Pour la première fois en français, à l’occasion du 80e anniversaire de la fin de la guerre en Asie orientale, paraît un bilan tout en nuances de l’Occupation américaine de l’archipel entre 1945 et 1952 et de ses prolongements dans la société japonaise actuelle.
Une occupation « exemplaire », mais mal connue du public français
La seconde guerre du Golfe déclenchée contre l’Irak de Saddam Hussein en mars 2003 par le président George W. Bush s’est terminée en décembre 2011 avec le départ des dernières forces d’occupation américaines. Huit ans, pour un constat d’échec aussi cinglant que sanglant. Et pourtant, n’avait-on pas vanté les mérites de cette intervention sur le modèle… de l’occupation américaine du Japon ? Puisque cette dernière avait été un « succès », il aurait été possible d’en faire autant au Moyen-Orient : la chute et la disparition du tyran irakien, auraient pu ‒ ou dû ‒ avoir les mêmes effets. Il n’en a rien été. Le « modèle » japonais n’a pas été transposable et est resté unique. Certes, l’occupation américaine n’a pas été exempte d’excès, surtout durant les premiers mois. Mais rien de comparable avec la violence systématique, pour ne pas dire systémique, qui avait accompagné la conquête par l’empire japonais de son « espace vital » en Asie orientale [1].
Cependant, au-delà cette vision irénique d’une occupation étrangère réussie, le nouvel opus de l’historien Michael Lucken [2], professeur à l’Institut National des langues et Civilisations Orientales (INALCO), est novateur à un triple point de vue. D’abord, si la recherche anglo-saxonne et japonaise sur cette période de l’histoire de l’archipel entre 1945 et 1952 est considérable, cet ouvrage vient combler une lacune de taille dans la littérature francophone sur le Japon contemporain. Non que l’occupation américaine n’ait pas été abordée dans les ouvrages de synthèse sur l’histoire du Japon, ou traitant de tels aspects de la politique d’occupation – réformes institutionnelles et éducatives notamment [3] ‒, mais il en manquait une analyse globale : une lacune qui s’explique sans doute par le fait que si la France est bien présente lors de la signature de la capitulation japonaise le 2 septembre 1945, elle n’a pas participé à l’occupation de l’archipel.
Ensuite, l’ouvrage de Michael Lucken s’appuie sur le croisement des sources anglo-saxonnes et japonaises : une méthode indispensable pour mieux comprendre le jeu subtil des rapports entre occupants et occupés dans un contexte historiquement inédit pour les deux principaux protagonistes : les Américains avaient été confrontés, pour la première fois dans leur histoire, avec la défaite des anciennes puissances de l’Axe, à la question des enjeux multiformes d’une occupation militaire en terre étrangère à l’issue d’une guerre totale. Le Japon n’avait jamais été occupé militairement, et il avait tout à redouter de la vengeance des « diables anglo-saxons », selon la terminologie de la propagande militaire. D’autant plus que le Japon n’avait jamais non plus été confronté, sur son sol, à la présence d’étrangers aussi nombreux ‒ plusieurs centaines de milliers de militaires américains ‒ avec lesquelles il eut à expérimenter des rapports obligés de subordination, de cohabitation et de collaboration.
Enfin, l’intitulé même de l’ouvrage de Michael Lucken éclaire son propos à deux points de vue. En premier lieu, en plaçant la focale sur les « Américains » et les « occupants », l’auteur insiste sur le rôle des acteurs impliqués. L’occupation ne s’analyse pas seulement, en aval, par des « directives » générales et impersonnelles : elle a été pensée et réfléchie en amont par des spécialistes ayant construit, pas à pas, avec leur propre subjectivité, leur représentation du Japon et de son réalignement inéluctable. Œuvre prométhéenne s’il en fut, car si le nazisme avait été considéré comme une dérive odieuse dans l’histoire d’une Allemagne arrimée somme toute à la civilisation occidentale, le Japon restait encore, à bien des égards, une énigme, le symbole caricaturé d’une modernité de façade, en décalage avec un substrat social féodal : une « maladie infantile » qui aurait nourri la montée de l’ultranationalisme et du militarisme.
