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Le Paris des barricades

À propos de : Olivier Ihl, La Barricade renversée. Histoire d’une photographie, Paris 1848, Éditions du Croquant


par Adèle Cassigneul , le 15 juillet 2016


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En analysant trois daguerréotypes représentant la rue du Faubourg-du-Temple les 25 et 26 juin 1848, l’historien Olivier Ihl dessine une « géographie barricadière » de Paris et retrace un moment d’histoire urbaine. Ces clichés donnent à voir la matérialisation d’une aventure collective au début de la Deuxième République.

Recensé : Olivier Ihl, La Barricade renversée. Histoire d’une photographie, Paris 1848, Paris, Éditions du Croquant, 2016. 148 p., 15 €.

Relatant les « batailles sanglantes » de l’été 1848, Maurice Agulhon remarque : « On a cent récits des journées de Juin. » [1] De nombreux écrits lui ont été précieux, en effet, pour revenir sur cette révolution « dépréciée », tout comme ils furent indispensables à Maurizio Gribaudi et à Michèle Riot-Sarcey qui, partis à la recherche de l’« esprit de 1848 » [2], souhaitaient remédier à l’amnésie de cette révolte. Pour pallier l’oubli de ces quatre jours de combat parisiens, ces derniers avaient également eu recours à toute une iconographie d’époque (dessins, lithographies, estampes, gravures et tableaux). C’est dans cette lignée que s’inscrit La Barricade renversée, court essai qui s’intéresse à trois daguerréotypes représentant la rue du Faubourg-du-Temple les 25 et 26 juin 1848, avant et après les attaques.

Olivier Ihl poursuit le récent renouveau historiographique autour du Printemps des peuples, tout autant qu’il l’enrichit d’une perspective photographique. Afin de faire jour sur le lieu exact de la prise de vue, l’identité floue de l’opérateur et la portée politique de son acte, l’historien remonte tout un dense réseau de connaissances méticuleusement récoltées, renoue les fils perdus de ce « moment d’histoire urbaine » qu’« aucune enquête journalistique ne documente » (p. 43).

Car les images montrent, mais ne disent rien : la photographie a cet effet paradoxal de tout exposer à la vue, de faire saillir des détails « invus » [3] et, dans le même temps, de conserver muettement ses secrets. Pour cerner la portée des daguerréotypes et leur signification, il est nécessaire d’entreprendre l’analyse du « parcours » [4] de l’image, ainsi que de cartographier l’« événement photographique » (p. 10) lui-même, c’est-à-dire de l’inscrire dans l’histoire de « ce grand village qu’était la rue du Faubourg-du-Temple ».

Dans la rue barricadée

C’est en tant que spécialiste de la fête républicaine qu’Olivier Ihl excelle ici. Afin de « retrouver le lieu exact de la prise de vue pour établir l’état civil de l’opérateur », il recoupe les informations visibles sur les clichés, avec une abondante manne d’archives inédites (plans cadastraux, calepins immobiliers, actes notariés, inventaires, etc.), dessine toute une « géographie barricadière » et fait ressortir la trame sociale et familiale qui a rendu possible l’acte photographique. Car « tout s’est passé au troisième étage d’un immeuble situé au numéro 92 de la rue du Faubourg-du-Temple » (p. 29).

Il s’agit de faire l’histoire sociale de la rue, de redonner vie à un populeux voisinage de petits artisans qui occupent des logements exigus et mal chauffés. Avec détail et précision, Olivier Ihl redonne chair au monde évanoui que les photos retiennent. C’est une rue-fourmilière faite de passages, de parcelles et d’ateliers s’échelonnant sur plusieurs étages, une enfilade d’établissements où le métier fait « corps avec l’habitat ». À l’appui des clichés immobiles, il convoque les « milliers d’individus [qui] s’entassent derrière les bâtisses » de cette rue « frondeuse et combative » (p. 98).

Comme l’a souligné Quentin Deluermoz, dans ce contexte où logiques familiales et relations de quartier priment, « séparer le politique du social serait une erreur, tant les deux sont ici indissolublement liés » [5]. D’où l’intérêt d’Olivier Ihl pour la « dynamique proprement politique des daguerréotypes » (p. 39). Une dynamique qui s’ancre dans ce « fief démoc-soc », dans l’effervescence de ses clubs de quartiers, mais également dans une pléiade de figures barricadières tels ces ouvriers mécaniciens qui devinrent chefs de barricades (Emmanuel Barthélémy par exemple), ceux que l’on accusa d’être les chefs de l’insurrection (le capitaine Lécuyer, « officier démocrate ») ou des idéologues tribuns comme Hippolyte Guérineau.

L’essai frôle ici la microhistoire. Il met autant en valeur des inconnus oubliés (la lavandière au bonnet blanc, Pauline Pompon, punctum de la première photo qui touche particulièrement l’auteur [6]) que certaines figures marquantes du socialisme de l’époque qui avaient pignon sur rue dans cette communauté militante (citons Alexandre Deschapelles, organisateur de « fêtes épicuriennes » qui fédéraient les mécontents de la République, cosignataire, avec Robert-Richard O’Reilly, de La Loi du peuple, publié en mars 1848). L’historien met en valeur l’ébullition d’une vie des idées intense et promulguée par les nombreuses librairies lithographiques qui diffusaient « une culture de l’image étroitement liée aux "idées nouvelles" » (p. 103).

