Recensé : Mahmoud Hussein, Penser le Coran, Paris, Grasset, 2009. 192 p., 14, 90 €.
Les auteurs [1] de Penser le Coran abordent une tâche immense : depuis que la parole considérée comme divine a été rassemblée dans une vulgate devenue l’ultime référence pour toute personne se déclarant musulmane, cette question n’a cessé de faire couler de l’encre. Est-il possible, aujourd’hui, de pénétrer davantage le corpus coranique pour mieux comprendre ce qui a été dit à l’origine et non ce qu’on lui a fait dire depuis ? Les auteurs proposent des clés et des pistes pour partir en quête de la référence immédiate, sans faire appel aux éléments postérieurs qui ont surchargé ou extrapolé le sens.
Leur intérêt pour ce sujet est né lors d’une tournée en Europe et dans des pays arabes pour présenter leurs précédents ouvrages sur la vie du Prophète. À cette occasion, ils ont constaté avec un profond dépit qu’ils devaient faire face à une connaissance très lacunaire et sélective du Coran chez les musulmans pratiquants. Ils s’attendaient à être assaillis de questions sur les deux thématiques de leurs ouvrages : la figure du Prophète rendu à son humanité et la révélation du Coran rendu à son contexte. Tel ne fut pas le cas.
Rendons hommage aux auteurs pour le bon sentiment qui les anime afin que s’estompe la déchirure que vit le musulman, en son for intérieur, « entre la soumission à l’argument d’autorité et l’exercice de la réflexion personnelle » (p. 20). Leur conclusion est un hymne à un islam idéal tel que le vivaient les compagnons du Prophète au plus profond d’eux-mêmes, à travers les versets du Coran dont ils intériorisaient les significations (p. 187). Preuves à l’appui, leur but tend à démontrer que le texte coranique n’a pas été un texte figé, comme le prétendent les littéralistes, étant donné que sa sémantique évolue en fonction de son contexte.
Un titre alléchant, une réalisation timide
Les auteurs montrent, à juste titre, que l’islam des débuts était en interaction totale avec le contexte où il a vu le jour. À partir de ce constat, ils expliquent que les déchirures et les errements ne découlent pas du Coran, mais qu’ils sont le fait de l’a priori littéraliste (p. 21). Le strict respect de la lettre fonde, pour eux, le droit d’occulter la temporalité du texte coranique. C’est une doctrine qui a pris progressivement forme après la mort du Prophète (ou peut-être un peu plus tard) et qui, depuis, n’a cessé de faire des ravages. Elle repose sur un raisonnement imparable en surface : le Coran est la parole de Dieu, il n’est donc pas tributaire du temps ; ses versets sont formulés de façon définitive, ils sont ainsi à prendre au pied de la lettre. Or, d’après les auteurs, une lecture attentive de la parole dite divine et sans a priori laisse apparaître que la temporalité et l’intemporalité sont intimement liées à l’intérieur du texte coranique.
Sans contestation de l’origine divine du message coranique et sans faire allusion aux travaux récents dans le domaine de la recherche sur le Coran [2], ils concluent que le croyant musulman qui vit cette parole en d’autres lieux et à d’autres époques doit faire un effort d’interprétation pour l’accorder aux conditions changeantes de la vie (p. 22). Par une analyse trop rapide, ils réduisent une histoire complexe à deux lectures du Coran qui sont diamétralement opposées : une qui colle au texte et une autre qui a recours à la raison.
Ils notent, avec force, que cette opposition des deux visions sur l’essence du texte coranique et de son interprétation a donné lieu à des controverses, dont on ne soupçonne même plus aujourd’hui la fécondité, précisant que nous ne sommes plus en mesure de mener de tels débats sans affronter une nouvelle mihna (épreuve) et sans qu’une fatwâ soit prononcée [3]. Les tenants de la Tradition ont mis fin, presque de façon définitive, à toute réflexion allant à l’encontre de l’idée que la substance de Dieu est indissociable d’une parole mise par écrit. Le Coran apparaît ainsi comme un texte qui doit conforter une foi et non une intelligence parce que le sens initial aurait conservé son évidence (p. 27).
Nous voudrions nous démarquer des auteurs sur ce point précis. Ce qu’ils appellent « sens premier » n’est en fait que le sens littéral tel qu’il a été transmis par une tradition majoritaire. Le véritable « sens premier » est en amont de ce qui l’a submergé et occulté, de cette stratification en forme de bouclier, de toutes les exégèses et autres interprétations relevant d’une intertextualité dont l’horizon d’attente est le texte coranique. Les premiers auditeurs n’avaient nullement besoin d’intermédiaire pour expliciter le sens de la parole énoncée.
Exégèse et vérité historique
Il semblerait que la nécessité d’un commentaire se soit imposée à un moment où le texte coranique a été dépossédé de son contexte d’énonciation, à cause de l’éloignement de son époque de révélation et de la conversion de populations. L’exégèse est née, ainsi, d’une double nécessité : faire une explication de texte pour les nouveaux convertis et installer une historicité du texte cohérente qui collerait aux événements que l’on s’imaginait être réellement survenus, d’où l’invention de « sciences » comme l’exégèse (Tafsîr) et les circonstances de la révélation (Asbâb al-nuzûl)… qui ont nourri la théologie, l’historiographie et le droit musulman encore en gestation.
Les auteurs insistent sur le fait que le Coran retrace des événements réellement vécus. L’analyse d’un récit ou d’un terme, de ce point de vue, ne peut être dissociée du cadre qui lui est propre ; il faut « faire l’effort de le comprendre en le rapportant au contexte de son avènement » (p. 59). Le texte coranique répond constamment et de façon explicite à la situation historique de Muhammad. Les auteurs en donnent de nombreux exemples, que ce soit dans le chapitre consacré aux débuts de la révélation (p. 39-49) ou dans celui consacré à la réponse de Dieu aux arguments des polythéistes (p. 83-87), des juifs (p. 89-101) et des chrétiens (p. 103-106).