Michael Lucken montre bien que l’élaboration de ces politiques n’a pas été improvisée postérieurement à la défaite japonaise, mais mûrement réfléchie au moins depuis 1942, au sein du département d’État et de l’Office ofStrategic Services (OSS) notamment, et que ce sont souvent les mêmes hommes ayant participé aux opérations de renseignement et d’information pendant la guerre que l’on retrouve, soit comme inspirateurs, soit aux manettes de la politique d’occupation. Ces anticipations n’ont pas exclu, bien au contraire, de vives discussions, sur la façon dont le Japon devait être « redressé ». En d’autres termes, l’objectif militaire de la reddition inconditionnelle n’a pas entravé, mais au contraire stimulé la planification politique de l’après-guerre au Japon.
En deuxième lieu, l’auteur souligne par là le rôle déterminant des États-Unis dans l’élaboration et l’exécution de la politique d’occupation : les Alliés britanniques, australiens, néo-zélandais qui entretenaient des troupes dans l’archipel ont été réduits à des tâches de police, de communication et de logistique, et les instances de concertation interalliées, telles que la Far Eastern Commission, ont été d’un poids tout relatif dans les grandes orientations de l’occupation. En définitive, la seule question d’importance était celle de la marge de manœuvre du proconsul américain dans l’archipel, le général Douglas MacArthur, par rapport à Washington. Michael Lucken démontre que contrairement à l’opinion courante selon laquelle MacArthur aurait joui d’une très large autonomie, son action a été très encadrée par Washington.
Façonner les esprits
L’ouvrage souligne, à juste titre, que l’occupation américaine a eu une dimension messianique. La mission des autorités américaines a été, au-delà des réformes structurelles, d’agir sur les mentalités collectives : faire en sorte, par le remodelage des esprits, que le nouvel homo japonicus ne succombe plus aux sirènes du militarisme et de l’ultranationalisme. Une stratégie à la fois autoritaire et pragmatique. Autoritaire, par une censure pesante mise en œuvre paradoxalement au nom de la liberté, intolérante à toute critique publique de la politique d’occupation, et par une « purge » touchant principalement le personnel politique. Pragmatique, par le régime d’administration indirecte dans le but de « mouiller » les élites gouvernementales nipponnes, mais capable de s’adapter, à partir des années 1948-1949, aux données géopolitiques nouvelles afin que le Japon ne soit pas victime de la « théorie des dominos ».
Elle est conduite non seulement par les politiques et militaires américains, mais aussi, dans son volet culturel, par des fondations privées, comme la Fondation Rockefeller, entretenant depuis la guerre des rapports étroits avec les services de renseignementaméricains. De ce fait, l’occupation a eu un triple effet. Elle a favorisé chez certains intellectuels des effets surprenants de « conversion » idéologique plus ou moins opportunistes [4].
L’ouverture grandissante à la pensée et à la culture anglo-saxonne a inauguré de nouveaux champs de réflexion philosophique et de création artistique. Elle a été cependant source d’une double frustration s’inscrivant dans des temporalités différentes : à court terme chez les intellectuels japonais américanistes, tel Tsurumi Shunsuke, déçus par la tournure résolument conservatrice de la collusion entre l’establishment politique et Washington au tournant des années 1950. À plus long terme, sa dimension messianique a été assimilée à une entreprise de lavage de cerveau contestée par la mouvance néo-nationaliste de plus en plus présente dans les allées du pouvoir.
Le legs ambigu de l’occupation dans le Japon d’après-guerre
Si, à la différence de l’Irak, l’occupation américaine du Japon n’a guère rencontré de résistance, pour des raisons analysées par l’auteur tenant d’abord, selon lui, à la résilience des élites politiques nipponnes (qui n’en pouvaient mais) et du peuple japonais « sonné » par la défaite, elle a néanmoins laissé des traces ambivalentes dans la trajectoire politique du Japon contemporain. L’occupation fut le sas obligé par lequel l’Amérique, ennemie implacable durant la guerre, est devenue un allié indispensable, quoiqu’encombrant, avec ces dizaines de milliers de militaires états-uniens stationnant dans l’archipel.
