et leurs numéros.

Ce type de connexion pirate, fondée sur le détournement des lignes inoccupées (comme le standard d’une grande entreprise la nuit ou le week-end) ou l’arrêt d’un disque automatique répété après un temps donné (comme la voix de l’horloge parlante), permettait d’entrer en contact gratuitement avec des inconnus.

L’aspect technique du réseau fait l’objet d’une attention soutenue dans ce témoignage : pour se faire entendre plus distinctement, certains utilisateurs modifiaient leurs combinés téléphoniques, remplaçant la pastille charbon d’origine par un micro amplifié, ou raccordant un amplificateur externe. Les pratiques techniques bricolées – amplification du micro, filtres, chambres d’écho, talkie-walkie semi-duplex – révèlent une théâtralisation de la voix dans ces espaces clandestins. Ces mises en scène sonores répondent à un besoin d’écoute fine, mais aussi à la volonté de créer une présence particulière identifiable par la voix seule, destinée à sortir du lot.

Agora discrète

Sur le Réseau, une autre composante permettait une mise en scène de soi : l’anonymat. Les usagers adoptaient souvent un pseudonyme. Ce nom d’emprunt constituait un écran protecteur, mais aussi un espace d’expression. Le rédacteur du blog explique qu’il utilisait des pseudonymes en lien avec les paroles du chanteur Michel Polnareff, dont il était un fervent auditeur à l’époque.

Le pseudonyme sur le réseau instaurait une distance symbolique avec l’identité civile, tout en offrant la possibilité d’exprimer certains traits de personnalité, une humeur, un désir, voire une posture narrative. À l’instar des pratiques ultérieures sur les forums numériques ou les applications de rencontre, le pseudonyme permettait de révéler une part choisie de soi, dans un cadre où l’interaction était d’emblée codée par la voix, le jeu et la dissimulation. Le pseudonyme devenait ainsi un vecteur d’engagement dans la conversation, un signal d’entrée personnalisé dans un espace social régi par d’autres règles que celles de l’espace public ordinaire. Le blog souligne combien cette pratique a contribué à créer une forme d’agora discrète, aux marges du réseau public, et a permis la création d’un espace d’échange pour des groupes minoritaires.

Dans une France où l’homosexualité est restée pénalisée jusqu’en 1982, le Réseau offrait un espace crucial pour les personnes LGBTQ+, exclues, surveillées et réprimées par les institutions judiciaires et policières [2]. Un témoignage évoqué sur le blog Le Réseauteur décrit comment un utilisateur s’est « autorisé à vivre son homosexualité », protégé par l’anonymat, soulignant combien ces infrastructures non officielles servaient de refuge social et affectif pour des identités minoritaires. Ce mode de communication alternatif, fondé sur l’anonymat sous pseudonyme, permettait de révéler un désir sans exposer l’individu à un risque légal ou social [3].

Les témoignages relayés sur ce blog, bien que subjectifs et informels, constituent un matériau rare pour saisir la dimension bricolée, inventive, mais aussi profondément sociale et libérale, de ce réseau clandestin dans le contexte des années 1970.

Des petites annonces aux applis de rencontre

Dans son ouvrage Pas sérieux s’abstenir [4], l’historienne Claire-Lise Gaillard explore les formes d’intermédiation amoureuse aux XIXe et XXe siècles, en particulier les petites annonces matrimoniales dans la presse et les agences spécialisées. Ces dernières se développent dans un contexte de bouleversements sociaux attribués à la révolution industrielle – ascensions et déclassements rapides liés à la modernité urbaine – et attirent une clientèle masculine bourgeoise, désireuse de contourner les cercles ordinaires de sociabilité pour accéder à d’autres milieux.

L’annonce matrimoniale agit comme un filtre pour celui ou celle qui la fait publier : elle encode les attentes sociales, amoureuses ou sexuelles dans un langage elliptique. Claire-Lise Gaillard montre que des formules comme « pressée » ou « espérances » cachent des scripts genrés et des hiérarchies de désir : trouver un mari pour une femme enceinte, rembourser rapidement une dette grâce à une dot, etc. En outre, l’intermédiation des agences se fait à bas bruit : locaux installés dans des impasses, fausses devantures, promesse de détruire les fichiers clients après satisfaction de la demande.

De la même manière, dans le Réseau des années 1970, les pseudonymes, l’usage nocturne et l’impossibilité de tracer l’appel permettent de garantir l’anonymat, en évitant le stigmate et la honte sociale qui consistent à rechercher un ou une partenaire de manière intermédiée. Les dispositifs mis en place par les agences matrimoniales reposent sur des principes que le réseau téléphonique pirate exacerbera : affirmation du désir individuel, anonymat protecteur et recherche d’affinités sociales.