Thibault, photographe engagé

Comme l’indique le sous-titre quelque peu inexact de l’ouvrage, Histoire d’une photographie, Olivier Ihl s’intéresse à un médium breveté en 1839 qui, bien qu’à la mode (La Daguerréotypomanie de Maurisset en atteste), paraît encore révolutionnaire dans les années 1840 et entame à peine sa carrière journalistique. Son analyse des trois daguerréotypes est méritante en ce qu’elle met un terme aux affabulations qui entouraient le nom de leur auteur et en ce qu’elle explore l’avènement d’un nouveau régime de visibilité qui allait bien vite être mis au service de l’administration (notamment policière) et de la presse (deux des clichés sont publiés dans l’Illustration). Baudelaire parlait de la photographie comme d’une « très humble servante » [7].

Déchiffrant les indications enfouies dans l’objet photographique, l’historien réinscrit l’image dans cette culture historiquement inédite qui alliait « application industrielle et vocation artistique, expérimentation philanthropique et plaisir mondain » (p. 19). Thibault, le photographe, évoluait dans un cercle d’inventeurs ayant le goût du progrès et des expérimentations. Amateur féru de politique (il présida le Club fraternel du Faubourg du Temple), il fut un « nouvelliste occasionnel » qui aspirait à un socialisme républicain. Ihl suit de près sa trajectoire politique, interprétant ses clichés comme autant de preuves de ses convictions (rêve d’une République démocratique et sociale) et de ses désillusions (la rue accalmée comme souvenir d’une cause perdue).

Par les comparaisons faites avec les versions gravées des photos et avec d’autres images des mêmes événements (lithographies, huiles sur toile, gouaches), l’historien marque son souci de mettre en valeur la photographie comme médium « constitutivement historique » [8]. Inséparable d’un espace public aux aspirations politiques affirmées, les clichés donnent à voir le « visage du peuple » selon Thibault : une barricade, une rue, un événement. Pourtant, reprises dans la presse, elles pouvaient prendre des sens contradictoires, témoigner du « soulagement du monde bourgeois devant le renversement des barricades », tout autant que « l’entrée des masses en politique » (p. 128).

Mais cette instabilité ontologiquement photographique n’est jamais réellement questionnée dans l’essai. Soumis au « caractère fascinant, hypnotique de la photo », l’historien semble quelque peu « envoûté par le pouvoir d’authentification qu’elle génère » [9]. Il l’avoue : « Sur la plaque, l’infini des détails donne le vertige » (p. 60). Reprenant à son compte tout un vocabulaire positiviste, il ne remet pas en cause le discours dix-neuvièmiste sur la rationalité, la scientificité, l’objectivité et le naturalisme de la photographie. L’essai en devient même confus lorsqu’il affirme, a contrario, que « l’objectivité en photographie est une illusion » (p. 121-122) et met en exergue l’importance de la subjectivité et de la singularité propres à Thibault : il « montrait la fin de sa république » (p. 130).

La photographie et ses ambivalences restent impensés. Et cet impensé rejaillit dans l’utilisation d’un vocabulaire métaphorique parfois approximatif, que cela soit dans les titres choisis ou dans l’analyse de la relation entre les témoignages écrits et photographiés. Il reste que cet essai apporte une dimension nouvelle, visuelle et mouvante, aux habituelles « écritures » de l’histoire.

par Adèle Cassigneul, le 15 juillet 2016

Aller plus loin

Barricades dans le Faubourg du Temple (Musée Carnavalet).
Barricades rue St-Maur. Avant l’attaque, 25 juin 1848 et Barricades rue Saint-Maur-Popincourt. Après l’attaque, 26 juin 1848 (Musée d’Orsay).
 Théodore Maurisset, La Daguerréotypomanie, 1840.

I. About et C. Chéroux, « L’histoire par la photographie », Études Photographiques, n° 10, 2001, p. 8-33.

 Charles Baudelaire, « Le Public moderne et la photographie », Salon de 1859.

 Victor Hugo, Choses Vues 1830-1848, Paris, Gallimard, 1972.
 Daniel Stern (Marie d’Agoult), Histoire de la révolution de 1848, 1851.
 Maurice Agulhon, Les Quarante-huitards, Paris, Gallimard, 1992 ; 1848 ou l’apprentissage de la République 1848-1852, Paris, Seuil, 2002.
 M. Bribaudi et M. Riot-Sarcey, 1848 la révolution oubliée, Paris, La Découverte, 2009.
 Quentin Deluermoz, Le Crépuscule des révolutions 1848-1871, Paris, Seuil, 2012.

Pour citer cet article :

Adèle Cassigneul, « Le Paris des barricades », La Vie des idées , 15 juillet 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Le-Paris-des-barricades

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Notes

[1M. Agulhon, Les Quarante-huitards, Paris, Gallimard, 1992, p. 159.

[2M. Bribaudi et M. Riot-Sarcey, 1848 la révolution oubliée, Paris, La Découverte, 2009, p. 9.

[3«  L’invu […] consiste en ce non-encore-vu, qui, dans les limbes, attend encore qu’une main le rende enfin visible, le fasse passer au grand jour de la visibilité, l’introduise au concert des visibles  » (J.-L. Marion, Courbet ou la peinture à l’œil, Paris, Flammarion, 2014, p. 11).

[4I. About et C. Chéroux, «  L’histoire par la photographie  », Études photographiques, n° 10, 2001, 22.

[5Q. Deluermoz, Le Crépuscule des révolutions, 1848-1871, Paris, Seuil, p. 52.

[6Selon Roland Barthes, le punctum «  part de la scène [photographiée], comme une flèche, et vient me percer. […] Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne)  » (La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma, Gallimard, Seuil, 1980, p. 49).

[7Ch. Baudelaire, «  Le public moderne et la photographie  », Écrits sur l’art, Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 364.

[8«  L’histoire par la photographie  », p. 10.

[9«  L’histoire par la photographie  », p. 26.

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