Les accords de sécurité ‒ du moins leur première mouture ‒ négociés à la fin de l’occupation ne font pas seulement qu’inaugurer un partenariat majeur – mais inégalitaire ‒ entre Tokyo et Washington. Ils brident, autant que la nouvelle Constitution de 1946, et pendant des décennies, la reconstitution de l’appareil militaire ainsi que les capacités politiques autonomes du Japon, réduit à une puissance pacifique faute d’avoir pu être une puissance du Pacifique. Ils assurent enfin la subordination de Tokyo aux intérêts stratégiques supérieurs de Washington. Les pages consacrées par l’auteur à la lutte des collectifs contre la guerre du Vietnam et, plus largement, contre les bases américaines dans l’archipel, sont symptomatiques de cette prise de conscience, et de l’émergence d’une société civile autonome facilitée par les réformes de l’occupation, mais dont Washington s’est avéré incapable de prendre la mesure.
Les rapports bilatéraux restent ainsi frappés du sceau de l’ambiguïté : le Japon n’a pas été épargné par la déferlante du soft power américain, avec ses paysages urbains modelés par le pullulement des enseignes de fast food, le quasi-monopole de l’anglais dans les écoles et dans l’espace public, et des comportements socio-culturels pour le moins étonnants vus de l’hexagone : l’assimilation longtemps systématique des « blancs » séjournant au Japon à des Américains, et la propension des groupes de rock et de pop à user d’une langue japonaise anglicisée truffée de diphtongues. L’ombre de Hiroshima et de Nagasaki continue cependant de planer sur les relations bilatérales, mais cela n’a pas empêché le gouvernement japonais de soutenir depuis 1957 que la Constitution japonaise ne prohibait pas, par principe, la détention de l’arme nucléaire…
Contrairement à une interprétation réductrice selon laquelle la démocratie aurait été importée dans les fourgons de l’occupant, le régime de 1946 a tenu, car il existait déjà, sous le Japon impérial, ‒ quoique fortement corsetés ‒ des courants démocratiques et libéraux. Faut-il également rappeler que l’archipel a été, jusqu’au milieu des années 1980, un îlot de liberté dans un océan de régimes dictatoriaux ou totalitaires, avec un niveau de vie incomparablement supérieur à celui de ses voisins, et qu’il n’a pas connu la guerre depuis 1945 [5] ? Des résultats remarquables qui ne sont pas tous à mettre au crédit de l’occupation, mais à laquelle cette dernière n’est certainement pas étrangère.
Pourtant, l’occupation demeure, à bien des égards, un tabou : elle est peu évoquée dans le système éducatif japonais, et elle reste une épine dans le pied des conservateurs au pouvoir et, plus récemment, des populistes, prompts à dénoncer les « excès » de la démocratisation, à mettre sur le dos de réformes « hors sol » certains des dysfonctionnements de la société japonaise et à cultiver, par une sorte de refoulement mémoriel, des nostalgies d’un autre âge [6]. On aurait tort de considérer ces tendances comme des épiphénomènes : le fait qu’elles émanent de segments de l’opinion éduquée dans les catégories du nouveau Japon, qu’elles soient amplifiées par les réseaux sociaux, principales sources d’information de la jeunesse japonaise, interpelle. Au Japon, la fin de l’occupation n’a pas mis un terme à l’après-guerre…
Michael Lucken, Les Occupants. Les Américains au Japon après la Seconde
Guerre mondiale, Paris, Éditions La Découverte, Collection Histoire-Monde, 2025, 334 p.,
22 €, ISBN 978-2-348-08846-9.
Éric Seizelet, « La transformation du Japon après 1945 »,
La Vie des idées
, 1er octobre 2025.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/La-transformation-du-Japon-apres-1945
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[1] Sur ce point, Jean-Louis Margolin, L’autre seconde guerre mondiale, 1937-1945, Asie-Pacifique, de Nankin à Hiroshima, Paris, Tallandier, 2025.
[2] À qui l’on doit également, Les Japonais et la guerre 1937-1952, Paris, Fayard, 2013.
[3] Voir, à propos notamment de l’institution impériale, notre ouvrage, Monarchie et démocratie dans le Japon d’après-guerre, Paris, Maisonneuve et Larose, 1990.
[4] Sur ce phénomène, Brice Fauconnier, Tenkō : va-et-vient, convergences et changements idéologiques dans le Japon des années 1920-1950, Thèse, Inalco, 2012.
[5] Guibourg Delamotte, La démocratie au Japon, singulière et universelle, Lyon, ENS Éditions, 2022.
[6] Christian Galan & alii, Loyauté et patriotisme (le retour). Éducation et néo-conservatisme dans le Japon du XXIe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2023.