Il ne s’agit pas de projeter rétrospectivement un « proto-algorithme » sur les annonces matrimoniales ou sur le Réseau, mais de voir comment les logiques à l’œuvre dans les services numériques contemporains s’enracinent dans des formes anciennes d’intériorisation des rapports sociaux, de segmentation genrée et de gestion du risque amoureux.

S’il est vrai que le réseau pirate, par sa clandestinité et sa dynamique horizontale, semble déjouer ces logiques – puisque la rencontre est laissée, non pas à l’algorithme des préférences ni à une liste de critères établis en agence, mais au hasard de la présence de voix inconnues sur des lignes désertes –, il prolonge néanmoins certaines dynamiques plus anciennes : un marché de la rencontre où se rejouent, au gré des technologies, les inégalités du lien. Le Réseau a constitué un espace d’expérimentation sociale et d’émancipation individuelle, mais il n’échappait pas pour autant aux logiques de genre dominantes. Malgré le contexte des années 1970, marqué à la fois par la libération sexuelle et la montée des mouvements féministes, cet espace demeurait largement structuré par une dynamique de domination masculine.

Des témoignages d’anciens utilisateurs indiquent que nombre d’hommes y venaient pour «  trouver  » des femmes, dans une logique de quête sexuelle souvent unilatérale, mobilisant l’anonymat du réseau comme levier de pouvoir plus que comme outil d’égalité. Cette asymétrie rappelle que, même dans les interstices les plus marginaux des infrastructures techniques, les rapports sociaux de genre continuent de s’exercer et de jouer.

Une histoire politique de l’infrastructure

Le réseau téléphonique officiel, administré par les PTT puis France Télécom, était structuré selon une architecture centralisée : chaque ligne était rattachée à un usager identifié, tout appel était tarifé, et la régulation sociale s’exerçait via un contrôle à la source et à la destination des communications. Dans ce schéma, la technique elle-même sert une logique normative : identité, facturation, surveillance administrative. En opposition, le réseau parallèle instaure une désintermédiation radicale – sans contrat, sans tarification, sans profil – et permet l’anonymat. Seuls les échos de la voix identifient la présence humaine.

En détournant les standards et lignes inactives, le Réseau devient un médium alternatif : sa simple existence conteste un ordre normatif marchand et bureaucratique inscrit dans l’infrastructure. Comme le note la sociologie des usages, ce type de bricolage technique engage l’usager « bidouilleur », même malgré lui, dans un acte politique : il transforme le passif en actif, l’aliénation en créativité par le biais de la « tactique », selon l’expression de Michel de Certeau. Ce phénomène inscrit d’ailleurs le réseau téléphonique clandestin dans une tradition plus large de contre-infrastructures que l’on retrouve avec les radios pirates ou la Citizen Band.

En défiant le monopole public de l’ORTF, les stations de radios pirates des années 1960-1970 (Radio Campus, Radio Verte, Radio Riposte, Lorraine Cœur d’Acier, etc.) ont mis en pratique une émancipation de l’antenne  : elles revendiquaient explicitement une parole hors du contrôle étatique, faisant de la technique un outil d’insurrection médiatique.

Parallèlement, sur un mode plus accessible et amateur, la Citizen Band (CB) – littéralement « fréquence des citoyens » – a permis à des communautés d’échanger sans licence, en se dotant d’un espace horizontal de communication marqué par la solidarité, le partage non marchand et la volonté des utilisateurs de rompre leur isolement. Cet outil, relevant davantage de la pratique du talkie-walkie, est devenu un symbole de l’entraide entre chauffeurs routiers livrés à la solitude de leur activité, utilisant la CB pour communiquer sur la route.

Les détournements techniques et les pratiques décrites sur le Réseau – amplification bricolée, pseudonymie vocale, appels non facturés – manifestent une volonté d’autonomie créative, rompant avec les mécanismes marchands. Les réseaux parallèles, comme la CB ou les radios pirates, incarnent cette articulation entre auto-construction technique et émancipation sociale des années 1960-1970.

Cette pratique pirate du réseau par bricolage, échange de numéros et de combines, de bouche à oreille, étroitement liée à l’histoire de la technique, s’éteint avec l’automatisation du téléphone à partir de 1982. La suppression progressive des standards manuels et la fermeture des lignes interconnectées mettent fin aux possibilités techniques de détournement. Ce réseau souterrain, bricolé, oral, fondé sur la porosité du système téléphonique, s’éteint silencieusement, emportant avec lui un ensemble de pratiques informelles, anonymes et souvent marginales. Il n’en subsiste que peu de traces : quelques souvenirs, de rares archives, des évocations marginales en littérature ou dans la culture populaire.