Or il n’existe de chronologie fiable ni du texte coranique, ni des événements. La seule référence en notre possession se base sur des textes tardifs. Les auteurs sont conscients de la difficulté : le corpus est constitué d’un ensemble de sourates dont la révélation a duré une vingtaine d’années de façon discontinue. L’élaboration d’une chronologie de cet ensemble ne s’est imposée qu’après la mise en vulgate, donnant naissance à la littérature des Asbâb an-nuzûl [4]visant à situer les différents versets dans un cadre historicisé. Les auteurs jugent que cet instrument est indispensable à celui qui s’efforce, aujourd’hui, d’aborder le texte coranique (p. 31). Ils ont partiellement raison lorsqu’ils déclarent que les ouvrages des traditionnistes et ceux des chroniqueurs « ont l’immense mérite d’exister, puisqu’ils sont seuls à nous relier de quelque manière que ce soit à l’époque des commencements de l’islam, […] quitte à exiger du chercheur en histoire un patient travail de recoupement, de comparaison, d’approximation » (p. 62). Malgré ces précautions, ils se laissent piéger par ce système des « circonstances de la révélation ». Ce système a fini par s’imposer comme cadre spatio-temporel normalisé, comme le remarquait à juste titre De Prémare [5] ; ce qui va tout à fait à l’inverse du cadre dans lequel devrait s’inscrire la démarche qui essaie de « redécouvrir le passé par le passé et non le passé par ou pour le futur » [6].
Désacraliser le passé
Lorsqu’on analyse de plus près ces listes chronologiques premières, on constate que les écoles anciennes n’arrivaient à s’accorder ni sur l’ordre chronologique exact des sourates, ni sur le sens des versets : la cascade de commentaires illustre l’absence de consensus. Le chantier de reconstitution est immense [7]. Quand les auteurs déclarent que « c’était une évidence pour tous les commentateurs des quatre premiers siècles », il s’agit donc d’un contresens historique. La littérature des Asbâb an-nuzûl doit être manipulée avec davantage de prudence. Ces textes visaient à se constituer en intermédiaire servant de commentaire aux dits coraniques… deux siècles après l’émergence de l’islam. Il était donc tout à fait naturel, selon Chelhod, que leurs rédacteurs s’adonnent au prosélytisme et que, à côté des événements historiques, on trouve des ajouts postérieurs relevant de l’imagination individuelle ou collective, dictés à la fois par le religieux et le politique [8].
Les auteurs ont raison d’employer ces sources pour désacraliser un passé qui ne cesse de peser sur les musulmans, pour les amener à une adaptation des enseignements dans leur milieu. Mais ils ne peuvent pas considérer ces mêmes sources comme des ouvrages d’histoire au sens actuel. À juste titre, ils constatent que la plupart des musulmans ne s’aventureront pas dans une recherche de sens, encore moins dans une interprétation. Comment peuvent-ils y parvenir, alors que la plupart des chercheurs s’accordent à dire que cela nécessite une remise à plat de tous les acquis concernant l’histoire de cette période ? La pensée musulmane contemporaine fonctionne à huis clos. Puisque le littéralisme s’impose, il est urgent de changer le système éducatif dans la plupart des pays arabes mais aussi musulmans, où l’apprentissage est déficient et où il est hors de question de porter un regard critique sur les textes sacrés. L’enseignement est fondé sur un apprentissage passif, de la maternelle jusqu’aux hautes sphères de l’université. Or comment une personne, guidée par un référent de sa naissance jusqu’à la tombe [9], peut-elle, d’un coup de baguette magique, acquérir la capacité d’une réflexion personnelle ?
Le constat émis par les auteurs n’est pas sans intérêt. Il est évident que tout bon musulman doit être en mesure de comprendre le texte qu’il est amené à répéter cinq fois par jour. Mais, étant donné qu’on l’a toujours fait à sa place, en a-t-il les moyens ? Les lui donne-t-on ? Il me semble que les réponses sont à chercher à ce niveau. Le moment le plus fort de l’ouvrage est celui où les auteurs s’appliquent à montrer que les musulmans des premiers siècles de l’islam avaient la liberté de poser des questions franches, qu’ils n’hésitaient pas à décrier tout ce qui pouvait leur sembler en désaccord avec leur vision des choses. Mais il faut rappeler que cela ne fut possible qu’avant que le pouvoir central – et à travers lui la Tradition – prenne en charge la restructuration de ce qui allait devenir le modèle à suivre pour tout musulman.
L’ouvrage peut sembler indispensable par les temps qui courent. Le dessein annoncé par les auteurs est de faire appel à l’intelligence des lecteurs musulmans en les incitant à poser des questions qu’ils n’ont pas l’habitude de (se) poser et à oser aborder le texte coranique sous un autre angle que celui qui leur a toujours été imposé. On ne peut que les en féliciter. Mais l’ouvrage a ses limites. Conférer un caractère historique à la présence de Dieu, comme l’ont fait les auteurs, dans un cadre spatio-temporel est un défi d’une tout autre ampleur. Il s’agit d’un Dieu que l’historiographie et la Tradition ont rendu présent afin de légitimer les événements. Il y a deux moments à distinguer. Le corpus exégétique est postérieur aux événements de la « révélation », il est là pour cadrer ou recadrer, au moment où les tenants de la Tradition voient le discours théologique leur échapper.