Cette disparition n’est pas seulement d’ordre technique : elle est aussi politique. Elle signale un basculement dans les conditions d’accès à la communication interpersonnelle, désormais encadrée par des dispositifs marchands, identifiés, plus complexes, qui requièrent un plus haut niveau de technicité pour être détournés.

Marchandisation ou espaces de survie ?

À partir du milieu des années 1980, le Minitel constitue le premier jalon de cette nouvelle ère. Les différents essais régionaux – et leur lot de piratage – avant la généralisation de la télématique permettent aux services publics d’identifier le grand désir de sociabilité des usagers mis en réseau. Mais, s’il prolonge certaines logiques d’échange à distance, le Minitel introduit une tarification systématique, avec les célèbres messageries érotiques payantes (par exemple 3615 ULLA). Le « téléphone rose », qui se développe en parallèle, repose sur la même logique de monétisation de la parole intime ou sexuelle. La technique cesse d’être un terrain de jeu ou de détournement ; elle devient une infrastructure commerciale, où l’anonymat est toléré mais encadré, et où la rencontre intime est conditionnée par la solvabilité [5].

Les applications contemporaines de rencontres (Tinder, Grindr, Bumble, Her) prolongent et amplifient ces tendances, tout en les complexifiant. Elles s’inscrivent dans une économie de l’attention et de la donnée, où les interactions sont fortement structurées par les algorithmes, les systèmes de géolocalisation, les logiques de classement et de visibilité. La rencontre y est rendue efficace, performative et souvent asymétrique.
Mais il serait réducteur d’en faire uniquement le symptôme d’une marchandisation des relations. Ces plateformes ont aussi joué – et jouent encore –, comme le Réseau dans les années 1970, un rôle crucial pour de nombreux groupes marginalisés ou isolés. Pour les personnes LGBTQ+, les minorités religieuses, les personnes en situation de handicap, les habitants de zones rurales ou les individus en quête d’affinités spécifiques, ces outils offrent des espaces de sociabilité, de désir, voire de survie. Là où l’espace public peut être hostile, les « applis » deviennent des refuges – parfois ambivalents, mais réels. Le contact y est possible, la découverte de soi aussi.

Le contraste avec le réseau pirate reste néanmoins éclairant. Là où celui-ci reposait sur une horizontalité bricolée, sans inscription, sans hiérarchie apparente, les dispositifs actuels opèrent une reconfiguration totale de la médiation – filtrée, optimisée, quantifiée. Cette évolution pose une question cruciale : qui maîtrise l’infrastructure de la rencontre ? Qui façonne les conditions du lien, du désir, de la reconnaissance ?

Penser l’histoire des moyens techniques de communication et de leur détournement, c’est se souvenir d’un moment où la technique pouvait, par la tactique, échapper (un peu) aux logiques du marché et du contrôle. Le Réseau constitue un chaînon manquant entre les agences matrimoniales du XIXe siècle et les logiques affinitaires du numérique contemporain. Il préfigure des mutations majeures : importance de l’anonymat, désintermédiation des interactions, émergence d’espaces sociaux autonomes fondés sur le partage d’intérêts ou les identités minoritaires.

Ces transformations se retrouvent aujourd’hui dans les applications comme Grindr, Tinder ou les forums en ligne, qui permettent à des individus de se connecter, d’échanger et de construire des sociabilités au-delà des normes institutionnelles. L’histoire méconnue du Réseau met en lumière la dimension sociale et politique de toutes ces infrastructures de télécommunication.

par , le 24 octobre

Pour citer cet article :

Nolwenn Fournier, « Le Réseau, ou lorsque nous étions intraçables », La Vie des idées , 24 octobre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Le-Reseau-ou-lorsque-nous-etions-intracables

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Notes

[1Témoignage de Claude Rizzo-Vignaud, ancien électronicien des PTT, dans le documentaire radiophonique Rencontre au Troisième Bip, in L’Expérience, France Culture, 21 novembre 2019.

[2Plus de 10 000 condamnations pour homosexualité ont eu lieu en France entre 1945 et 1982. Voir J. Gauthier, R. Schlagdenhauffen, «   Les sexualités « contre‑nature » face à la justice pénale. Une analyse des condamnations pour homosexualité en France (1945‑1982)   », Déviance et Société, 2019.

[3Extraits de conversations sur le Réseau enregistrés par l’auteur du blog Le Réseauteur : https://www.dailymotion.com/video/xv8o87#tab_embed

[4Claire-Lise Gaillard, Pas sérieux s’abstenir. Histoire du marché de la rencontre, XIXe-XXe siècles, Paris, CNRS Éditions, 2024.

[5Voir par exemple Thierry Bruhat, «  GRETEL : la messagerie interactive. Histoire d’un piratage  », Réseaux, vol. 2, n° 6, 1984.

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